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Le temps d'une vie de Soundlowan



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» Auteur : Soundlowan - Voir le profil
» Créé le 18/03/2024 à 15:22
» Dernière mise à jour le 03/05/2024 à 23:21

» Mots-clés :   Absence de combats   Paldea   Slice of life

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C'est le temps qui commence
Dans la vie, on ne choisit pas toujours. C’est ce que sa mère répétait souvent.
Elle avait raison, sa mère. Est-ce qu’on choisit de faire des ménages toute sa vie et de la finir avant cinquante-cinq ans, comme ce fut son cas ? Est-ce qu’on choisit de courir sous la pluie en sortant du bus pour le bureau, comme sa fille le fait ce matin ?

Mieux vaut se dire qu’on ne choisit pas, finalement. Cette idée aide à plaquer un sourire sur son visage malgré tout, à “oublier sa vie personnelle en passant la porte” comme disent les employeurs. D’ailleurs, elle est chanceuse d’avoir cette patronne-là plutôt qu’une autre, c’est une évidence.

C’est vrai que ce n’est pas le métier que la jeune femme voulait faire depuis toute petite. Que certaines journées sont particulièrement longues, comme celle-ci qui commence avec Angela aboyant dès son entrée en loge. La coordinatrice est de mauvaise humeur, comme une journée sur trois environ.
Marie pose sereinement son manteau, laisse sortir sa couverdure pour écouter les consignes, ne se départit pas de son calme. Il a tout l’air d’une résignation. C’est juste qu’elle sait très bien que l’humeur de madame aura changé avant le déjeuner, puis sans doute plusieurs fois avant qu’il ne soit l’heure de rentrer.

On ne choisit pas toujours. Pas les choses les plus importantes en tout cas. C’est comme ça.
Si elle avait pu choisir, ses parents auraient eu de l’argent. Assez pour lui payer les mêmes études que son amie, celles qui se conjuguaient bien avec une activité extra-scolaire. La pratique des concours au niveau professionnel par exemple. Ou mieux, si elle avait le choix, Marie échangerait immédiatement sa place avec celle d’Angela. Tout le monde le lui disait dans son enfance, elle avait un don pour les concours, elle pourrait s’épargner toute cette préparation inutile et arriver immédiatement au niveau régional.

Mais on ne choisit pas. La concurrence est tellement rude que les enfants riches, qui ont des professeurs particuliers et le temps de s’entraîner, tracent vite un gouffre infranchissable entre eux et les autres. Ceux qui doivent trouver des petits boulots dès leur majorité pour aider leur famille précaire, comme elle.
Par hasard, ses parents lui ont trouvé une larveyette de la région d’Unys pour l’accompagner. Par hasard, et surtout en profitant des dons naturels de sa pokémon, Marie s’est révélée douée pour la couture. Après le lycée, sa généreuse amie qui avait besoin d’aide pour sa propre carrière l’a embauchée tout de suite pour un bon salaire.
Par hasard, elle est devenue costumière et non coordinatrice. Voilà. On ne choisit pas.

L’un dans l’autre, elle aurait pu tomber bien plus bas. Rester dans ce supermarché à tenir la caisse et ranger les rayons, par exemple. Un an de plus et elle aurait probablement commencé les anti-dépresseurs, ou trouvé une addiction quelconque pour s’anesthésier.
Ici au moins, son cerveau travaille sur quelque chose, ses neurones stimulés par les commandes impossibles de tenues toujours plus somptueuses sont en alerte permanente. Et sa couverdure qui ne se plaint jamais a de quoi s’occuper.
- Tu ne fais pas sortir l’autre hein ? Tu sais que je ne supporte pas ça !

Marie sent une ébauche de sourire fleurir sur son visage. Trois fois rien, juste un trait un peu plus relevé qu’à l’accoutumée. Une ombre dans l’angle d’un tableau.
- Mais non, mais non.

