Chapitre 10 : Uldrich et Cuiraffré
Uldrich Bakshee, en tant qu'ancien inspecteur en chef de la police du 9ème district, connaissait tous les coins et recoins malfamés du territoire. Bon, à vrai dire, tout le district était malfamé, mais il y avait des endroits qui avaient un peu conservé la bonne vieille corruption d'avant le Mur et d'avant Purple Knife. Celle des petits pots-de-vin par ci par là, des services discrets rendus, ou encore des flics qui savaient fermer les yeux au bon moment.
Car naturellement, Uldrich n'aurait pas pu faire toute sa carrière dans le 9ème sans savoir jouer avec la loi et l'éthique professionnelle, et en franchir la ligne plus d'une fois. Il ne s'était jamais considéré comme un ripou pour autant, juste comme un flic qui faisait ce qu'il pouvait avec ce qu'il avait dans un coin merdique. Tous les trucs pas très légaux qu'il avait faits, ça n'avait jamais été pour lui, mais pour la société, la ville et ce putain de district. Quand on était flic dans le 9ème, la loi et la procédure étaient la majeure partie du temps des freins. Dans le 9ème, un flic honnête était un flic inefficace... et bien souvent promis à mourir jeune.
C'était ainsi qu'Uldrich avait pu se bâtir un réseau d'informateurs solides, de petits délinquants qui lui devaient des faveurs, ce genre de choses. Et même s'il ne faisait plus parti de la police aujourd'hui, il avait pris soin d'entretenir ce réseau en question, du moins durant les rares moments où il était plus ou moins sobre. Les gars avec qui il avait pactisé, c'étaient des pourris de l'ancienne école, qui avaient encore ce code d'honneur des malfrats d'avant le Mur. C'est à dire, en gros : paie tes dettes, ne t'en prend ni aux femmes ni aux enfants, sois loyal envers tes camarades, ne maltraite pas les Pokemon. Inutile d'essayer d'aller corrompre un gars de Purple Knife aujourd'hui avec ce même état d'esprit. L'honneur avait définitivement disparu du grand banditisme désormais à Ortris.
- Avant, quand on tuait un homme dans cette ville, il était de coutume d'envoyer des fleurs à sa femme, marmonna Uldrich pour lui-même. Désormais, on les enterre tous les deux, et parfois même avec les gosses. Triste époque...
- Tu m'en diras tant, répondit Cuiraffré à ses côtés avec ironie. Franchement, où va le monde si on est plus en droit d'attendre du respect de la part des criminels !
Les deux compères venaient de sortir d'un club de nuit totalement illégal, dont le propriétaire était un ancien détenu qu'Uldrich avait lui-même coffré il y a plusieurs années. Il l'avait arrêté, mais avait fait en sorte de réduire les charges et les preuves contre lui pour diminuer sa peine, car il avait alors une épouse et un fils en bas âge, et surtout parce que le gars en question n'était pas spécialement une pourriture. Quand il était sorti de prison, il était reconnaissant à Uldrich et les deux avaient noué une relation de confiance et d'échange de petits tuyaux. Mais aujourd'hui, alors qu'Uldrich était venu chercher des infos sur la fameuse Kalie Warcelos et les projets de Purple Knife, son contact l'avait mis à la porte sans le moindre mot d'excuse !
- Betvan était pourtant un gars correct, renchérit Uldrich. Il n’a jamais buté personne. Probablement qu'il doit recevoir un petit pécule de la part de Purple Knife aujourd'hui, ou sa protection.
- Ou bien il t'a pris pour un imposteur parce que t'étais pas encore totalement bourré...
- Ça fait mon quatrième contact qui ne veut rien me dire. Ça suppose donc que Purple Knife veut aussi cette gamine et a largement fait passer le message. Entre un vieil ami qui a connu des jours meilleurs et la plus puissante organisation criminelle de cette putain de ville, le choix est vite fait.
- Tu devrais donc demander à des contacts qui ne grignotent pas dans la main du Soumetteur.
- Désolé, j'ai pas ça en magasin. Tous les gars que je connais ont déjà eu à faire avec Purple Knife, de près ou de loin. Même s'ils n'apprécient pas l'organisation, ils n'ont certainement pas envie de se la mettre à dos. Le Prof devra se tirer les doigts du cul et mobiliser nos propres hommes.
