Après l’inauguration de l’usine, Clovis devait se rendre dans le 7ème district pour une cérémonie d’hommage à l’un des Désignés morts au combat. Kalie ne l’accompagna pas. Le 7ème district n’était pas aussi sûr que le 4ème, et Kalie avait déjà l’estomac retourné à cause de cette histoire de Rejeté ; pas besoin d’y ajouter des funérailles.
Son oncle la déposa donc dans le 1er district avant de repartir. Kalie fit le trajet jusqu’à chez elle à pied. D’ordinaire, il ne faisait pas bon de marcher seul dans les rues d’Ortris, surtout quand on était une jeune femme, mais les districts 1, 3 et 4 étaient très sécurisés et il ne s’y passait jamais rien de grave. C’était d’autant plus vrai pour le 1er district, siège du gouverneur et lieu d’habitat des gens relativement aisés d’Ortris.
La maison de Kalie était à cette image. Grande, belle, légèrement surélevée, avec une énorme véranda en verre sur le balcon, qui donnait une vue merveilleuse sur le reste du district et sur la Tour Powergate, le plus impressionnant et le plus grand édifice d’Ortris, la demeure du gouverneur. La maison des Warcelos était en outre équipée des meilleurs dispositifs de sécurité, et quand Kalie entra, elle fut accueillie par le vieux majordome de ses parents, William.
Oui, même parmi les nantis du 1er district, les Warcelos étaient quand même au dessus de la moyenne. Ce qui s’expliquait sans mal par la place sociale des parents de Kalie. Brian, son père, était le PDG d’AX, une entreprise publique spécialisée dans la sécurité, et en étroite relation avec la municipalité. Félie, sa mère, était quant à elle directrice des ressources humaines du 3ème district, une haute fonctionnaire avec un grade presque similaire à celui de sous-gouverneur. Et il fallait ajouter à ça la somme confortable que le père de Kalie avait hérité de ses propres parents. Les Warcelos avaient toujours été une famille à l’abri du besoin.
Outre leur magnifique demeure et leur majordome, les Warcelos avait aussi un Pokemon domestique. C’était un Feunard, un Pokemon Feu gracieux à neuf queues. C’était déjà assez peu commun d’avoir un Feunard domestiqué à la maison ; c’était un Pokemon assez rare et réputée pour sa beauté. Mais celui-ci était encore plus exceptionnel, car il était chromatique. Son pelage, au lieu d’être couleur crème comme tous ceux de son espèce, était blanc-gris, et le bout de ses queues bleu. L’arrière grand-père de Kalie, un grand amateur de Pokemon rares et beaux, l’avait acheté une petite fortune bien avant l’apparition du Mur, il y a environ cinquante ans.
Le Pokemon lui avait survécu, et avait survécu à son fils, et était maintenant la propriété de Brian, le père de Kalie. Et un jour, il serait à elle, et bien plus tard, à son enfant, et même à son petit-enfant. Les Feunard avait la réputation de vivre très longtemps. La légende voulait qu’ils puissent vivre mille ans, bien que personne n’ai jamais vérifié. Celui-là, vu qu’il était chromatique, vivrait peut-être encore plus longtemps que la moyenne.
Kalie tendit la main pour le caresser, en même temps que William lui souhaitait la bienvenue. Lui aussi était très âgé. Il avait été engagé par le grand-père de Kalie, et servait fidèlement la famille depuis. Son âge l’empêchait désormais d’effectuer la plupart des tâches difficiles de la maison, mais William avait tout bonnement refusé de prendre sa retraite. Il était très attaché à cette demeure et au prestige de la famille Warcelos. Il continuerait à les servir jusqu’à son dernier souffle. Ce qui, vu son état, n’allait pas tarder à arriver. Kalie serait triste quand il allait mourir. Elle le connaissait depuis sa naissance, et il l’avait presque tout autant élevé que son père.
- Mademoiselle. J’ose espérer que votre déplacement avec monsieur votre oncle s’est-il bien déroulé ?