Son migalos est pourtant bien utile au moment de faire les tenues qui forgent à leur tour l’image d’Angela. C’est précisément la raison pour laquelle la nouvelle costumière a entraîné un mimigal avec soin jusqu’à son évolution. La soie des mimigals est incomparable, mais les migalos en produisent davantage dans un temps plus court. Un atout décisif quand le temps file toujours entre les doigts pour réaliser des pièces toujours plus complexes. Angela doit être éblouissante dès son apparition sur scène, ce qui explique la présence d’un coiffeur et d’une maquilleuse à son chevet presque en permanence en plus d’une costumière attitrée et exclusive. Costumière et amie d’enfance.
La coordinatrice star de cette année a bien des défauts, et une phobie très marquée envers les insectes, mais on ne peut pas lui reprocher d’oublier ses relations passées. C’est ce qui rend muette Marie devant les caprices, qui ne lui fait pas lever la voix face aux défis impossibles, qui paraît la rendre imperméable à tout reproche. Elle doit être reconnaissante, c’est maintenant ou jamais. On ne peut pas être jalouse dans cette situation, on ne peut surtout pas en vouloir à l’autre d’être ce qu’elle est, n’est-ce pas ?
Ni à soi-même d’être ce qu’on est, sans doute.


Sa couverdure mâchonne une feuille tombée d’un des nombreux bouquets envoyés par des fans, comme toujours imperméable aux excités qui s’agitent partout en criant que rien ne sera prêt pour la prochaine prestation. Une fois de plus, la pokémon réussira à honorer la commande qu’on lui fera, quel que soit le tissu la coupe la couleur les points demandés. Alors il n’y a pas à s’en faire.
Ce roc végétal, immobile au milieu de la houle humaine balayant les environs, fait sourire sa dresseuse. Marie prend distraitement des notes sur les nouvelles lubies des assistantes de la coordinatrice, sachant bien au fond que Couverdure a raison. Elle ferait presque mieux d’aller s’entraîner avec son dernier pokémon, le seul qui a été préparé uniquement aux concours ; ce serait un usage de son temps autrement plus utile que de rester sur cette chaise pliante à attendre qu’on veuille bien la laisser travailler.

Au moins trois personnes se sont mises en tête de lui expliquer exactement ce qu’elle doit faire, pour quelle raison et même parfois comment. Personne ne sait mieux que la jeune femme toutes ces choses pourtant. Le croquis de la future robe est déjà dans ses carnets, et il est plus éclatant que la moindre ébauche tentée maladroitement dans ces discours ahuris.
Pourquoi le faire ? Parce qu’Angela attire toujours l’attention avec ses entrées, et que ses tenues doivent être éblouissantes sans l’empêcher de danser. Un vrai travail d’orfèvre en soi. Comment y parvenir, Marie est seule à en décider.

Que les sous-fifres s’imaginent prendre part à son succès. La costumière les laisse volontiers. Elle tolère aussi leurs caquètements incessants dans ses oreilles, juste pour avoir le peu de paix qu’elle peut espérer. Ensuite elle fera exactement comme il lui plaît. Et le meilleur ? Elle ne se trompera pas, encore une fois.
Lorsque cette mascarade se termine, la jeune femme se lève sans un mot. Son atelier attenant à la loge l’appelle, elle y sera toujours mieux que dans ce briefing interminable. D’autres membres du staff restent pour observer la dernière prestation d’un concurrent sérieux, Marie s’assure de ne pas oublier la moindre feuille sur l’immense table.

Ce concours commençait très bien. C’est pour cela qu’il a été enregistré pour la télévision locale d’ailleurs. Tous les amateurs sérieux et surtout les professionnels attendaient de grandes choses de ce jour.
La défaite magistrale du favori, qui remettait même son titre de gagnant en jeu, a été pour ainsi dire un choc. Certes, ses pokémons n’ont pas livré leur meilleure prestation. À force d’être étudié sous toutes les coutures par les coordinateurs concurrents, cet adversaire se révèle plus prévisible que la moyenne lors des combats.
Mais tout cela n’explique pas le nombre record de points que lui a enlevé le président du jury. Vite imité par ses pairs, qui ne l’auraient contrarié pour rien au monde, cet homme a jeté une étoile des concours plus bas que terre.
- Quel idiot, pouffe Angela depuis son fauteuil face au miroir. Tout le monde sait que le président est superstitieux au possible, et lui porte du vert dans un théâtre.