Uldrich disait ça, mais il savait très bien qu'entre le nombre de gens que Purple Knife pouvait mobiliser, et celui de Shadows Avenged, y'avait pas photo.
- On a bien ce gamin Rejeté que le Prof a ramené du 6ème y a pas longtemps non ? Poursuivit l'ancien inspecteur. C'est un Penseur capable d'utiliser l'attaque Œil Miracle. Il a dit qu'il arrivait à repérer les Désignés et Rejetés avec ça.
- Oui. Faudrait juste que Kalie Warcelos ait la bonté de passer juste devant lui pour cela.
Uldrich soupira. Cette mission allait être chiante, il le sentait. Bien sûr, le rôle premier de Shadows Avenged était de secourir les Rejetés en détresse ou livrés à eux-même. Mais c'était aussi de combattre l'emprise corruptive qu'avait Purple Knife sur eux. Et Uldrich avait investi beaucoup de temps et d'efforts à faire des misères au groupe des frères Rokfarnig, les plus puissants et dangereux trafiquants de drogue du district. Si le Prof lui avait laissé suffisamment de temps, il aurait pu les faire tomber. Au lieu de ça, il était relégué en nounou pour gamine perdue !
- Allons sur la 7ème avenue, proposa enfin Uldrich. Les trafiquants là-bas sont là jours et nuits. Ptet qu'ils ont vu ou qu'ils savent quelque chose.
Uldrich avait peu d'espoir de tirer les vers du nez à quelqu'un là-bas, mais au moins pourrait-il passé rapidement chez son receleur de whisky préféré. Travailler en étant sobre, ça allait bien un moment. Cuiraffré devait se douter des intentions de son partenaire, aussi fit-il entendre un soupir résonnant du fond de son armure, mais le suivit quand même.
Cuiraffré était avec Uldrich depuis plusieurs années avant l'apparition du Mur. Ce n'était pas son dresseur pour autant. Un Pokemon aussi intelligent et surtout ironiquement méprisant n'aurait jamais accepté d'être soumis à un humain aussi pétri de défauts. Mais Uldrich, alors inspecteur, l'avait un jour tiré d'un réseau de trafiquants de Pokemon qui s'apprêtaient à le vendre une petite fortune.
La pré-évolution de Cuiraffré, Heaumanté, était un Pokemon plutôt commun dans la région Filnadi. On en trouvait facilement la nuit, errant à proximité des villes pour effrayer les passants. Il était également assez faible, malgré son double-type Spectre/Acier qui lui était assez rare et intéressant stratégiquement. Mais si ce Pokemon n'avait rien d’exceptionnel, il était connu pour être très difficile à faire évoluer. Il fallait l'échanger avec un autre dresseur en lui faisant tenir l'objet Blason Spectral. Il s'agissait là d'artefacts de l'époque moyenâgeuse de Filnadi, qui ne se trouvait quasiment plus, ou alors uniquement dans des musées.
De fait donc, les Cuiraffré étaient devenus des spécimens immensément rares et recherchés. Le fait qu'ils sachent parler l'humain était d'autant plus précieux. Comparé à certains de ses semblables qui avaient plusieurs siècles d'âge, ce Cuiraffré là était relativement jeune. Il y a vingt ans, un riche collectionneur d'Ortris avait réussi à acquérir un Blason Spectral, après des années de recherche, et avait fait évoluer son Heaumanté. Inévitablement, ce collectionneur était devenu une célébrité en ville, et avait attiré l'attention de la pègre.
Il s'était fait tuer par des trafiquants, et Cuiraffré avait passé trois ans entre les mains de personnes peu recommandables, en cage, réduit à se faire exposer à de riches acheteurs comme une vulgaire marchandise de luxe. Mais finalement, Uldrich Bakshee, le si efficace inspecteur du 9ème district, avait pu coincer la bande de trafiquants juste avant la vente de Cuiraffré, et avait libéré ce dernier. N'ayant nulle part où aller et ne désirant plus être soumis à l'avidité des humains, Cuiraffré avait décidé de rejoindre la police du 9ème, et était devenu le partenaire non-officiel de l'humain qui l'avait sauvé.