William aurait très bien pu le savoir en regardant la télé. Chaque déplacement de Clovis était retranscrit en direct, mais William était un vieux de la vieille qui ne devait même pas savoir comment allumer une télé, encore moins l’écran plasma 3D mural dernier cri de la maison.
- Oui William, merci, répondit Kalie. C’était… très instructif, comme toujours.
Elle ne lui parla pas de l’histoire du Rejeté. Ça aurait provoqué un trop grand choc pour ce pauvre vieux William.
- J’en suis ravi.
- Mes parents sont là ?
- Madame et Monsieur se sont absentés, maîtresse Kalie. Ils ont rendu visite à madame votre grand-mère, dans le 3ème district.
- Ah oui, c’est vrai, se souvint Kalie.
La mère de Félie était le seul grand-parent qui restait à Kalie. Elle aussi était à un âge avancé, et Kalie songea qu’elle aurait du lui rendre visite plus souvent.
- Je vais dans ma chambre, William. J’ai des devoirs à finir pour demain.
- Ah, mademoiselle… Vous avez une invitée. Votre amie maîtresse Kristerly. Elle est passée il y a une heure. Je lui ai dit de vous attendre dans le grand salon.
Kalie se précipita dans le grand salon. Depuis que Laureen ne venait plus à l’école à cause de son statut de Désignée, elles ne se voyaient plus trop souvent. Les Désignés n’avaient qu’un seul jour de repos par semaine, et ils ne savaient jamais à l’avance lequel se serait. Les visites de Laureen étaient suffisamment rares pour que même une élève studieuse comme Kalie laisse tomber ses devoirs.
Le grand salon était la pièce la plus spacieuse de la demeure. L’immense table était en bois d’orme, encadrée par diverses sculptures représentants des Pokemon Légendaires. Un immense écran plat dernier cri était accroché au mur, ce qui donnait l’impression d’un petit cinéma. Laureen était debout, en train d’examiner les statues. Kalie ne lui donna pas le temps de se retourner qu’elle était déjà dans ses bras.
- Tu attends debout depuis une heure ?! Tu aurais pu allumer la télé, idiote.
- Comme si je savais me servir d’un engin pareil, ricana Laureen.
Kalie s’écarta et observa son amie. Laureen Kristerly était un légèrement plus petite qu’elle, mais bien plus solide. Même son épais uniforme laissait entrevoir la puissance de ses muscles. Elle avait le visage pâle, les yeux gris et des cheveux noirs, courts et raides. Elle ne provenait pas d’un milieu favorisé comme Kalie. Ses parents habitaient le 2ème district, qui pouvait être assez dur par moment, et ils ne nageaient pas spécialement sur l’or. Laureen avait donc des manières directes et assez frustres bien éloignées du mode de vie d’une famille comme les Warcelos.
Pourtant, aussi différentes soient-elles, Kalie et Laureen étaient amies depuis des années. Ça avait commencé en primaire, quand les autres élèves maltraitaient Kalie à cause de sa famille et de son argent, la jalousant copieusement. Bon, à l’époque, Kalie était une gamine très arrogante et méprisante envers les autres, très différente de celle qu’elle était aujourd’hui, ce qui avait fait qu’elle n’avait pas eu beaucoup d’amis. Mais Laureen l’avait défendue. Elle avait empêché les autres de continuer à la tourmenter, quand bien même Kalie était détestable. Laureen était la seule qui acceptait d’être avec elle, et à son contact, Kalie était devenue une fille meilleure, aujourd’hui capable d’être amie avec à peu près tout le monde.
C’était là la nature de Laureen. Elle ne pouvait s’empêcher d’aider les autres, ceux qui en avaient besoin, même s’ils ne le méritaient pas. Elle avait un sens aigu de la justice, et était toujours ravie de porter secours à la veuve et à l’orphelin, sans jamais rien demander en retour. C’était sans nul doute pour ça que le Mur avait fait d’elle une Désignée. Elle était forte, sérieuse et altruiste. Elle avait toute sa place dans les brigades de Désignés chargés de veiller à la sécurité des citoyens d’Ortris. Sa transformation en Désignée avait apporté beaucoup de gloire et de fierté à ses parents, des gens très charmants mais pauvres. Mais Laureen, quant à elle, était restée modeste. Kalie ne l’avait jamais vu ou entendu se vanter de son statut de Désignée. Pour elle, c’était un métier comme un autre.
