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Double croche [O-S] de Reshini



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» Auteur : Reshini - Voir le profil
» Créé le 07/06/2018 à 17:59
» Dernière mise à jour le 12/06/2018 à 21:13

» Mots-clés :   Action   Drame   One-shot   Organisation criminelle   Romance

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Double croche
S'il existe une ville dans ce monde qui peut prétendre être la mère du jazz, ce serait Féli-Cité. Cette métropole dégage l'essence même de cette musique, cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Quand nous nous baladons dans les boulevards devant les gratte-ciels, nous jouons de la trompette, quand nous arpentons les ruelles droites entre les immeubles de briques rouges, nous sommes assis au piano, quand nous dansons dans le jardin devant la grande fontaine, nous glissons l'archet le long des cordes de la contrebasse. Cette métropole a un cœur, et il est fait de croches, de syncopes et de contretemps. Cette métropole est contre le temps, elle l'arrête. Cette métropole, enfin, c'est chez moi.

***
Il est neuf heures, le Soleil vient caresser doucement mes paupières closes, infiltrant ses longs doigts à travers le store. Je me dresse, je pose le pied au sol, je me lève. Ma chambre est mitoyenne à celle de mon voisin, cela ne me dérange pas, car je me réveille tous les matins sur l'air triomphant de L'Antre du roi de la montagne, tandis que je scrute depuis ma fenêtre le mont Couronné. Quel bon goût il a, ce voisin. Je me dirige d'un pas rebondi vers ma cuisine. Mon café est un rendez-vous délectable quand on allie plaisir des papilles et plaisir des oreilles. Ah, je l'entends se réveiller, lui aussi, comme chaque matin, en stridulant. Ma tasse vide, je le rejoins dans le vaste salon, tout de gris taupe, baigné dans la pénombre aurorale. Mon saxophone est au coin de la pièce, près de la porte, encadré par une de mes enceintes tour et un pot d'arbre à baies Prine. Je m'empresse de le prendre et d'improviser, comme chaque matin, un jam avec mon Crikzik, Parker.

***
Je suis en retard, je dois répéter avant la représentation de ce soir au Milotic Passion, le bar juste en face du bâtiment de Féli-Télé. Parker vient avec moi, il n'a pas besoin de Pokéball. Mon alto n'est pas lourd, bien heureusement, je le dépose dans son étui et je m'empresse de rejoindre le couloir de mon immeuble, en fermant soignement la porte de mon appartement à double tour. Les escaliers ne sont pas un souci pour nous deux, nous glissons sur les rambardes comme le couteau sur le beurre. La vie est un jeu, autant s'en amuser. L'air est un subtil mélange d'humidité matinale et de parfum floral, agrémenté de la senteur des feuilles d'arbres et de l'herbe coupée de la veille. Bien évidemment, le ciel s'annonce joyeux lui-aussi, aujourd'hui. Féli-Cité est une ville très dense et large, on ne se rend pas compte si on la regarde d'un certain point de vue mais c'est le cas. J'habite dans le quartier près de l'entrée de la route 202, je dois donc traverser la ville à pied en passant par le grand boulevard.

***
Je suis vraiment en retard, il est plus de onze heures, mais je vis à mon rythme, pas question d'accélérer la cadence. J'improvise toujours, mais jamais en dehors du rythme, comme lors d'un morceau de jazz, finalement. Je suis allé acheter une baie Gowav dans une épicerie au coin de la quatrième avenue, pour Parker, il n'aime pas les baies Prine, elles sont trop acides, trop sucrées, mais pas assez fermes pour lui. Il aime davantage l'amertume, cependant, cela lui monte très vite à la tête. Cependant, lorsqu'il est confus, son chant, semblable à un son de xylophone, adopte un tempo plutôt adagio, qui ne sait pas sur quel pied danser, ce qui donne une forte impression de mal de mer, droit dans le cœur. C'est un chant très dissonant, mais que j'adore entendre. Vous voyez ? J'improvise toujours, même au fil de mes pensées. Et c'est ce sens de l'improvisation qui va me permettre de vivre ce dont je ne soupçonne même pas encore, à cet instant.

