
but they believe, they believe...
***La Bête s’était présentée au Roi un soir. Sous les traits d’un vieillard demandant simplement le couvert et le logis pour la nuit, elle fut jetée hors du Palais sans même un morceau de pain rassis pour faire taire sa faim.
Le lendemain, la Bête se présenta de nouveau au Rois. Cette fois, sous les traits d’une vieille sorcière demandant simplement quelques vivres et un endroit où passer la nuit à l’abri des intempéries. Les gardes royaux s’occupèrent une nouvelle fois de la jeter hors du Palais, seulement avec une vieille pomme rongée par les vers.
Le jour d’après, la Bête s’avança de nouveau jusqu’au trône. Aidée par son repas de la veille, c’est sous l’apparence d’un homme d’âge mûr aux allures de guerrier qu’elle se présenta. Comme les jours d’avant, elle demanda de quoi manger et un endroit où dormir. Mais, plutôt que de la jeter dehors, on lui offrit plutôt un petit paquetage avant de la raccompagner aux portes de la demeure royale.
Toujours tiraillée par son insatiable famine, la Bête demanda le jour suivant une autre audience. Sous les airs d’un magnifique jeune prince couvert d’étoffes aux couleurs rares et de parures étincelantes, elle se présenta comme l’héritier d’un pays lointain, en pèlerinage pour trouver une compagne. Surpris et charmé par les manières et les incroyables richesses du jeune homme, le Roi ordonna qu’un banquet soit tenu en son honneur, et que la plus belle chambre du palais soit préparée.
On prépara la table pour le banquet, invitant en urgence les meilleurs cuisiniers et pâtissiers de toute la capitale, dévalisant les réserves de tous les boulangers, bouchers et poissonniers des environs, mettant à sec les caves, pour un repas d’exception. Toute la soirée durant, et jusqu’au petit matin, on se succéda pour présenter à table les mets les plus rares et les plus raffinés.
Et la Bête mangeait. Elle avalait goulûment, sans jamais s’arrêter, tous les plats devant elle. Le repas continua ainsi des jours durant. Bientôt, alors que les réserves s’amenuisaient et que le Roi se faisait de plus en plus inquisiteur quant aux véritables intentions du prétendu prince, le masque tomba.
Les atours du prince enflaient, se déchiraient peu à peu pour révéler un corps gonflé, difforme, rendu monstrueux par les os et les muscles qui grouillaient sous la peau. Ses bras bouffis, remplis par le gras, les huiles et les sauces, ne parvenaient plus à atteindre la table juste là. Toutes ses articulations, transformées en autant de gueules béantes, suintaient cette mélasse sombre qui s’échappait déjà de sa bouche. Des langues visqueuses en sortaient pour s’enrouler mollement autour des objets de son appétit, et s’en retournaient se cacher dans le vide d’où elles étaient nées.
Bien sûr, on tenta d’appeler les gardes royaux pour faire sortir le monstre du palais. Mais ces chevaliers, aussi, devinrent délicieuses collations. Puis les serviteurs, les conseillers du roi, les cuisiniers. Bientôt, il ne resta plus d’autre âme dans toute la capitale et dans tous le royaume que celle du Roi, et celle de la Bête.
On raconte que la Bête est toujours assise à la table du Roi, et dévore toujours, depuis une éternité, tous les plats qu’on lui apporte, dans l’espoir d’un jour calmer son appétit immortel.
Ou, du moins, c’est ainsi qu’allait l’histoire du Banquet du Mange-Soleil.
***Cauchemar et Blanc avaient trouvé la table du fameux banquet sans vraiment la chercher. Cela faisait maintenant deux semaines qu’ils la longeaient, portés par la curiosité morbide de ce qui les attendait à l’autre bout.
La table, folle dans son allure, s’étendait à perte de vue. Quelques pieds richement taillés, hauts de quelques mètres, se succédaient à intervalles réguliers pour supporter la colossale tablette de bois massif. Des gravures partout contaient elles aussi l’histoire du Mange-Soleil, détaillant précisément les courbes et les éclats de chaque met dans l’estomac de la bête, les atours de leurs cuisiniers et les moindres imperfections de leurs ingrédients.