- Alors, tu as eu le dimanche cette semaine comme jour de congé ? Sourit Kalie. Comme nous autres, simples mortels ?
- Il en faut bien un. Les gens normaux pensent que les Désignés ont besoin de moins de repos qu’eux, mais en cela on est identique, je le crains.
- C’est gentil de passer me voir, mais si tu es fatiguée, tu aurais mieux fait de dormir…
- Je l’ai fait, répondit Laureen. J’ai dormi jusqu’à sept heure ce matin. Tu te rends compte ? Je n’ai jamais fait une aussi grasse matinée !
Kalie retint un sourire. Les Désignés avaient peut-être autant besoin de repos que les gens normaux, mais Laureen n’était pas quelqu’un de normale bien avant d’être devenue Désignée.
Les deux filles sortirent dans l’immense jardin artificiel de la villa, et se mirent à parler. Ou plutôt, c’était Kalie qui parlait, et Laureen qui écoutait. Cette dernière n’avait jamais été très loquace, mais ça ne dérangeait pas Kalie. Sa seule présence avait toujours réussi à la contenter. Kalie lui parla alors de ce qui c’était passé lors de la sortie avec Clovis. Pour toute réponse, Laureen grimaça.
- Tu le connaissais non, ce Juan Holm ? Lui demanda Kalie.
- Un peu. Un type sans histoire.
- Mais il y doit y avoir une bonne raison pour qu’il soit devenu un Rejeté, non ? Ce n’est pas dû au simple hasard.
Laureen haussa les épaules.
- On évoque beaucoup de raisons. Mais au final, qu’importe la raison. Les Rejetés doivent être éliminés, c’est comme ça.
- Oui. Celui-là était de toute évidence un Féreux, mais il a fait exploser le toit de sa maison avec une attaque Dragon. Acier et Dragon… Ce doit être un dangereux mélange, tu ne crois pas ?
Nouveau haussement d’épaule.
- Tous les mélanges sont dangereux. C’est pour ça que les Rejetés le sont tant.
- Mais il ne contrôlait pas encore ses pouvoirs, poursuivit Kalie. Pas comme toi hein ?
Laureen lui fit un sourire attendu.
- Toujours en train d’essayer de me soutirer des infos sur mon attaque ? Tu perds ton temps, ma pauvre fille. Je suis tenue au secret.
- Oui, c’est ce que Clovis m’a dit, soupira Kalie. J’aimerai bien qu’un tueur fou se pointe juste maintenant, comme ça, tu pourras utiliser ton pouvoir en toute légalité.
Kalie savait juste de son amie qu’elle était une Féreuse, comme on nommait les Désignés qui avaient hérité du type Acier de Faerios. Mais ça n’engageait à pas grand-chose. Les pouvoirs des Désignés, même avec un type identique, se manifestaient toujours différemment selon les personnes. Ils avaient tous une attaque de base commune à leur type. Pour les Féreux, c’était Griffe Acier : ils étaient capables de transformer leurs doigts en lames acérées. Mais outre leur attaque de base, chaque Désignés possédaient ensuite une attaque qui leur était propre. Kalie était sûre que Laureen savait utiliser Griffe Acier, vu que c‘était l’attaque de base des Féreux, mais son attaque attitrée, elle, demeurait secrète. Mais il y avait un sens à ce secret. Si les attaques des Désignés étaient connues à l’avance, leurs ennemis pourraient prendre des dispositions.
- Si vendredi je deviens une Désignée et que j’intègre ta bridage, tu pourras alors me la montrer hein ?
- Crois-moi, ma brigade ne sera pas vraiment faite pour toi, assura Laureen.
- Beaucoup de boulot ces temps ci ?