***
Une jeune demoiselle me rentre allègrement dedans, tandis que je marchais à mon pas en direction du bar. Chose incroyable, malgré sa très fine silhouette, élancée et élégante, elle est capable du prodige de faire voler mon étui contenant mon saxophone, à quelques pas de moi. Le tout sans que je m'en rende compte sur l'instant. Et je rigolais des états d'ébriété de Parker. Mais comment vous décrire, à cet instant, dans quel état je suis vraiment. Perdu ? Non, je me sens parfaitement à ma place en projetant mon regard dans sa chevelure de soie dorée, dans ses prunelles de jade, dans son éclat de vie. Éclat de vie si pur et si frêle qu'il manque de se faire abîmer par cette collision impromptue, mais je ne manque pas de la rattraper au vol, pas comme mon malheureux alto.

« Oh ! Charlie ? »

Oui, je la connais, et je la connais même bien.

« Salut Ella, je me disais bien qu'il n'y avait que toi pour me faire un tel grabuge.

_ Je suis désolée, je ne regardais pas devant moi !

_ Que fais-tu en ville ?

_ Mon orchestre se représente dans un bar de la ville, au coin de la cinquante-deuxième avenue.

_ Mais vous n'étiez pas en tournée ? Je ne comprends pas, elle devait durer au moins deux ans, non ?

_ On la termine ici, Charlie, et ça fait déjà deux ans. »

Elle n'a pas remarqué non plus le grand décollage de mon étui, mais Parker lui, n'a pas dû en manquer une miette, et au vu de son grand fou rire, cela devait être un grand spectacle. Je la redresse doucement, puis je me penche sur mon étui étendu au sol pour l'ouvrir et l'inspecter. Le bec et l'anche sont cassés, il faut les changer, le constat est sans appel. Ce n'est pas si grave, le bec commençait à s'user et la anche vibrait étrangement lorsque je tenais les notes.

« C'est de ma faute, Charlie, je vais t'avancer l'argent pour racheter les pièces.

_ Ne t'inquiète pas pour ça, je devais les changer depuis quelques temps déjà. »

Elle n'a pas changé elle, par contre. Une petite brise soulève délicatement ses mèches, mon regard s'envole dans le vague.

« Je t'offre un café ?

_ Disons que... Je dois aller quelque part, je suis déjà en retard.

_ Comme d'habitude, tu es en retard mais tu traînes. C'est une répétition ?

_ Non, c'est pas une répétition ! C'est, genre, autre chose.

_ Tu es sûr que tu ne veux pas ? Ca fait longtemps, en plus je voulais te capter comme je suis en ville pour quelques jours.

_ Ella, s'il te plaît. »

Elle soupire. Elle soupire son air et son entrain par la même occasion. C'était pas facile, oui, mais elle doit s'y faire. Elle me salue d'une main mollement levée et d'un sourire en demi-ton. Je repasse de ma paume ma chemise, puis je continue ma route, avec Parker, un peu déboussolé. Pas comme moi.

***
Le magasin d'instruments de musique n'est pas si loin, il est à la quarante-cinquième avenue, la fameuse rue de l'Ecole des Dresseurs. N'étant pas un fameux dresseur, je ne m'aventure pas trop dans ce coin-là de la Jubilante, mais pour la musique, aucune épreuve n'est insurmontable. Pour le meilleur ou pour le pire, parfois. Mon Crikzik sur l'épaule, je ne ressemble à pas grand-chose, mais le pauvre a de trop petites pattes pour marcher très longtemps en jungle urbaine. Après trois quarts d'heure de marche, j'arrive enfin au magasin, qui est bien évidemment fermé à partir de midi et pour le reste de la journée. D'un autre côté, j'ai déjà bien dépassé le seuil de tolérance au sujet de mon retard, donc ce contretemps ne changera rien à ma situation. Mais comment trouver un nouveau bec et une nouvelle anche ? Sans ces deux pièces, je ne pourrai pas jouer. Ella. Je me doutais bien que ce serait trop simple, que je ne pouvais pas ignorer l'improvisation dans cette partition qu'est cette journée en la bémol majeur.

***
« Finalement, on l'aura eu ce café, glousse t-elle.

_ Comment tu vas ? La tournée s'est bien passée ?

_ C'était grandiose, on a joué dans les endroits les plus côtés, y a eu le club de Safrania, le lounge bar de Doublonville, tu sais celui à côté de la tour de radio, on a fait le Casino de Lavandia aussi ! Mais les meilleurs clubs de la planète, ce sont ceux d'Illumis et de Volucité. Tu verrais ces endroits, ils savent célébrer le jazz là-bas !