Même après l'apparition du Mur, alors qu'Uldrich, après un drame familial, était au fond du trou et avait renoncé à sa plaque de police, Cuiraffré ne s'était pas séparé de lui. Il passait le plus clair de son temps à le critiquer et à se foutre de lui et de son addiction à l'alcool, mais il ne l'aurait jamais laissé tomber. Et aujourd'hui, Uldrich travaillait pour Shadows Avenged, ou plus précisément pour son mystérieux leader masqué qui lui avait fait certaines promesses concernant le drame qui avait touché sa famille. En conséquence, Cuiraffré travaillait donc lui aussi pour l'organisation clandestine, même s'il se contrefichait des Rejetés et qu'il n'était pas spécialement un révolutionnaire.
- J'sais pas ce que le Prof a prévu pour cette gamine, fit Uldrich tandis qu'ils marchaient dans la rue centrale du district, encore noire de monde à cette heure-ci. Mais une chose est sûre, ça me plairait moyen d'avoir une Triple chez nous.
- Ça ne te plaît déjà pas, rétorqua Cuiraffré.
- C'est pas pareil. Je fais pas confiance au Prof parce qu'il nous donne aucune visibilité sur ses plans, et qu'il est même pas foutu de retirer son masque en notre présence. Mais je ne crains pas de le voir péter les plombs à tout moment et déclencher l'apocalypse avec ses pouvoirs. Or on peut pas en dire autant de cette Kalie Warcelos. Parait que le sud du 8ème a été largement démoli après son passage.
- T'es en train de tomber dans la propagande des autorités concernant les Rejetés ou quoi ? Je croyais que Shadows Avenged se battait pour qu'on reconnaisse les Rejetés comme des personnes saines d'esprit au même titre que les Désignés. Si le Professeur a la totale maîtrise de ses pouvoirs et de son humeur, pourquoi ça ne pourrait pas être le cas pour cette Kalie ?
- Va savoir ce qui se passe dans la tête de ces monstres... marmonna Uldrich.
D'aucun aurait pu trouver étrange qu'un ancien flic humain se méfiant des Rejetés et les qualifiant de « monstres » puisse travailler pour une organisation illégale qui justement rassemblait divers Rejetés et se battait pour leurs droits. Mais Uldrich Bakshee se méfiait et méprisait encore plus le gouvernement de la ville et ses bridages de Désignés, et il avait encore assez d'amour propre pour ne pas aller bosser pour la mafia. Du coup, sauf à rester chez soi sans rien faire, ce qui n'était pas son genre, il ne restait plus que Shadows Avenged.
Pas mal de passants reconnurent les deux compères alors qu'ils marchaient comme si la rue leur appartenait. Certains les saluèrent ou leur fit un sourire, mais globalement, le duo d'anciens flics de choc du 9ème avaient plus d'ennemis que d'amis dans le coin. Mais ils s'en fichaient. Ils savaient qu'ils ne risquaient pas grand-chose. La rapidité d'Uldrich à dégainer son pistolet et à faire mouche était connue partout, de même que la puissance au combat de son acolyte Spectre et Acier.
Arrivés sur la 7ème avenue, réputée dans tout le district pour être une espèce de zone neutre uniquement consacrée à la vente et au trafic en tout genre, ils eurent la surprise de voir un visage familier. Un homme noir dans la cinquantaine, qui portait un bonnet rouge et une fine barbichette, était en train de vanter les mérites d'un fusil semi-automatique qu'il tenait bien en vue devant deux clients potentiels... qui n'avaient pas l'air commode. Mais bon, ce n'était généralement pas de bons samaritains qui achetaient des armes à feu au marché noir.
- Tu peux me faire confiance, gros, je suis réglo, tu me connais, disais le trafiquant. C'est du bon matos, certifié ! Cet engin-là peut te trouer un putain de Galeking à plus de cinq cent mètres !
Uldrich ricana. Quelle scène nostalgique... Certaine chose ne changeait jamais, même avec le Mur de Feu et des monstres armés de pouvoirs de Pokemon.
- À condition que le Galeking soit en mousse, fit-il en s'avançant.
Les deux acheteurs potentiels, déjà visiblement peu convaincus sur la marchandise, s'empressèrent de passer leur chemin en reconnaissant l'ancien inspecteur et son acolyte. Le trafiquant, lui, rangea son arme dans son fourgon derrière lui et leva les mains d'un air innocent.
- Mec, j'veux pas d'emmerdes. Je n'suis qu'un pauvre petit revendeur, tu me connais hein ? Faut bien vivre, quoi. Ma femme et mes quatre enfants...