La moue méprisante de la nouvelle coqueluche régionale, maintenant que son seul rival dangereux est hors-course avec ce score, sonne comme une condamnation à mort.
La foule des tapatoès se rassemble autour de leur égérie en approuvant comme un seul pokémon, se moquant à qui mieux mieux du malheureux perdant. On se demande à quoi pensait son costumier, un autre évoque le manque d'informations réunies par l’équipe adverse sur les juges. Tout le monde le sait dans ce milieu, c’est le sujet capital pour espérer arracher la victoire.

Tous louent la fine analyse d’Angela, qui a tout de suite mis le doigt sur le problème en génie des concours qu’elle est. Tous, sauf Marie, restée silencieuse et le regard rivé à l’écran éteint qui lui a apporté la révélation.
Un seul costume peut changer tout un concours.


Benjamin jette un coup d’oeil à sa montre. Son sourire est encore plaqué sur son visage, comme une encre indélébile, depuis son rendez-vous qui vient de s’achever. Il n’y a pas de quoi rougir de sa performance, et il est parfaitement à l’heure en plus.

Son interlocutrice ne l’a pas ménagé pourtant. Maintenant qu’il a rencontré l’épouse du propriétaire, il comprend sa réputation dans le monde des affaires.
Dès qu’il s’est assis, et qu’il a noté la bouche légèrement pincée après la manière dont il avait reposé son verre sur la table, il a su. Le jeune commercial a eu beau rectifier la position du contenant pour qu’il soit exactement perpendiculaire au bord du bureau et au centre de son dessous de verre, le mal était fait. Il n’a d’ailleurs jamais eu la gorge si sèche juste après avoir bu une gorgée. Et il a passé le reste du rendez-vous à rattraper cette première gaffe.

Sur ce dernier point, il croit avoir atteint son but. L’acariâtre bout de bois a fini par concéder un prix acceptable : plus exactement un prix qu’il n’aura pas honte d’annoncer à ses supérieurs, pour un premier contrat.
Dès le suivant il reviendra à la charge pour rogner le moindre petit point de pourcentage en sa faveur bien entendu. Après tout, c’est exactement pour ça qu’il est payé. Benjamin passe déjà en revue sa stratégie, polit le moindre argument, décortique l’échange qu’ils viennent d’avoir pour comprendre par quel chemin gravir cette montagne.

En attendant de trouver la parfaite formule alchimique pour atteindre ses objectifs, il continue de sourire à la ronde. Par habitude. Par un apprentissage forcené dans sa grande école, qui fait que c’est désormais un réflexe.
Chaque employé qui le croise en travaillant le trouve fort sympathique. Chez les hommes d’affaires au costume impeccable de ce genre, ça n’arrive normalement que pendant les séminaires qui sont synonymes de dégustations généreuses aux frais de la boîte.


Il a encore un peu de temps. Certes il devrait retourner en ville tout de suite, il a comme toujours un nombre confondant de réunions à préparer.
Sauf que l’air est vraiment doux par ici. Et le paysage est tout un poème depuis ce point de vue, même s’il n’a pas l’âme d’un artiste pour exposer ses sentiments en jolis mots.
Quelle que soit la direction dans laquelle on tourne la tête, la région de Paldea s’étend jusqu’à l’horizon au-dessus des pieds de vignes qui ne seront jamais assez hauts pour cacher quoi que ce soit. En plus avec les nouvelles normes en matière de labels viticoles, chaque pied doit être espacé d’une distance précise des autres, ce qui donne à ce maillage des allures de broderie. Presque plus de trous que de végétal dans ce motif.
Madame a bien tenu à lui expliquer ce détail de son activité pendant leur entretien. Benjamin n’a eu qu’à faire le bon élève en secouant poliment la tête au moment opportun pour rattraper son faux départ.

Voilà longtemps qu’il n’avait pas ralenti pour admirer un paysage. Il lui rappelle un peu sa chasse au trésor de l’époque, quand il passait ses journées en pleine nature. Avec son équipe du matin au soir.