_ C'est pas trop mal aussi ici, non ? Le berceau du jazz c'est ici, mais c'est peut-être trop petit.

_ Ne le prends pas comme ça, je ne voulais pas dire le contraire.

_ Hm.

_ Je sais que ça t'aurait plu.

_ Oui mais je suis là, et c'est bien comme ça. »

Ce café est amer, je déteste ce goût, on dirait de l'encre de Sépiatroce.

« Ecoute, je n'ai pas été tout à fait franc. Je joue ce soir et je n'ai pas pu me procurer un nouveau bec et une nouvelle anche.

_ Tu es dans la merde.

_ Et c'est précisément pour ça que je t'ai appelée sur ton Holokit. Pour que tu viennes me dire très précisément "Tu es dans la merde".

_ Arrête de faire ton malin, tu n'es pas très engageant... » soupire t-elle.

Elle pousse sa tasse vide vers la mienne, remplie et ardente.

« Tu semblais de bonne humeur pourtant, lorsque je te voyais avec Parker dans la rue.

_ Attends, quoi ? Tu m'observais ? Tu m'es rentré dedans exprès ?!

_ Je... Je ne savais pas comment t'aborder de façon directe, je veux dire, tu étais là, je m'y attendais pas, et je ne pouvais juste pas...


_ Faire comme si de rien n'était ? Pourtant il a bien fallu quand tu es partie. »

Un silence s'installe. Il se ramène, bien engraissé, et il décide de se loger sur nos têtes, pour nous plomber les pensées. Elle joue nerveusement avec ses somptueuses boucles, elle n'ose pas porter le regard sur moi, qui n'arrive pas à la lâcher des yeux. Ca recommence, même ici, le même ostinato, quand on y pense. Moi qui m'accroche, elle qui fuit.

***
« Ca fait deux ans, Charlie.

_ Si notre rupture était un gosse, il aurait deux ans et il porterait ton nom.

_ Tu es obligé de tout prendre de façon sarcastique ? Je te jure que c'est pas fa-

_ Pas facile ? Non, bien sûr que ça ne l'est pas. Tout comme devoir vivre en faisant semblant.

_ J'assume toujours autant mon choix, tu ne me feras pas culpabiliser, surtout maintenant. »

Elle se durcit dans le ton, je retrouve celle que je crains. Les gens du café ne nous regardent pas, enfin, pas officiellement. Je sens leurs oreilles nous regarder.

« Tu aurais fait pareil à ma place, ne soit pas hypocrite, Charlie, reprend t-elle d'une voix assurée.

_ Vendre mon âme au diable, succomber à son charme, et partir loin de chez moi du jour au lendemain, pour un simulacre de musique ? Je serais bien con.

_ Ecoute-toi, ose me dire que ce n'est pas puéril comme crise de jalousie. Cet orchestre est la chance de ma vie, je n'aurais pas pu réussir si j'étais restée, tu le sais.

_ De la jalousie ? Mais tu n'as rien compris, c'est effrayant.

_ Explique-moi alors. »

Un regard, c'est tout ce qu'il me faut pour lui expliquer. Un lien invisible entre nos globes oculaires, un instant figé, un rougissement des joues.

« Je compte autant que ça ?

_ Tu ne peux pas savoir à quel point je n'arrive pas à te sortir de la tête quand je te vois.

_ Je suis désolée.

_ Si tu l'es sincèrement, alors tu écorches ce qui reste de mon cœur.

_ Je n'aurais pas dû...

_ C'est trop tard, Ella.

_ Pour quoi ?

_ Pour tout. »

***
On ne pourrait rêver mieux comme moment pour prendre un café, avec une tasse de moulu infect, une fille empoisonnée, et le regard accusateur des parfaits étrangers. Cela pourrait être pire, Parker me fait doucement sourire, tandis qu'il mange son Poffin.

« Je vais demander à mon ami saxophoniste pour le bec et l'anche. Il joue de l'alto lui-aussi. Il est très précautionneux, il a souvent des réserves.

_ Je te remercie.

_ Sans vouloir m'immiscer de trop, tu te produis où, ce soir ?

_ Au Milotic Passion, au coin de la cinquante-deuxième.

_ Je l'ai aperçu en venant, difficile de le manquer.

_ Oui.

_ Le club n'est pas très loin de la scène où je suis ce soir.