- Tu peux laisser tomber ton numéro, Frukk. Ça fait longtemps que j'ai rangé ma plaque. J'suis pas là pour te coffrer. Et je sais très bien que tu n'as jamais eu ni femme ni enfant.
- Ah. Ouais, c'est vrai, fit le dénommé Frukk d'un air plus rassuré en baissant les mains. Les habitudes ont la vie dure, hein ?
- Tu m'en diras tant...
Frukk sévissait dans le quartier comme trafiquant d'arme depuis bien avant que le Mur n'apparaisse. Uldrich avait fait ses dents sur lui au début de sa carrière. Mais il avait vite compris que Frukk n'était qu'un petit magouilleur, lâche, et qu'on aurait pas pu tuer un Zigzaton à bout portant avec sa camelote. Du coup, au lieu de l'arrêter à chaque fois qu'il l'avait pris sur le fait, il s'était souvent servi de lui comme informateur.
- Comment vont les affaires, vieux ? Lui demanda Cuiraffré en jetant un coup d’œil aux armes entreposés dans son fourgon.
- C'est pas la joie. Les temps sont durs, de nos jours. Avec l’essor des Désignés et des Rejetés, les armes à feu n'ont plus la côte. Ou alors faut vendre du matos de pointe qui peut carrément venir à bout de ces monstres. Et ça, c'est plus que ce qu'un petit intermédiaire comme moi peut proposer.
- Conneries, déclara Uldrich. N'importe quel flingue de merde peut buter un Rejeté. Tu peux me croire, j'en ai flingué assez pour le savoir. Suffit de l'avoir au bon moment, en pleine tête ou en plein cœur. Et si jamais c'en est un capable de se régénérer ou de se protéger avec de l'acier ou des écailles de dragon, faut juste insister et en rajouter une couche.
- Si tu le dis, gros, répondit Frukk en haussant les épaules. C'est pas moi qui vais essayer. Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? T'es venu acheter un nouveau flingue ? J'peux te faire un rabais, en souvenir du bon vieux temps.
- Si un jour j'en suis réduit à venir me fournir chez toi, c'est que les temps iront vraiment mal, ricana Uldrich. J'ai le même flingue depuis trente ans, et je compte pas le changer. Non, ce que je veux, ce sont des renseignements, si tu as.
- Renseignements, flingues... Tant que t'as de la thune, je vends tout moi.
- Kalie Warcelos. La nièce du gouverneur, qui serait devenue une Rejetée à trois pouvoirs, et qui se planquerait chez nous. Je veux savoir où elle est.
- Gros, tu penses que j'héberge des Rejetés dans ma piaule ? Plus je suis loin de ces gars-là, mieux je me porte !
- Comme tout le monde. Manque de pot, on vit dans le 9ème, avec Purple Knife et Shadows Avenged. C'est le putain de lieu de rassemblement des Rejetés de tout Ortris. Et cette gamine-là, faut pas qu'elle tombe entre de mauvaises mains, si tu vois ce que je veux dire... Les gars de Purple Knife sont déjà passés poser les mêmes questions ?
- Deux petites mains qui bossent pour eux, des habitués de mon matos, répondit Frukk. Et je leur ai répondu la même chose qu'à toi. Jamais vu cette nana, et aucune idée d'où elle pourrait être.
Uldrich n'était pas spécialement surpris. Une petite frappe comme Frukk n'aurait pas pu être au courant de ce que tous les informateurs de Purple Knife cherchaient encore. Mais ça ne coûtait rien de demander.
- À part ça, des trucs à noter récemment ? Demanda-t-il tout de même.
- Quoi, à part la centaine de morts par balle, par éventration, décapitation, incinération ou désintégration habituelle du district de la journée ? Ironisa Frukk. Pas que sache. Ah si, peut-être... Tu vois la zone sauvage en périphérie du Mur ?
- Le repaire des parias, des violeurs, des cannibales et de tous les autres cinglés qui vivent en dehors de la ville ? Ouais je vois. Un coin vraiment charmant, mais dans lequel j'évite d'aller...
- Y'a eu un gros incendie hier soir, continua Frukk. Du genre pas du tout accidentel. Un de mes potes ripoux de la police m'en a parlé ce matin. Il était sur place, et n'a jamais vu une telle dévastation en si peu de temps. Comme si l'incendie n'avait duré que quelques minutes. Bref, sans doute un truc de Brûleur.