- On peut dire ça. La mafia continue de sévir dans les districts périphériques. C’est surtout le cas dans le 9ème, qui est le territoire de Purple Knife. C’est la plus puissante des mafias de la ville, qui contrôle quasiment tout le crime organisé. Ils engagent des Rejetés dans leurs propres rangs, et on raconte même que leur chef en serait un lui-même. Y’a aussi cette toute récente organisation, qui s’agrandit en récupérant des Rejetés dans la nature ci et là, avant qu’on puisse les arrêter. C’est le bordel dans le 9ème. Aussi, quoi que tu fasses, n’y met jamais les pieds.
- Comme si tu avais besoin de me le dire, ironisa Kalie. Le 9ème est le plus pourri de toute la ville. Mais comment ça, une organisation de Rejetés ? Je n’ai jamais entendu dire que les Rejetés pouvaient se regrouper. Ce sont des animaux non ? Ils devraient se tuer entre eux ?
- Même les animaux peuvent s’unir contre un ennemi commun, répondit Laureen. On ignore qui dirige cette organisation, on ignore son but, mais ils causent pas mal de pagaille. Purple Knife et eux se s’entre-tuent joyeusement, et tant mieux, mais le souci, c’est tous les civils qui prennent cher entre eux.
- Mais vous allez régler ça, hein ? Vous êtes des Désignés ! Vous avez des pouvoirs !
- Le problème, c’est que ceux d’en face aussi en ont, et plus que nous. On trouve même maintenant des Désignés corrompus qui bossent pour Purple Knife. Attaquer de front le 9ème district serait suicidaire pour le moment. On tente juste de contenir cette gangrène à ce district, que les districts voisins ne soient pas menacés. Mais dans le même temps, on a toute une série de malades qui amènent leurs enfants, souvent très jeunes, toucher le Mur, dans l’espoir qu’une fois Désignés, ils puissent les protéger. Ce qui, bien sûr, accroit le nombre de Rejetés. On sait tous qu’un enfant qui touche le Mur sans avoir encore l’âge requit a bien plus de chance de devenir un Rejeté. Les habitants du 9ème sont à bout, et craignent un nouveau Démoniaque.
Kalie hocha la tête. Le Démoniaque. Le tout premier des Rejetés, celui qui avait plongé Ortris dans la peur la plus profonde pendant des mois. Les crimes et les destruction qu’il a commis furent innombrables. C’est lui qui a poussé Clovis a instaurer le système des Désignés pour le pourchasser et le détruire. C’est aussi lui qui a assassiné, en outre, la fiancée de Clovis, Esther. Il avait bien été éliminé par un groupe de Désignés, mais son nom et son souvenir provoquaient encore de belles frayeurs chez les gens, et c’était ce qui expliquait en outre la terreur et la haine maladive à l’égard des Rejetés.
Kalie se hâta de ramener la conversation à des sujets plus légers. Elles parlèrent un moment du lycée, Kalie racontant tout ce qui c’est passé depuis que Laureen l’avait quitté. La discussion tourna rapidement du coté des garçons. Bizarrement, Laureen avait toujours beaucoup plus eu de succès que Kalie à ce niveau là. Si les garçons de sa classe s’attendaient globalement bien avec elle, aucun d’entre eux n’osaient l’inviter à sortir ou autre chose. Elle était la nièce du gouverneur, après tout. C’était assez intimidant pour les gens du commun. De ce point de vue là, la renommée de Kalie était plus un handicap qu’autre chose. Laureen, en revanche, avait un statut bien plus accessible, bien qu’elle puisse aisément intimider plus d’un prétendant.
- Depuis que je suis Désignée, je ne suis guère sortie, avoua Laureen.
- Il n’y a aucun beau mec dans ta bridage ? Sourit Kalie. La plupart des Désignés sont assez jeunes.
Laureen lui fit un pauvre sourire.
- Ce n’est pas la question. Les… euh… relations avec un Désignés sont tabous. Tu sais qu’on a pas le droit d’avoir d’enfant.