_ Le coin musical de la ville, c'est la cinquante-deuxième, c'est normal.

_ Ecoute, peut-être que je force un peu mais, ce serait plus pratique si tu venais chercher tes pièces avec moi. Je ne sais pas quand me libérer avant les répétitions, sinon.

_ Au point où j'en suis. »

Nous nous levons, pratiquement à l'unisson, mais dans un canon de bruit de chaise. Je dépose le pourboire, et je laisse Ella et Parker passer.

***
Le théâtre de Féli-Cité, à la limite de la sortie de la ville par la cinquante-deuxième avenue, en direction de Joliberges, est une bâtisse à la façade très raffinée, avec de jolis ornements en marbre, agrémentée également de bannières verticales et de décorations plus modernes. C'est là qu'Ella chantera ce soir. Nous sommes dans les coulisses, les techniciens et les assistants s'occupent de la mise en scène. Dans le fond, une dizaine de personnes, pour certaines habillées en tenue de soirée, discutent bruyamment. Ella semble particulièrement réceptive à l'un d'eux.

« Sian ! Tu peux venir deux minutes ? » crie t-elle d'une voix très projetée.

Un garçon imposant se retourne et se dirige vers nous. Un gigantesque garçon aux cheveux platine et courts, sous lesquels brillent deux perles de turquoise, dans cette pénombre de coulisses, si particulière.

« Yo, Ella, tu es prête à répéter ?

_ Non pas encore, je dois te présenter quelqu'un. Charlie, voici Sian, c'est l'ami dont je t'ai parlé, le premier saxo de l'orchestre.

_ Enchanté, Sian.

_ Et voici Parker, le joli petit Crikzik.

_ Enchanté, vous deux. »

Je lance ma main à tout hasard, et il me la serre très franchement et sincèrement, ce qui me vaut une jolie expression grimacée.

« Est-ce que tu aurais un bec et une anche à lui dépanner, s'il te plaît ? Je sais que tu es prévoyant, toi !

_ C'est que vous tombez mal, je n'ai pas pris toutes mes pièces de rechange.

_ Tu parles d'un manque de cul. » soupire-je.

Cela me vaut un joli coup de coude dans les reins de la part d'Ella.

« D'un autre côté, je ne jouerai pas ce soir au saxophone, George est souffrant, je le remplace à la batterie. Je sais bien que ça ne se fait pas trop mais... Je peux lui céder mon bec et ma anche, pour ce soir.

_ Tu es un amour, beau gosse, je te remercie !

_ C'est rien, ne t'inquiète pas Ella.

_ Tu me sauves la vie, merci beaucoup.

_ Y a pas de malaise, Charlie. »

Il part chercher son alto et il me donne les deux pièces maîtresses qui me manquaient. Enfin. Il m'adresse un sourire léger, naturel, puis il retourne vers les autres en ne manquant pas de saluer Ella. Je sors rapidement du théâtre, avec elle m'emboîtant le pas.

***
« Il est adorable, je savais qu'il n'aurait pas fait de manières. Entre collègues, vous vous comprenez.

_ Est-ce que vous vous... fréquentez ?

_ Sian et moi ? N-non, enfin, ahem, non.

_ Je vois. »

Je n'ai pas pu m'en empêcher, je suis vraiment crétin parfois. Mais j'avais besoin de remettre le couvert. Juste cette fois.

« Bon écoute, Charlie. Je vais rentrer rejoindre les autres, on devrait pas tarder à répéter, et tu sais bien, ma voix est un peu longue à chauffer, enfin tu vois le genre.

_ Ouais, pas de problèmes. »


Elle semble toujours aussi hésitante avec moi, comme Parker lorsqu'il chante tout confus. Elle ne sait pas sur quel pied danser.

« Ça m'a fait plaisir de te revoir, Charlie. Je sais bien que ça n'a pas été tendre, ni aujourd'hui, ni avant mais... J'avais besoin de te le dire.

_ Tu sais ce qui est énervant chez toi ? C'est que malgré tout ce qu'on s'était dit avant que tu ne partes, et malgré ce que tu as fait, tu es toujours pareille. Splendide. Splendide comme un matin d'été qui dévoile le bonheur d'une nuit passée au coin du feu. Splendide comme une aria louant la grâce de mille étoiles. Splendide comme tu l'as toujours été et tu le seras toujours. »

Je me retourne tandis qu'elle passe l'intérieur de la porte, sans un mot. Parker me tient la jambe. Il sait y prendre avec moi.