Parfois un bras noir coulait le long du bois, serpentant dans les ruisseaux gravés et s’en allait attraper l’un des plats posés juste au dessus. Des yeux voyageaient à travers ces membres visqueux, observant les alentours à la recherche de nouveaux goûts à découvrir en dehors de la Table. Sans prévenir des griffes acérées s’en étendaient parfois pour attraper les oiseaux qui volaient bien plus haut, ou les taupes et les vers qui osaient essayer de se faufiler bien en dessous. Les deux acolytes avaient appris à éviter leurs assauts et à s’en débarrasser, au moins assez pour pouvoir se reposer en paix et voler des provisions sur la table sans craindre de finir en nourriture à leur tour.
Des plats venus du monde entier se succédaient, certains même que l’on croyait seulement l'œuvre de vieux contes pour enfants ou d’autres légendes oubliés de pays et cultures disparues. Au moins cela rendait le voyage bien agréable, songeait Cauchemar en souriant au renard à ses côtés.
Comme tous les soirs, le voyageur entreprit d’escalader l’un des pieds de la table pour aller chercher de quoi manger. Blanc molement couché sur une épaule et les bottes bien serrées, il était temps de monter. Une ascension d’une dizaine de mètres, aidée par les profondes entailles et gravures formant autant de prises idéales. Une ascension rapide, mais toujours interrompue çà et là par les immenses lances de chair noire. Rien que Blanc ne pouvait contenir, mais un effort que le renard était bien las de fournir.
Une fois au sommet, la même vision. Des plats, saladiers, assiettes et couverts gigantesques, à l’échelle de la Table, remplis de quantités absolument scandaleuses de nourriture. Une vaisselle à l’allure antique posée à côté de simples bols de terre, ardoises chaudes ou coutellerie moderne, des bouteilles de cristal venues des quatre coins du monde, aux couleurs exotiques qui laissaient la lumière danser dans l’alcool et s’écraser sur la Table en des myriades spectaculaires de couleurs encore jamais vues. Une page entière de l’histoire et des cultures du monde, parfaitement préservée depuis une éternité, toujours resplendissante, pour apaiser la faim dévorante du roi de l’oisiveté. Une infinie tristesse parcourait Cauchemar à cette idée. Blanc, lui, bien moins fou que son compagnon, avait déjà jeté son dévolu sur l’un des colossaux bols fumants qui se dressaient à quelques mètres de là. Une autre épopée pour le renard, que le rêveur n’avait aucune envie d’entreprendre. Les assiettes étaient déjà une corvée à atteindre, alors il n’allait certainement pas se risquer à grimper là-dedans.
Le fumet des viandes rares se mêlait aux douces odeurs des fruits, des légumes et des liqueurs sans jamais teindre les fragrances toutes aussi fines des milliers d’autres plats. Le tout s’en allait créer, en plus d’un voyage à travers le temps et le monde entier, une formidable aventure des sens, réveillant des souvenirs enfouis au plus profond de l’âme et endormis par des millénaires d'errances de corps en corps et de vies en vies. D’où venait cette irrésistible attirance pour les airs les plus étranges et les familiers inconnus de créatures encore fumantes ? Sous les traits de quel prédateur, au cours de quel âge et de quel monde avait-on déjà goûté à tout cela ? Pendant combien de temps, pour que l’être s’en souvienne encore ?
Cauchemar avait rejoint, guidé par l’insondable faim de ses souvenirs, une ardoise brûlante habillée d’un pavé rouge, saignant, fumant, tiré du flanc de quelque colossale bête. Armé de couverts à sa piètre taille d’Homme, le voyageur découpa sans aucune difficulté une part à sa faim. Un repas bien mérité, après une énième journée à errer à l’ombre du banquet. Un repos bien mérité, alors que le lointain continuait de s’étendre, à jamais identique.
Le soir puis la nuit passèrent. Sans encombre. A l'abri, adossés à l’un des pieds de la Table, les regards perdus dans les ombres tout autour, l’homme et le renard discutaient, comme à leur habitude.
