Salle de bains10:00 p.m., quelque part.
Il est encore plus fatigué après la douche.
L'eau chaude ne le détend pas; elle pique et harcèle ses nerfs de milliers de dards, transperçant sa peau d'une vieille douleur.
N'a qu'une envie, de s'évanouir dans le bac, au fond du drain. De saigner ses couleurs l'une après l'autre, s'effritant lentement sur lui-même pour révéler le corps en dessous.
Il enfile paresseusement un boxer, noir tiens, couleur du deuil, couleur de la justice. Attrape vite le premier haut jeté sur la commode. Surdimensionné, d'un bleu délavé. Fané. Qui tombe sur ses hanches sans s'accrocher aux arêtes vives de ses os pointus.
Il a oublié de couper l'eau; il lui faut revenir sur ses pas et affronter son reflet. S'ignorer froidement.
Les rayures vives sur sa peau contrastent avec son teint, il s'est infligé cela dans la solitude de la cabine de douche. Pathétique tentative de se réaffirmer, de s'approprier son corps. De troquer, de muer la vieille peau sale et heurtée de bleus contre peau neuve prête à l'emploi. Traînées écarlates et fraîches par-dessus la craie qui barbouille le tableau noir. Aura-t-il le courage de l'effacer d'un coup d'éponge et de recommencer le croquis ?
Il frissonne.
Vingt-deux heures plus tôt, il criait fort et riait plus fort encore, il était le feu, il était le vent qui l'attisait.
Presque toujours il ne s'arrête pas sur son propre cas, ne tient pas compte de sa santé ou de ses besoins. Parfois, et seulement parfois, il frotte longuement ses bras, ses jambes, avec ce qu'il trouve. Des poignées de sel. De l'huile. De la neige recueillie sur le rebord de sa fenêtre. N'importe quoi, suivant les jours et les sautes d'humeur. Ça aide.
Un tout petit peu.
Retour sur le seuil de la chambre. Faible touche de couleur dans ce garni démodé et terne, la couverture aux tournesols. C'est un petit bout de chaleureux, imprimé sur un mètre vingt de polaire bon marché. De bêtes fleurs de tissu, qui ne sentent pas le moindre parfum et qui ne fanent jamais.
Jaune et vert, juste comme les yeux du diable.
Quand il s'enroule dedans, il veut presque crier, le tissu frotte contre sa peau sensible et c'est trop, trop de stimuli, trop de brûlure.
Pour s'occuper - penser à autre chose - il mâche sa langue, applique assez de pression pour en extraire du sang.
La saveur cuivrée éclate sur ses papilles, rassurante et familière.
Il visse son regard au mur, enregistre avec une clarté absurde les plus petits détails des fournitures. Le papier peint trop tarabiscoté, pitoyable cache-misère. L'armoire dans laquelle il dissimule ses petits trésors. La commode branlante. Les carreaux fissurés et sales, patinés de neige fondue s'y écrasant -
et ses yeux à lui.
Il peut presque le voir derrière la vitre, suspendu dans les airs, silhouette damnée se dissimulant derrière les flocons tourbillonnants.
Il s'allonge confortablement dans la chaleur naissante au creux de son ventre, sentiment doux-amer. Y creuse et s'enracine profondément jusqu'au bout du jour - la nuit ne lui appartient pas. Plus maintenant. Le soir est proche, chante son sang.
Mille formes découpées ornent les murs - des poupées de papier, des sujets photographiés, des dizaines de petits carrés gris et blanc, coupures de presse - en un aimable désordre suivant le fil décousu d'un mauvais roman d'amour. Des histoires - leurs histoires. Leurs images.
Tout, tout est toujours pour lui.
Jusque dans les murs il y gravera son nom, jusqu'au plafond il l'éclaboussera, une syllabe après l'autre roulant sur sa langue, coulant d'entre ses lèvres - et bavant sur le plâtre et le bois, un cri un nom UNE LITANIE répétée à la nausée.
Sa vision troublée se noircit, sa tête dodeline, alourdie par des heures de veille.
Toi, tout pour toi, toujours toi, fredonne-t-il, les larmes montent, il ravale -
Sursaut. Il secoue le sommeil de ses épaules, hébété. Sa conscience l'a glissé sans son consentement dans ce demi-sommeil maladif qu'il abhorre. Tout se sent sale et gluant dans son estomac, une chose laide qui rampe et clapote. Il doit s'empêcher de gratter sa peau au sang pour s'ouvrir, se nettoyer -
Il échoue de toute manière. Se jette sur le carrelage plus qu'il ne se traîne, pour vomir à longs jets ce café infâme et le reste.
Ce café qu'il ne voulait pas, qu'il pouvait refuser, qu'il a accepté.
Le reste qui souille la cuvette. Il ne peut pas regarder, il doit rincer ça.
Quand est-il revenu sur le lit ? Il ne veut pas se soucier du temps qui passe.
Il retourne se blottir dans l'angle du mur, là où le matelas est affaissé. Yeux mi-clos, obstinés à guetter par la fenêtre un message qui ne viendra pas. Il a mal à l'estomac, aux reins, et la brûlure derrière ses paupières est tenace.
Il a soif.
Tant pis.
Pas moyen qu'il se relève maintenant.
Cela fait vingt-trois heures, quarante-huit minutes, et il attend. Attend la nuit, attend un secours ou un jugement.
Où es-tu ?
Trouve-moi déjà.
11:48 p.m., même endroit.