***
« Charlie, le rythme, bordel, tu le charcutes là.

_ Désolé, c'est de ma faute, on reprend.

_ Non, c'est bon, on prend cinq minutes. »

Bret est de mauvais poil, il faut croire. Il se lève brutalement de sa batterie.

« Quoi, ça va, ce n'est que Take five, si encore c'était Summertime...»

Grover prend souvent ma défense, peut-être à tort. En tout cas il n'a peut-être pas raison en ce moment. C'est indéniable, je daube dans la colle niveau qualité de jeu, je dois me reprendre. Même Parker me le fait savoir. Il me juge. Parfois je le hais autant que je l'adore, il vit en décalage de phase avec ce monde, personne ne sera jamais prêt pour lui. Je sors m'oxygéner un peu. Après tout, on répète depuis trois heures, et on ne commence que dans deux heures. L'ambiance dans la rue est très vivante, il se dégage un sentiment merveilleux de légèreté. Pourtant, des étranges camions font tache au milieu de ce beau tableau urbain. Des camions blanc et noir. L'improvisation me trouve encore, malheureux que je suis. Je décide donc de les suivre, après avoir regardé si les autres ne remarqueraient pas ma fugue en ré mineur.

***
Pourquoi s'arrêtent-ils derrière le théâtre ? Tout ceci est louche. Je ne veux pas y retourner. Oh et puis tant pis. Je suis le chemin emprunté par les camions, il semble y avoir une entrée amenagée menant vers les sous-sols. J'entends des voix. Parker est avec moi, il est muet comme un Magicarpe. Je me tiens contre un mur en briques à l'entrée du sous-sol. On dirait un hangar, je ne savais pas ça utile sous un théâtre.

« ...Ne vous inquiétez pas M. Décorum, je vous assure personnellement que la transaction se fera sans encombre, nous avons mis en place ce système afin de nous assurer une couverture. Vous savez bien que la Team Rocket sait assurer ses arrières, après tant d'années. »

Jamais je n'aurais dû entendre ça. La Team Rocket, ici ? Ils sont réputés pour leur organisation criminelle axée sur le commerce clandestin de Pokémon. Le théâtre leur sert de planque pour leurs transactions, et personne ne semble y prêter plus attention. Pour qu'un type comme moi le remarque, il faut pourtant le faire. Je dois prévenir la police. Je dois prévenir l'orchestre en haut de ce qu'il se trame pendant leur concert.

« Boss, j'ai entendu du bruit.

_ Va vérifier. »

Une grande preuve de ma discrétion légendaire s'est faite sentir. Je suis coincé entre le mur et le camion, je ne peux pas partir subrepticement sans faire de bruit.

« Hé, qui tu es, t-

_ Parker, attaque Survinsecte. »

L'homme n'a pas eu le temps de finir, Parker n'est pas le plus fort, mais il est capable d'assommer un homme adulte. C'est qu'il dégaine vite, mon cowboy. Nous entendons des pas se rapprocher encore, la fuite devient une nécessité. Nous nous dirigeons doucement vers la sortie.

***
Il faut que je prévienne tout d'abord l'orchestre en haut de ce qu'il se trame pendant leur concert. Tant pis pour ma bande, ils devront attendre. Je rentre de façon tonitruante dans le théâtre, et me dirige directement vers la scène, pendant leur répétition. Ella ne chantait pas. Elle a visiblement cédé sa place au trompettiste, pour son solo sur Straight, no chaser. Je dois les interrompre et les prévenir. J'aperçois Ella qui regarde derrière le grand rideau rouge, depuis les coulisses. Mais je n'ai pas très envie de lui parler directement.

« Excusez-moi ! C'est important, arrêtez s'il vous plaît !

_ Il nous veut quoi, lui ? fulmine le contrebassiste.

_ Je vais vous expliquer, mais il faut faire vite et il faut que vous m'écoutiez tous. »

Ainsi, je leur explique ma découverte, depuis les camions, jusqu'au moment où je m'enfuis du repaire, après que Parker ait neutralisé le sbire. Je m'attendais à des réactions très diverses : des réactions choquées, des consternées, juste étonnées même. Mais les seules que je vois sont des réactions d'inquiétudes. Personne n'ose soutenir le regard, personne n'ose prononcer le moindre mot, le moindre avis. Un silence sans aucune musicalité s'installe. Je me décide à le rompre sans plus attendre.