- C'était où exactement ?
- Un ancien atelier désaffecté, connu là-bas pour être la planque de trois bouchers-charcutiers spécialisés dans la... viande locale.
Uldrich fit la grimace. Il n'avait pas besoin d'en demander plus sur l'origine de cette viande.
- Alors quoi, un Désigné ou un Rejeté a fait cramer cet endroit avec les tarés qui l'occupaient ? Ça ne va pas m’empêcher de dormir, surtout si je bois bien avant...
- C'est sûr gros, mais pourquoi un Désigné ou un Rejeté irait s'occuper de ces dégénérés qui n'emmerdent personne de la ville ? Les Brigades du gouverneur ont autre chose à foutre quand elles osent se pointer dans le 9ème, et pour Purple Knife, le meurtre, c'est de l'argent. Et buter ces gars-là ne leur rapporterai rien du tout.
- Va savoir. C'était peut-être un Désigné Déchu, ou un Rejeté non-affilié. Il en reste plus que l'on croit qui se balade dans la nature.
- C'est vrai. Et justement, t'en cherche une il paraît ?
Uldrich médita la possibilité.
- Tu crois qu’il y a des chances que ce soit la gamine que je recherche ? C’est une fille de la haute. Même si elle est recherchée, je la vois pas trop au milieu de cette jungle primitive qu’est la périphérie.
- Bah, c’est justement là où elle aurait le plus de chance de pas se faire repérer, gros. Les cannibales ont ptet essayé de la piéger pour la bouffer, sans savoir qui elle était…
- Et ce fut leur dernière erreur, termina Uldrich. J’irai jeter un coup d’œil. Merci du tuyau.
Comme Uldrich faisait mine de s’éloigner, Frukk fronça les sourcils et s’écria :
- Eh mec, et mon ptit billet ? J’t’ai filé une info !
- Tu auras un petit billet, et même deux, si cette info est concluante, répondit l’ancien inspecteur sans se retourner. Et tu sais combien je suis un homme de parole.
Satisfait d’avoir trouvé au moins une piste, aussi ténue soit-elle, Uldrich avait désormais assez bonne conscience pour pouvoir aller à son refourgueur d’alcool préféré et descendre une bouteille entière en dix minutes. Trop d’heures passer à rester sobre était nocif pour la santé d’Uldrich Bakshee. Se doutant d’où il se rendait, Cuiraffré tenta de le raisonner.
- Si tu as une piste, ne la laisse pas refroidir ! Le temps que tu décuves au fond d’une ruelle en serrant une poubelle contre toi, la fille sera déjà loin !
- Ça c’est passé hier soir selon Frukk, répliqua l’humain. Si c’est bien elle qui a incinéré les cannibales, elle ne nous aura pas attendu. Et je n’ai aucun contact là-bas. De toute façon, j’imagine bien la gamine en bête traquée, qui a dû connaître l’enfer entre les mains du Bureau Analyse, qui a peut-être manqué de se faire bouffer par des cannibales, et qui donc désormais doit être du genre, si quelqu’un veut lui parler, à le désintégrer d’abord et à poser les questions ensuite. C’est une Triple, faut pas l’oublier. J’ai pas trop envie de me retrouver face à un second Démoniaque. Je serai peut-être obligé de faire usage de mon arme, et le Professeur sera furax si je lui ramène un cadavre. Non, elle sera pas du genre à faire confiance à un humain. À un Pokemon, en revanche…
Cuiraffré soupira.
- Je vois. Ça veut dire : « va faire le sale boulot tandis que je me saoulerai à mort » ?
- Je suis fait de chair et de sang. Toi, t'es un esprit errant enfermé dans une armure. Tu risques un peu moins de douiller.
- Tu veux parier ? Selon nos infos, la fille est une Brûleuse en plus de deux autres choses. Moi, je suis de type Acier. Si y a affrontement, je vais morfler.
- Use de ton charme légendaire, poli un peu ton armure avant, et y a pas de raison qu'elle s'en prenne à toi. Par contre, si elle voit débarquer un vieux quinqua comme moi qui sent l'alcool et qui en plus porte un flingue, elle risque pas d'être en confiance. Et pour ton information, je compte pas me saouler. Ou du moins pas trop. Faut que je rencontre mon contact de chez les frères Rokfarnig. Je suis à ça de les discréditer totalement aux yeux de Purple Knife. Une seule opération en plus de foutue pour eux, et je crois qu'ils sont bons.