Kalie se rendit compte qu’elle avait gaffé. En effet, les Désignés étaient interdits de procréer, car il y aurait alors de grandes chances que l’enfant soit lui-même un Désigné, et on avait vu ce que les pouvoirs d’un Désigné chez un enfant pouvait donner : il ne les contrôlait pas, et devenait un danger pour les autres, au même titre qu’un Rejeté. C’était le prix à payer si on avait l’honneur de devenir Désigné.
- Sortir avec un garçon ne veut pas dire avoir des enfants avec lui, fit néanmoins Kalie. Et puis tu sais, il existe de merveilleux petits engins appelés « préservatifs » ou « pilules » qui te…
- Tu devrais y songer, toi aussi, la coupa Laureen.
- Euh, à quoi ? Sortir avec un garçon ? Si tu crois que je n’ai pas…
- Non. Aux enfants. Si tu deviens une Désignée vendredi, tu ne pourras jamais en avoir. Et tu es la seule héritière de ta famille. Pense-y.
- Que j’y pense ou non ne changera rien. La Désignation est obligatoire dès que l’on a seize ans, pour tout le monde.
- Il peut y avoir des dérogations, insista Laureen. Ceux qui ont un casier n’ont pas le droit d’y toucher, et on peut faire exception pour les handicapés et ceux qui sont promis à un poste important pour la municipalité, qu’ils ne pourront pas faire coïncider avec leur statut de Désigné. Ton père est dirigeant d’une des plus importantes entreprises de la ville. Ton oncle est le gouverneur. Je suis sûre que ça sera facile pour toi d’éviter le Mur si tu en fais la demande.
Cette idée n’était même pas venue à l’esprit de Kalie.
- Mais je n’ai pas envie d’éviter le Mur, Laureen. Devenir Désigné est un immense honneur, et si j’ai la moindre petite chance…
- Ce n’est pas seulement un grand honneur, c’est aussi de grandes responsabilités, et une vie quasiment contrôlée. C’est aussi très dangereux. Les Désignés vont souvent sur le terrain, et sont des cibles de choix pour les criminels, sans parler des Rejetés. On donne bien une grosse pension à ta famille, qui vit à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours, et c’est pourquoi je voulais tellement devenir Désignée, pour mes parents et mon petit frère qui étaient pauvres. Mais toi, ta famille n’en a pas vraiment besoin. Les Désignés sont des exécuteurs aux ordres de la municipalité. Toi, tu es plutôt destinée à donner les ordres qu’à les exécuter.
Kalie haussa les sourcils, amusée.
- Tu essais de me dissuader ?
- Non, je veux juste que tu saches dans quoi tu t’engages. C’est ton choix.
- Et je l’ai fait. Mais bon, tu sais, j’ai une chance sur plus de cinq cent. Commencer à parler de ma future vie de Désignée me parait un peu prématurée.
Comme les parents de Kalie ne rentrèrent par pour dîner, cette dernière invita son amie. William s’empressa de leur demander ce qui leur ferait plaisir, mais Kalie eut envie de s’essayer à la cuisine. Elle et Laureen passèrent donc une heure à s’amuser dans la grande cuisine de la demeure, à tenter de mitonner quelque chose de mangeable. Au final, elles ne mangèrent pas grand-chose, mais elles s’étaient bien esclaffées. Le vieux Willian, lui, rigola moins quand il découvrit l’état dans lequel elles avaient laissé la cuisine.
Comme toujours, Laureen se désigna elle-même pour ranger et nettoyer tout ça, malgré les faibles protestations du majordome. Laureen n’aurait jamais laissé personne ranger après elle, même si cette personne était payée pour ça. Kalie entreprit donc de l’aider. Elle n’avait jamais rien rangé ou lavé dans la maison, mais ça la gênait de voir son amie qu’elle avait invité faire tout le travail.