« Attendez, ça devient très bizarre, là. Vous pouvez m'expliquer ? »

Pas de réponse.

« Vous allez trouver ça drôle, voire absurde même ! commence-je avec un air plaisantin, mais j'ai comme l'impression que vous n'êtes pas très clean, vous tous, me trompe-je ? Ahah ! »

Pas de réponse.

« Allez vous faire foutre, salopards. »

Je me retourne en courant, je dois me sortir au plus vite de cet endroit, j'ai déjà perdu trop de temps, je dois prévenir la police. Personne ne doit s'en tirer libre.

« Attends, Charlie. »

C'est Sian, qui se lève de derrière sa batterie, qui saute de la scène et qui s'avance vers moi.

« Notre orchestre, c'est un orchestre, disons... privé. Nous avons un producteur, quelqu'un qui paie notre tournée, nos frais, nos instruments. Mais cet orchestre ne sert que de couverture pour organiser des trafics, c'est comme ça. Personne ne se doute que pendant un concert de jazz devant tout le gratin et les gens influents, se cache ce genre d'activité. Nous sommes tous au courant. Nous sommes tous conscients de ça et nous l'assumons. Mais cet orchestre, c'est l'élite, c'est le jazz. Pourquoi je te raconte ça ? Parce que c'est déjà trop tard, tu ne peux pas y remédier, à toi seul. Personne ne préviendra la police ici. Nous allons jouer ce concert, la transaction de ce soir aura lieu, et personne n'en saura rien. Et Gio continuera à être notre mécène. »

Mes yeux se consument de flammes. Parker se tient prêt, il bondira d'un instant à l'autre, c'est juste une question de timing. Sian semble impassible. Je sens dans ses paroles un zeste de regret, mais il restera campé sur sa position. Après tout, il n'a pas tort, pourquoi arrêter, maintenant qu'une seule personne semble avoir découvert le subterfuge ?

« Parker, Piqû-

_ Levy, Direct Toxik. »

Il est toujours important de surveiller ses arrières, mais lorsque une attaque surgit de sa propre ombre, nous pouvons que seulement rester sur place. Un Ectoplasma est un adversaire qui réputé maître, dans ce genre d'entreprises surprises. Le jeu devient très difficile à suivre, mais Parker a déjà prouvé plusieurs fois sa rapidité. Il fait volte-face et lance son attaque contre celle de son nouvel ennemi. Cependant, les deux attaques ne sont pas au même niveau, très loin de là, même. Si mon Crikzik est rapide, il ne fait pas le poids en force pure contre ce monstre. Il est projeté, empoisonné gravement.

« C'est fini, il n'y aura pas de combat ici. Ton Crizik est au sol, Levy te tient en joue. »

Je dois me rendre à l'évidence, il a raison. Je ne peux plus rien faire contre lui.

« Ecoute. Sors d'ici et va le soigner. Préviens la police, si cela te chante, mais tu rateras ta représentation avec ta bande.

_ Ecoute-le, Charlie. »

Ella sort de sa planque, et vient nous rejoindre.

« Si tu es lucide sur cette situation, tu sais que le mieux est de laisser couler. Il faut que ce concert se passe sans accroc, juste celui-là, juste ce dernier. Tu sais ce qui est le mieux pour tous les gens ici, pour ta bande, et pour toi.

_ Je ne pensais pas que tu avais réellement vendu ton âme au Diable, Ella. Je ne pensais vraiment pas. »

Dépité, fatigué, je tourne les talons, Parker dans les bras. Je dois me rendre au centre Pokémon de la quarante-cinquième. En partant, je lève les yeux aux loges, j'aperçois un homme, dont la simple menace enveloppe comme un linceul tout le théâtre. Un homme arborant sur son costume de jais un R rouge comme les Enfers. Un homme possédant un regard perçant de Persian. Je sais qui il est. Je quitte le théâtre. Je me retourne une dernière fois. Ella est au centre, éplorée. A ses côtés, Sian qui ne montre pas de compassion. Derrière, les musiciens qui semblent perdus et mal à l'aise. Ella cherche à m'harponner avec son regard, à capter mon attention, mais elle n'aura que mon indifférence. Je détourne le regard. C'est un bien triste calendo.