C’est certainement ce qui lui plaît tant dans ce domaine : il grouille de vie. Et pas seulement celle des employés qui font des allers-retours constants, non, la vie des pokémons aussi. Benjamin n’a pas vu beaucoup de spécimens sauvages, ce qui ne l’étonne pas beaucoup aussi près de bâtiments humains. En revanche, il n’est pas exagéré de penser que chaque humain ici présent est un dresseur, du genre qui a conservé un lien privilégié avec ses pokémons et continue de travailler avec eux.
Ici une jeune agricultrice passe avec ses papillons pour polliniser les plantes dont c’est la saison, là-bas une autre présente ses bouteilles à un client avec son capidextre dont les multiples mains servent toutes à quelque chose. Un autre jardine avec son rozbouton, encore un balaie avec son pashmilla, un de plus qui arrive sur le dos de son motorizard pour apporter le courrier depuis la boîte aux lettres tout au bout de l’allée.


Benjamin était jusque là charmé de la scène, si bucolique qu’elle pourrait être tirée d’un téléfilm guimauve qui n’est diffusé que l’après-midi. Mais au passage suivant, il reste légèrement coi devant le spectacle.
Derrière un autre inconnu qui respire la joie de vivre, ce sont un, puis deux, puis six, puis dix, puis vingt pokémons qui suivent ! De toutes les espèces et quasiment toutes les morphologies, un véritable cirque envahit la cour de réception puis libère la place. Le tout avec une discrétion qui frôle celle d’un pachyradjah dans un magasin de porcelaine.

Le commercial éberlué se dit qu’on ne peut pas faire autrement avec une ménagerie pareille. Incapable de comprendre ce qu’il vient de voir, il interpelle au vol le premier employé qui passe.
- Excusez-moi, qui est cet homme avec… avec tous ces pokémons ?
- Oh, lui ! C’est Samy, l’entraîneur qui travaille ici. Vous avez vu les pensionnaires qu’on lui confie je pense, c’est vrai qu’en ce moment il en a beaucoup !
- Des pensionnaires ? Ces pokémons ne sont pas d’ici ?
- La plupart, non. Mais c’est vrai qu’il a entraîné ceux qui nous aident aussi ! Non, là ce sont des pokémons que d’autres dresseurs n’arrivent pas à gérer. Au lieu de les relâcher tout de suite, Samy essaie d’en faire ce que les dresseurs veulent.

La formule n’est pas très flatteuse pour ce dénommé Samy, ni pour ses clients quand il y réfléchit. Tout le monde ne peut pas être un bon vendeur apparemment. Celui-là a juste le réflexe de fourrer une brochure glacée dans les mains de Benjamin avant de retourner à sa tâche.

Les images y sont déjà plus engageantes, du marketing dans toute sa splendeur. Le soleil brille, les pokémons sont heureux, absolument chaque personne semble avoir eu la révélation essentielle pour une vie parfaite. Les équipes sont unies autour de dresseurs impatients de passer la journée au grand air. Évidemment et comme dans toute publicité qui se respecte, on vit dans un printemps ou un été perpétuel, là où les fleurs sont toujours ouvertes. D’habitude, Benjamin aurait trouvé ça cliché et les ficelles grosses comme des filins d’acier.

Il doit vraiment y avoir quelque chose de particulier dans l'atmosphère. Au lieu de tourner les talons vers le portail ouvert pour regagner la ville, il prend le chemin que vient de parcourir la horde pour découvrir où ils se sont cachés. Le prospectus sur les services de dressage dans une main, l’attaché-case verni dans l’autre.
C’est à l’arrière du bâtiment principal, dans un espace à l’abri des regards qui seraient moins curieux que le sien, que Benjamin retrouve l’étrange équipage. Le bruit envahit de nouveau ses oreilles. C’est à se demander comment la femme mûre qui l’a reçu tout à l’heure a pu autoriser une pareille entreprise à venir perturber la sienne. Le regard pers du commercial est perdu dans un premier temps. Impossible de savoir où se poser parmi toutes ces espèces qui batifolent dans le parc d’entraînement.