Après quoi, Kalie invita Laureen dans sa piscine. Combien de fois s’étaient-elles baignées toutes les deux ici quand elles étaient plus jeunes ? Kalie espérait qu’elle pourrait continuer pendant longtemps. Qu’importe leur destin à chacune. Hors miracle vendredi, Kalie s’engagerait dans de grandes études politiques pour sans doute devenir sous-gouverneur d’un district, et à terme, remplacer son oncle à la fonction suprême. Ou bien hériterait-elle de l’entreprise de son père. Elle obtiendrait un jour la propriété de la villa, se marierait à quelqu’un de respectable, aurait des enfants à qui transmettre tout ça…
Laureen, elle, continuerait à servir sa brigade en tant que Désignée. Si elle était douée et qu’elle servait bien, elle pourrait espérer monter en grade et avoir sa propre brigade. Peut-être un jour, ce serait Kalie qui lui donnera des ordres. Elle gouverneure d’Ortris, et Laureen commandante en chef des bridages de Désignés. Ensemble, elles feront d’Ortris une ville sûre et paisible, encore plus que ne l’avait fait Clovis. Mais ça ne les empêchera pas de revenir se baigner toutes les deux dans cette piscine, et de bavarder comme de vieilles amies.
Insouciante, l’esprit plein de rêves pour l’avenir, Kalie Warcelos ne se doutait pas que leur futur à toutes les deux serait bien moins agréable.
***
Le réveil de sa chambre sonna. Huit heure. Kalie l’éteignit avec une fébrilité telle qu’elle n’en avait jamais connue. C’était le jour. Le vendredi 28 novembre 2018. Depuis trois heures et quarante-sept minutes, elle avait seize ans. Et elle avait rendez-vous ce soir, à six heures, au nord du 6ème district, pour enfin passer sa Désignation, comme on disait. Elle allait se trouvait face au Mur. Elle allait le toucher.
Elle s’habilla avec un soin tout particulier, même si elle doutait que Faerios la jugerait selon son apparence. C'est son cœur qu’il allait juger. Kalie s’efforça donc de s’ouvrir à ses pensées les plus justes et désintéressées. Bon, elle voulait devenir Désignée pour l’honneur et le prestige que cela représentait, ça, elle ne pouvait pas le nier. Mais pas seulement. Elle voulait le devenir pour servir Ortris, pour servir son oncle Clovis. Elle rêvait d’une ville pure et saine, lavée de tous ces crimes qui la salissaient depuis des lustres. Et alors peut-être, comme l’espéraient beaucoup de gens, le Mur disparaîtra, et ils seront à nouveau libres.
De plus, s’il y avait une chose dont Kalie était certaine, c’était qu’elle ne voulait pas devenir Désignée par simple amour des pouvoirs que cela offrait. De telles pensées pouvaient favoriser la naissance d’un Rejeté. Elle ne se servirait pas du pouvoir pour elle, mais pour le bien des autres. C’était ce genre d’état d’esprit qu’elle devait avoir. Celui qu’avait eu, sans nul doute, Laureen.
Quand elle descendit dans le salon, ses parents étaient déjà là. Pour ce jour spécial, ils n’étaient pas allés travailler, de la même façon qu’elle-même était dispensée d’école. Elle caressa machinalement la tête de Feunard en allant s’asseoir. William s’était surpassé pour le petit-déjeuner, mais son estomac était si noué qu’elle craignit de tout vomir.
- Tu dois manger, ma chérie, dit Brian Warcelos à sa fille. Toucher le Mur provoque toujours un certain choc, puis un état d’extrême fatigue. Il te faut des forces.
Kalie remarqua avec ironie que lui-même, ainsi que sa mère, n’avaient rien touché de ce qu’ils avaient dans l’assiette. Ils se donnaient l’air d’être parfaitement rassurés pour ne pas la stresser davantage, mais ils devaient être aussi fébriles qu’elle.
La matinée passa bien vite, sans que Kalie n’ait pu trouver une quelconque occupation qui détourne ses pensées du Mur. Durant le repas de midi, sa mère Félie ne cessait de lui brosser les cheveux bien qu’ils fut parfaitement coiffés. L’après-midi, Kalie renonça à tenter de cacher son angoisse et passa les heures qui lui restaient à tourner frénétiquement en rond dans la maison, au point de rendre William dingue. Finalement, à quatre heures, son père prépara la voiture. Ils partaient en avance, mais mieux valait attendre là-bas que creuser une tranchée dans le salon.