***
« Bonsoir, nous sommes le Choice Scarf Band, nous sommes honorés de nous représenter devant vous, ce soir, au fameux Milotic, nous tâcherons de rendre honneur au jazz. »

Bret est doué pour avoir le public dans la poche avant de commencer à jouer. C'est un de ses talents les plus utiles, ce qui le désigne comme le chef du quartet. Grover est à la basse, le discret Dave est au piano, et moi au saxo.

« Nous allons commencer par un arrangement de Smoke gets in your eyes. »

Ah ça, pour un arrangement. Je ne sais pas où il a réussi à caser une batterie et un saxo alto dans ce standard. Mais il adore ce morceau, le Bret. Moi, il me rappelle justement ce que je voudrais oublier. Je joue malgré tout la partition, mais je rate les arpèges. Je ne suis pas doué pour séparer les notes, il faut croire. Cette chanson me monte à la tête, je vois trouble. Et pour ne pas arranger les choses, je crois avoir des visions. J'essaye de me reprendre, de finir au plus vite ce morceau, pour me clarifier la vue. On dirait que le bec de mon saxo est empoisonné. Un coup de Sian ? Ça y est, enfin. Je me presse les prunelles. Je vois normalement, mais une vision ne veut pas partir. Non, attendez. Ella se tient vraiment dans l'encadrement de la porte, à l'entrée. Elle s'avance vers moi, je saute de la scène.

« Qu'est-ce que tu fais là ? Tu dois être sur scène.

_ Charlie. Je suis minable, depuis le début. Je ne supportais pas de te dire quelque chose que je ne pensais pas, je ne voulais pas te décevoir. J'ai accepté sans conditions ce qui semblait être l'opportunité de ma vie, sans regretter les choses que je ne pouvais pas emmener avec moi. Tout ça pour quoi ? Pour n'être, au fond, qu'une complice d'un réseau clandestin criminel, en faisant croire à tous les gens devant qui je chantais qu'ils écoutaient du jazz. Mais ce n'est pas ça, le jazz, ce n'est pas mentir, ce n'est pas juste qu'une simple façade, sans valeur, qui sert juste de masque à un crime sans visage. Je ne chantais pas le jazz, je chantais la messe du Diable. J'étais embrumée, Charlie. Je ne veux plus. Je ne peux plus.

_ Je suis embrumé aussi. Je ne sais plus si je dois te croire. Je ne sais plus si tu as vraiment eu une vraie âme au fond, Ella.

_ J'en ai eu une, je le sais. Mais elle est restée ici, à Féli-Cité. Elle a dû prendre la poussière depuis le temps, cette Ella. Mais je sais qu'elle est rangée, au chaud, qu'elle n'attend que de sortir de tout ça. »

Un silence s'installe entre nous deux. Les gens autour ne comprennent pas pourquoi il y a déjà une pause, juste après le premier morceau.

« J'ai appelé la police, ils ne vont pas tarder. Je suis ici car je voulais te prévenir. J'irai me dénoncer au commissariat quand ils en auront fini. Ils ne savent pas que c'est moi, je m'en suis assurée.

_ Tu n'as pas besoin de faire ça. Tu peux juste, tout reprendre depuis le début.

_ Comme lorsqu'on manque une phrase dans la chanson ?

_ Plutôt comme lorsque on manque quatre accords de suite, disons. »

Un rire nous échappe. Un rire naturel et très léger, en sfogato. Dehors, les sirènes des camions de police retentissent fortement. Ils viennent en grande pompe. Le concert a dû commencer depuis au moins trente minutes. Et c'est alors qu'un grand bruit étouffe en un instant tous les autres. Un bruit grave, un bruit sourd, un bruit que personne ne soupçonne. Une explosion. Toutes les personnes s'arrêtent, puis se mettent à courir dans le plus grand vacarme vers la sortie, pour voir de quoi il en retourne. C'est le théâtre. Il est en flammes.

***
La fumée nous parvient jusqu'ici et nous pince les yeux. Ella semble ne pas accuser le coup du tout, elle toise, de son visage rougi, de ses yeux humides, le bâtiment en flammes, les véhicules de polices soufflés par la déflagration. Tout le monde cherche à comprendre.