La brise nocturne soufflait les herbes et les branches en une cacophonie tout aussi familière qu’inquiétante, interrompue parfois par les mouvements maladroits des innombrables tentacules du Mange-Soleil. Les rivières d’étoiles aux confins du regard étaient encore hors de leur portée, mais les yeux qui dansaient au creux de la chaire, comme hypnotisés par les lumières du firmaments, semblaient oublier, au moins le temps d’une nuit, les plaisirs terrestres de leur éternel repas. Un regard empli d’une rage triste, d’un orgueil silencieux, infiniment solitaire, né d'une irrésistible envie.
Quand la lune s’invitait pleine au zénith, les bras noirs s’étendaient vers les cieux. Pour des minutes aux allures d’éternités, les chaires difformes s’étiraient, de plus en plus haut, jusqu’à briser le cou de ceux qui osaient les observer, en quête d’un nouveau goût à attraper. Et quand les bras s’en retombaient, immanquablement trop courts pour rejoindre l’objet de leurs désirs, ils s’en allaient tristement en quête d’un lac ou d’une mare, pour essayer de l’atteindre ici. Le lendemain, sûrement, la Bête serait-elle assez grande pour rejoindre les cieux, ou suffisamment forte pour arracher le reflet piégé dans les eaux.
Aux premières lueurs du jour, on grimpa de nouveau le domaine de la Bête pour y trouver de quoi attaquer une énième journée de marche. Un minuscule grain de raisin, de la taille de Blanc, suffirait. Un premier repas rapidement interrompu par une étrange vision à l’horizon. Entre les assiettes et les bols, naviguant maladroitement, évitant les armées de couteaux et les forêts de fourchettes, une silhouette se mouvait. Minuscule elle aussi, trahie par les réflexions éblouissante du voile blanc qui trainait jusqu’à ses pieds.
D’un regard, les deux compagnons s’accordèrent à laisser leur curiosité vagabonder. Une course pour atteindre ce premier horizon et la vie qui s’y cache. Une poignée de minutes à s'essouffler contre la démesure de toutes les choses de la Table, pour finalement rejoindre ce mirage manifestement humain.
L’allure d’une jeune femme, à vue de nez du même âge que Cauchemar. Une crinière d’un blanc parfait, la peau mate, hâlée par le voyage, couverte d’une robe elle-aussi immaculée. Une robe de mariée, de dentelle et de soie, comme celles portées dans ces contrées loin au nord. Un voile cachait ses traits et s’en allait danser le long de son dos, puis se reposer doucement sur le sol juste en dessous. Une apparition singulière, mais qui le devenait bien plus encore à mesure que l'œil s’y attardait.
Des pieds fendus en sabots, un couple de queues constellées de noir caché sous la robe et trainant doucement derrière le voile, quelques taches brunes et blanches parsemées ça et là sur tout le corps, un oeil rouge, à la pupille en croix, au dos de la main et, enfin, une petite corne rougeâtre au milieu du front, coupant le voile en deux. Une humanité rapidement remise en question par un sourire amusé du voyageur. Il était bien la dernière personne à avoir une quelconque légitimité à ce sujet, songeait-il. Blanc lui lançait le même regard, un de ceux-là, moqueurs, qui parlaient sans rien dire d’hôpitaux et de charité.
Les yeux de la marcheuse, d’or et de plomb, restaient fixés sur l’horizon. Sans se soucier de la nouvelle compagnie à ses côtés, elle continuait d’avancer. Cauchemar n’insista pas. Pas un mot, pas un geste, seulement un coup d'œil rendu au fainéant encore posé mollement sur son épaule.
Arrêté, interdit en silence comme pour ne pas troubler davantage la procession solitaire, l’homme et le renard regardaient la figure disparaître de nouveau derrière l’horizon. Une vision mourante, qu’il ne convenait pas de sauver. Elle n’appartenait qu’à elle-même, au-delà des considérations du voyageur, au-delà de ses craintes et de ses questions. Et alors que sa curiosité hurlait à Cauchemar de courir à sa poursuite, de lui demander qui elle était, ce qu’elle faisait là seule et les autres centaines d'interrogations qui se bousculaient dans son esprit, sa raison lui disait que là n’était pas sa place.