- Le Professeur a dit que retrouver Kalie Warcelos était une priorité absolue comparé à toutes les autres opérations en cours, lui rappela Cuiraffré.
- Ça ne sert à rien d'être deux sur ça ! S'agaça Uldrich. Et j'aurai vite fait. Va juste jeter un coup d’œil dans la périphérie, et si y a rien ou que la piste est trop vieille, on ira voir ce privé sur la 84ème. Il est balèze, si on y met le prix.
- C'est un ancien des Forces de Polices Internationales. Il bossera pas pour une organisation clandestine, que ce soit nous ou Purple Knife.
- Il est pas obligé de savoir que je roule pour Shadows Avenged. En tant qu'anciens flics, on arrivera à s'entendre. Maintenant, discussion terminé. La périphérie t'attend, et moi, c'est ma bouteille d'Old McDowell's qui m'attend. On se retrouve à la base dans 24h.
Et il planta là Cuiraffré. Ce dernier passa bien quelque minutes ensuite à grommeler dans son heaume contre son partenaire humain, en le traitant de tous les synonymes d'ivrogne incapable. Et comme il devait se donner en spectacle en râlant tout seul au milieu d'une avenue remplie d'humains, un couple de Miamiasme, ces petits Pokemon Poison à l'allure d'une poche poubelle trouée, se mirent à le dévisager avec étonnement.
- Vous voulez ma photo, vermines ? Les toisa Cuiraffré.
Les deux Pokemon s'empressèrent de filer et de longer les trottoirs délabrés et sales d'où ils venaient. En les regardant s'éloigner en vitesse, Cuiraffré se dit qu'au fil des ans, il se mettait à ressembler plus à un humain qu'à un Pokemon. Il parlait comme eux, vivait plus ou moins comme eux, et avait acquis au contact d'Uldrich un don pour la répartie cinglante. Pas étonnant que les autres Pokemon de la ville le regardaient de travers.
Au final, même si Uldrich était bourré de défauts, Cuiraffré se sentait bien plus à l'aise avec lui qu'avec des Pokemon un peu bébêtes, suivant leurs instincts basiques en se contentant de répéter leurs noms comme des demeurés. Mais tout habitué au style de vie humain qu'il était, et à cette mégalopole puante et corrompue, Cuiraffré rêvait parfois d'une chose : celle d'enfin pouvoir sortir d'Ortris, de traverser ce fichu Mur de Feu et de voir le monde derrière. Il avait beau avoir une quarantaine d'années environ, il n'était jamais sorti de la ville. La capitale de la région Filnadi était un écosystème à elle entière, autosuffisante et indépendante, même avant l'arrivée de Faerios et du Mur. On pouvait naître et mourir ici sans avoir rien vu du reste du monde.
En tant que Pokemon Spectre, Cuiraffré n'avait aucun risque de mourir de vieillesse. Il pouvait donc espérer qu'un jour, le Mur de Feu ne s'éteigne, ou que quelqu'un arrive à percer son mystère et celui de Faerios. Cette quête était aussi un des objectifs de Shadows Avenged, en plus de la réhabilitation des Rejetés. Au final donc, Cuiraffré avait un certain intérêt à travailler pour le Professeur, même si la plupart du temps, il jouait la carte de l'indifférence.
Se sortant de ses pensées, Cuiraffré suivit donc à contrecœur les instructions d'Uldrich, à savoir partir pour la périphérie du 9ème district, en direction du Mur. Durant sa marche, il put apercevoir un instant la silhouette lointaine et brillante de Faerios qui survolait la ville, comme à son habitude. Cuiraffré aurait bien aimé pouvoir rencontrer face à face ce Pokemon, et lui parler. Beaucoup pensait qu'il s'agissait d'un Pokemon Légendaire ou Fabuleux non répertorié. Il devait donc être aussi intelligent que Cuiraffré, sinon plus. Il avait sûrement eu une raison d'enfermer Ortris dans ce mur de flammes géantes, et de transmettre une partie de ses pouvoirs aux humains de la ville. Et si Cuiraffré n'était plus curieux de grand-chose désormais, il comptait bien découvrir la réponse à cette question.