« Ils étaient à l'intérieur, Charlie, tous. Je les ai tués, c'est de ma faute, il a su, il a tout su. »

Elle tombe en sanglots. Elle vient de se faire souffler tout comme ce bâtiment. Elle est ébranlée, détruite. Elle venait de perdre ses camarades d'orchestre, mais surtout ses amis avec qui elle a partagé deux années entières. Tout est balayé. La rue est plongée dans le chaos. Les gens crient, les gens hurlent, les gens courent le plus loin possible pour ceux qui y étaient, les gens s'approchent doucement pour ceux qui sont curieux, les gens aident les blessés à se mettre à l'abri. Le panache voluptueux de gris anthracite grignote de seconde en seconde de plus en plus de morceaux du ciel de crépuscule. Ella se tourne vers moi, je n'oublierai jamais ce moment. Ce moment suspendu dans le temps, où cette magnifique beauté me fait écarquiller mes yeux devant son visage empourpré d'un rose à en pincer le cœur, ruisselant de rivières de chagrin, éclipsé tantôt par des mèches balayées et irisées par la lumière ocre de ce paysage chaotique, des mèches qui occultent presque ses yeux de verre fondu, qui rendent si sublime cette jeune femme si triste. Cet instant, il est à moi pour toujours. Elle baisse la tête, et se jette contre moi. Je pose ma main sur ses cheveux.

« Je suis tellement conne, merde ! »

Elle s'en veut terriblement. Mais nous savons tous les deux qui a fait ce coup. C'est Gio. Il ne pouvait pas prendre le risque de compromettre sa situation. Il ne peut pas se permettre de se faire arrêter. En ce moment, il doit être loin de tout ça, parti en vitesse. Et il recommencera, ailleurs. Nous avons perdu. Enfin, peut-être pas tout.

***
Il est vingt-trois heures. Les pompiers, et leurs Pokémon, luttent afin de contrôler l'incendie, avant de l'éteindre purement et simplement, il ne faudrait pas se précipiter et laisser le feu se propager. Les blessés sont tous évacués et envoyés à l'hôpital, quelques cadavres ont été déjà retrouvés et identifiés, ce sont les moins touchés, ceux qui étaient devant le théâtre, dans la rue. Mais combien étaient-ils, à l'intérieur ? Ella se remet doucement, nous sommes dans le club, seuls. La bande a décidé de partir, puis de me mettre gentiment sur la sellette. Ce n'est pas si grave, je comprends la décision de Bret. Les clients sont rentrés chez eux. Le barman et le gérant sont dans la réserve. Nous sommes assis, sur le bord de la scène.

« Comment va Parker ?

_ Il est dans un état stable, au centre. Mais il a été touché très vite, de simples antidotes ne suffisent pas. »

Parker aurait détendu l'atmosphère, c'est certain. Mais une idée me vient. Ella ne me regarde d'abord pas, absorbée par les visions de la scène qu'elle se repasse en boucle. Je saute derrière le comptoir du bar, et je me dégote un vieux vinyle. Il y a le tourne-disque pas loin. Je le dépose délicatement, et j'actionne la machine. Un air suave se répand doucement, infiltre le moindre espace du club, comme une bouteille de whisky doucement couchée. Guidé par le son du saxophone et des trompettes, le timbre de la chanteuse nous caresse les oreilles, tel un léger souffle aussi chaud qu'une couverture de velours. Je m'empresse de rejoindre Ella et de lui présenter ma main tendue.

« Tu me ferais ce plaisir ?

_ You and the night and the music, c'est notre chanson.

_ Je n'aurais jamais osé passer un autre disque en ta présence. »

D'un sourire fébrile, mais touchant, elle se redresse et agrippe ma paume. Nous dansons comme si rien ne comptait vraiment. Comment vous décrire, à cet instant, dans quel état je suis vraiment. Perdu ? Non, je me sens parfaitement à ma place, vous le savez. Car je regarde son visage que je connais si bien. Les yeux dans les yeux, ses bras encerclant mon cou, les miens sur sa taille, cette musique nous ramène deux ans en arrière. Comme si nos disputes, son départ, ce soir, n'étaient que des inventions venues d'une autre histoire. Elle semble en voie de guérison, le poison qui coulait en elle s'affaiblit, dans un morando. Bien sûr, les choses ne sont pas si faciles, cela va mettre du temps pour se réparer, pour que tout se passe mieux. Mais dans son visage asthénique et exténué, mais malgré tout apaisé, dans mes bras, je vois que ce moment va marquer notre futur. Je sais improviser, de toute façon. Et c'est tout ce qui compte.