Pourtant, il ne met pas longtemps à s’apercevoir qu’il y a plus d’ordre que prévu dans ce chaos apparent. Certes les pokémons, ou les pensionnaires comme disait cet autre employé, sont vraiment nombreux. Mais l’homme qui s’occupe de tout le monde au centre de la formation connaît indéniablement son affaire : une vraie apireine dans sa ruche. Benjamin n’en est pas sûr, mais il finit par comprendre quels pokémons doivent être à lui et lesquels sont de passage.
La leuphorie qui prend soin des plus jeunes et des blessés semble lui faire un rapport régulier, et l’hexadron qui met les troupes en ordre de marche est trop bien discipliné pour ne pas être un de ses lieutenants. Le reste est plus difficile à déterminer. Comment savoir lequel parmi ces oiseaux dans le ciel, allant du plus petit passerouge au plus majestueux corvaillus, est à l’entraîneur ? Même énigme pour les pokémons qui s’essaient à la course, au saut d’obstacles, ou doivent tout simplement canaliser leur rage.

Ces derniers constituent le groupe qui donne le plus d’ouvrage à cet inconnu, ce qui explique d’ailleurs qu’il n’ait pas encore remarqué la présence de Benjamin. L’homme d’affaires n’a pas l’intention de s’approcher davantage, il se donnerait l’impression d’un grondogue dans un jeu de quilles, mais sa bonne résolution ne l’empêche pas d’être fasciné.


Certes, le travail de dresseur a tout de suite l’air plus compliqué que dans son souvenir. Certes, il se fait la réflexion qu’il a eu bien de la chance avec ses trois pokémons, tous plus volontaires et faciles à vivre les uns que les autres. Certes, tout cela semble demander plus d’endurance et de capacités physiques qu’il n’en a sans doute jamais eu.
Néanmoins, Benjamin dans son beau costume se surprend à rêvasser du temps où il portait le même genre de tenues criardes du matin au soir. Ce temps où il passait toutes ses journées avec ses pokémons. Il ne veut pas se l’admettre, mais il est bien parcouru tout à coup par une pointe d’envie.


Bien tordre ses chaussettes pour enlever l’eau. C’est ce que maman répète toujours.
La tempête d’aujourd’hui a trempé Benjamin jusqu’à l’os, mais n’a pas fait disparaître son sourire. Rien ne le peut depuis qu’il a commencé sa chasse au trésor. Il ne sait pas ce qu’il cherche, mais comme personne ne sait vraiment ça n’a aucune importance.

Dans ses nouveaux vêtements presque fluorescents tant ils sont vifs, l’adolescent a déjà découvert trois nouvelles villes et un nombre incalculable de routes. Il adore absolument tout ce qu’il voit. Même ses ampoules aux pieds dans ses chaussettes humides, il les adore.


Derrière lui, à l’abri dans la tente qu’il a maladroitement dressé pour la nuit, deux petites bouilles adorables. Son pohm vient tout juste d’arrêter de bondir partout. Son passerouge veut surtout un endroit à l’abri de la pluie, alors il se terre dans un coin du duvet, ce qui ne l’empêche pas d’observer les moindres faits et gestes de son drôle d’humain.
- C’était encore une super journée !

Approbation enthousiaste des deux pokémons, chacun son cri. Benjamin sent encore son sourire s’élargir, comme si c’était possible. Il doit avoir l’air d’un parfait idiot, mais il s’en fiche. Quelque part, il est bien le cliché du jeune dresseur enthousiaste qui part à l’aventure. Et ça lui va très bien.
- J’ai envie de faire ça toute ma vie ! Qu’est-ce que vous en dites ? Si on ne rentrait jamais de voyage ?

Débordants de vie, et heureux qu’on s’occupe d’eux toute la journée, le rongeur électrique et l’oiseau au corps si chaud approuvent une nouvelle fois de concert. Un bonheur éternel, voilà qui ressemble à un bon programme.