Kalie n’allait pas souvent dans le 6ème district. C’était celui le plus au nord de la ville, et l’un des six districts à avoir une partie du Mur comme frontière. Les districts avec le Mur étaient bien plus étroitement surveillés que les autres, justement pour que personne ne puisse s’approcher du Mur. Certains enfants voulaient voir s’ils pouvaient devenir Désignés avant l’âge requis. Il y avait quelque adultes qui voulaient aussi retenter leur chance. Et enfin, quelque malades qui essayaient toujours de passer au travers du Mur dans l’espoir insensé de quitter la ville. Bref, l’accès au Mur était très sécurisé, et même un haut personnage comme Brian Warcelos, le frère du gouverneur, devait présenter au moins quatre papiers et pièces d’identités différents pour passer.
En dehors de la famille Warcelos, il n’y avait personne d’autre qui attendait. Ce qui signifiait que Kalie était la seule à passer sa Désignation aujourd’hui, la seule de la ville à avoir seize ans ce jour ci. Kalie et ses parents furent accueillis par une petite escouade de Désignés, ainsi qu’une femme qui se présenta comme étant celle qui dirigeait les Désignations dans le 6ème district. Elle faisait probablement partie du Bureau Analyse, qui travaillait nuit et jour à percer les secrets de Faerios, du Mur et des Désignés. Voyant Kalie, elle lui tendit la main avec un sourire rassurant.
- Voilà donc la nièce de notre bon gouverneur venue passer sa Désignation. Aucune inquiétude à avoir, ma douce enfant. Venez, approchez-vous.
Elle lui montra la voie devant elle. Kalie s’approcha d’un pas mal assuré, le regard plongé vers l’immense mur de feu qui montait vers les cieux. Elle sentait sa chaleur, bien qu’elle savait que les flammes en elle-même ne brûlaient pas. Elle vit aussi une ombre passer dans le ciel, juste un instant. La femme du Bureau Analyse leva les yeux elle aussi, et sourit à nouveau.
- Il semblerait que Faerios rode dans les parages. C’est toujours un bon signe.
Kalie voulait le croire, mais aussi égocentrique fut-elle, elle doutait que le Pokemon soit venu uniquement pour assister à sa Désignation. Quand elle ne fut qu’à quelque pas du Mur, le feu vivant aveuglant ses rétines, la femme dit :
- Bien. Vous allez maintenant toucher le Mur, ma petite. Juste du bout des doigts, cela suffira. Contentez-vous de l’effleurer.
- Qu’est-ce qui se passera quand je le toucherai ? Demanda Kalie, inquiète.
Toutes les personnes qu’elle connaissait qui avaient passé la Désignation le lui avait déjà raconté, mais elle voulait être rassurée à nouveau.
- Vous sentirez comme un choc électrique, mademoiselle Warcelos. Rien de bien méchant, mais ça vous fera retirer votre main instinctivement. Après quoi, vous vous sentirez un peu faible. N’hésitez pas à vous asseoir pour récupérer. Puis nous ferons le test pour voir si vous avez héritez d’un des quatre pouvoirs de Faerios.
Kalie acquiesça, et la femme resta silencieuse, se contentant d’attendre. N’ayant pas trouvé de raison pour gagner plus de temps, Kalie respira un grand coup, puis tendit le bras. Au moment d’effleurer les flammes, elle ferma les yeux. Alors, en même temps que venait le choc promit - bien plus grand que ce à quoi Kalie s’attendait - la jeune fille eut une vision. Une image venait de flotter dans son esprit. Celle de Faerios, avec son corps blanc, sa crête enflammé, son anneau autour de son corps. Il lui semblait qu’il volait vers elle, produisant un son strident, comme s’il voulait lui parler. Kalie eut l’impression de tendre le bras pour le toucher, puis ce fut le noir.
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Image de Faerios (si jamais vous ne l'avez pas remarqué sur le wallpaper de la fic :D)