Le salon est impeccable. Tout l’appartement est impeccable.
Encore heureux, avec tout le temps qu’on passe à le nettoyer. Pas elle personnellement bien sûr. Quand on est propriétaire d’un domaine pareil, on ne fait pas son ménage. Question de principes. D’ordre du monde même, dirait-elle.

Pour l’instant, la vieille femme ne dit pas un mot. Déjà parce qu’elle est seule dans la pièce, cela n’aurait donc aucun sens. Ensuite parce qu’elle n’ouvre jamais la bouche pour dire des banalités. Enfin, parce que son esprit et son regard sont centrés tous les deux sur l’écran plat qui trône contre un mur.
Il est aussi grand que ses yeux peuvent le supporter, et aussi haute définition qu’on a pu trouver. “On” n’étant toujours pas elle, mais les employés qu’elle a envoyé chercher l’objet de son désir. Il faut qu’ils soient payés pour quelque chose après tout. La pièce entière, et au-delà l’ensemble de ses quartiers qui prennent l’étage du domaine viticole, ont été meublés sur ce même mode de fonctionnement. Des choses chères, précieuses, de la meilleure qualité, que d’autres ont trouvées, puis apportées et installées à leur place selon les instructions de madame.

Le meilleur fauteuil est exactement face à la télévision, et c’est celui qui lui sert le plus souvent. De très loin. À chaque fois qu’Angela apparaît, elle est devant le poste pour ne pas en manquer une miette.
Sa dernière prestation en date s’achève sur une autre victoire éclatante. La téléspectatrice remue le contenu de son verre avec un air sombre en assistant à la remise du ruban, et boit sa dernière gorgée alors que l’interview de la gagnante commence.

“Il est évident que je n’aurais pas pu gagner aujourd’hui sans y mettre toutes mes forces, surtout dans la préparation… Vous savez, coordinatrice, c’est un travail quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre quand on y réfléchit…”

Le verre tinte quand on le repose vigoureusement sur le guéridon tout proche. Le napperon en crochet raffiné suffit à peine à atténuer le bruit. Chose rare, sa propriétaire ne s’en soucie pas, encore obnubilée par cette jeune beauté si charmeuse à l’écran.
- Quelle idiote.

Il n’y a toujours personne dans la pièce, c’est vrai. Mais c’est aussi tellement agréable de pouvoir lancer ses quatre vérités à quelqu’un sans qu’il réplique. Elle ne résiste pas à ce petit plaisir qui la prend chaque fois que cette pimbêche s’exprime.


La coordinatrice est de mauvaise humeur aujourd’hui. C’est un fait.
C’est le cas un jour sur trois environ. Exact aussi. N’importe qui entrant dans sa loge au mauvais moment peut le constater. Angela ne cherche pas à s’en cacher, déjà parce que c’est inutile, ensuite parce qu’elle se moque de l’opinion d’autrui. Un lakmécygne se soucie-t-il du jugement d’un crapustule ?

Ce que personne ne sait, et qu’elle ne tient absolument pas à dire, c’est le pourquoi derrière son humeur massacrante. Il faut préciser que personne ne se pose spécialement la question.
Même Marie, la seule personne de son équipe qui la connaît depuis leur enfance, ne doit pas comprendre. Elle a peut-être de vagues soupçons parfois, si elle a de la mémoire, mais tout cela remonte à quelques années maintenant. Et il n’y a aucune raison pour qu’elle ait gardé en tête toutes les petites gamineries de ses camarades de classe.

Ce qui assombrit les beaux yeux d’Angela maintenant, se résume au prospectus criard qu’elle serre dans son poing. Elle a tout de suite trouvé la brochure de mauvais goût.
Tout le monde est heureux, tout le monde est niais, les couleurs sont trop vives et la lumière a été ajoutée n’importe comment. Un travail d’amateur sans doute.
L’étalage outrancier de compétences qu’on détaille dans une liste longue comme le bras est une provocation pour Angela, qui n’a jamais pris le temps d’entraîner son équipe. Jamais su vraiment comment faire, peut-être.

Une de ses assistantes, guillerette et mièvre comme pas permis, passe justement dans son dos avec les balls de son équipe.
- J’emmène vos pokémons chez leur éleveur, je reviens vite !
- Eh bien allez-y !

L’ordre, dit un peu trop haut et aboyé un peu trop brutalement, fige un instant le sourire idiot de sa subalterne. Elle bredouille une formule quelconque et passe la porte en un éclair.
Qu’on lui prenne donc cette fragilady d’Hisui, cette candine, ce canarbello, même le kirlia qu’on lui a offert après son triomphe au conservatoire de danse ! Qu’il s’en occupe cet idiot, puisqu’il n’a que ça à faire !
C’est bien ce nom étalé pompeusement sur la première page du livret qui lui met le plus de rage au coeur. Avec ce visage de charmeur juste en dessous, un sourire béat qui dévoile toutes les dents. Rien qu’à le voir, Angela froisse un peu plus le papier. Une vraie tête d’imbécile heureux oui.


1983

L’uniforme lui va divinement. Bien mieux qu’à n’importe quelle autre fille dans les couloirs en tout cas. Ce qui ne l’étonne pas : Anémone a toujours été la plus jolie fille de sa bande. De sa classe. De son école, souvent.

Elle a aussi mis un soin tout particulier dans sa tenue aujourd’hui, ce qui explique en partie l’impression qu’elle laisse dans son sillage. L’étudiante ne voit même pas les autres qui la détaillent, plus ou moins subtilement derrière leurs cahiers. Plutôt moins que plus d’ailleurs.
Aucun d’entre eux ne l’intéresse. Tel un félin fixé sur sa proie, les beaux yeux de vivaldaim ne quittent pas son unique cible.

C’est pour lui seulement qu’elle a réfléchi sa coiffure, ses bijoux, ses chaussures, la discrète touche de maquillage autorisée par ses parents. Elle n’a pas le choix de sa tenue bien sûr, alors elle doit se démarquer de la masse autrement.
Le jeune homme au loin s’immobilise devant un casier, elle s’arrête aussi. Un discret éclair rouge dirigé vers ses chevilles, où un miaouss se pelotonne bientôt. Comme sa dresseuse, le regard fendu se braque sur leur proie commune.
- Tu le vois ? Il est seul, c’est le moment !

Le petit pokémon est déjà parti avant la fin de la phrase, louvoyant entre les jambes des autres étudiants. Celui qu’elle vise a eu le bon goût de rester un peu à l’écart dans une alcôve, avec son uniforme violet qu’il porte comme un dirigeant d’entreprise porte le costume cravate. C’est ce qu’il est destiné à devenir après tout, et c’est pour cela qu’il intéresse à ce point Anémone.

Elle attrape une pile de feuilles volantes au hasard dans ses affaires, faisant mine de les consulter pour faire diversion. Aucun mot ne lui reste en mémoire, ce n’est pas comme si elle s’intéressait à ses études de toute façon. Anémone est du genre à avoir conscience de ses limites, à savoir qu’elle n’est pas brillante. Elle ne sera jamais une intellectuelle.
En revanche, elle est jolie. Assez pour attirer le fils et seul héritier d’une des familles les plus riches de la région, des vignerons installés depuis plusieurs générations d’après ses recherches. Sur certaines choses, la jeune fille peut faire ses devoirs.

Le pokémon fait mine de poursuivre les reflets dorés de la pièce sur son front, jusqu’à se prendre dans les jambes du riche damoiseau. La dresseuse se précipite, avec un air désolé que ne renierait pas une actrice professionnelle.
- Toutes mes excuses, ma miaouss est si maladroite ! Dahlia, il faut vraiment que tu arrêtes de te cogner dans les gens comme ça !

Le visage éberlué de sa proie conforte Anémone dans son choix. Facile à prendre dans ses filets. Il n’en revient pas que la plus jolie des élèves lui adresse la parole, et sort déjà les formules habituelles pour dire que ce n’est rien et tout le bazar qui va avec.
Le prétendant est plutôt quelconque physiquement, il pourrait même devenir vilain en mûrissant. Mais il a d’autres qualités, économiques notamment, qui font son charme.