“Tu crois que le prince a enfin trouvé sa princesse ?”
Cauchemar murmura doucement à Blanc, laissant les sons mourir avant d’atteindre l’horizon emporté par la jeune mariée. Et, au retour de la table nue au loin, le rêveur reprit sa route.
Une autre semaine à vaincre pas après pas la désolation de la Table. Une autre semaine à écouter les complaintes de la Bête alors que la Lune refusait toujours de l'enlacer en retour. Une autre semaine à découvrir les saveurs et les parfums de l’infini, rendus bientôt répugnants face aux souvenirs de cette vie encore bien sienne d’une simplicité si réconfortante. Une autre semaine à contempler l’image de la mariée brûlée dans son esprit.
Et chaque jour, la Table s’en devenait plus sombre, la vaisselle bientôt couverte du miasme noir laissé par le maître des lieux, les plats laissés à pourrir à moitié terminés. Au paysage habituel venaient se mêler les premières bestioles que le Mange-Soleil ne daignait avaler. Des mouches. Des nuées colossales de mouches perdues dans le marasme visqueux, léchant les salives nauséabondes de la Bête et les restes oubliés par l’ennui et la paresse. Un bourdonnement sourd, insupportable, accompagné par un mur de noir constellé de rouge, écrasé sur les carcasses et les charognes.
Et chaque jour, la Table s’en devenait plus sombre, l’air bientôt rempli des pleurs et des cris de la Bête, de plus en plus audibles à chaque pas. Les sons gras d’un millier de mâchoires condamnées à ne jamais rester closes. Les sons d’une vie de gourmandise aux allures d'orgueilleuse luxure menée d’un trône de paresse. Le déchirement des chairs, le craquement des os, la déglutition des eaux pour couvrir les sanglots de la solitude.
Vautrées salement à travers la table, les bras de la bête n’avaient même plus la force de se lever. Leurs yeux balayaient les cieux et les plaines frénétiquement à la recherche d’une cure à leur peine, emplis de larmes bien trop claires et bien trop belles. Il n’y avait rien. Il n’y avait plus rien. Plus une âme, plus une plante, plus un roc pour divertir la bête autrement. Rien. Le monde ici n’était plus qu’un vaste désert de terre morte, retournée jour après jour à la recherche du moindre ver, dépouillée du moindre brin d’herbe, vidée de la moindre goutte d’eau. Rien d’autre qu’un soleil hurlant, cuisant, invincible. Fatiguées, apathiques, les gueules aussi restaient béantes, laissant leurs langues pendre dans la bile malade qu’elles suintaient sans jamais s’arrêter.
Et comme la Bête semblait mourir, la Table mourrait avec elle. Un monde entier à l’agonie, perdant forme et raison au rythme des rires d’une Lune moqueuse.
Jusqu’à la nuit où, dans un effort démesuré de la Bête pour finalement rejoindre les cieux, un hurlement déchirant s’en retentit jusqu’au bout de la Table et bien au-delà. Elle pouvait presque la toucher. Là, du bout de ses doigts impossibles, elle aurait juré sentir le doux confort de sa peau de pierre encore vierge. Elle aurait juré humer la poussière céleste une fraction de seconde et découvrir un véritable nouveau monde, un monde où rien ni personne n’avait jamais posé pied, un monde qu’aucun esprit n’avait jamais réussi à imaginer la grandeur et la beauté. Elle y était presque. Peut-être la nuit prochaine. Ou celle d’après.
Réveillés par l’horreur invoquée depuis les ténèbres, Blanc et Cauchemar, encore groggy par le sommeil, reprirent de plus belle leur course à la recherche de la Bête. Autour d’eux, un incendie gigantesque, magnifique. Les yeux de la Bête pleuraient des larmes aux couleurs de tous les plaisirs du monde alors que ses gueules hurlaient les langues les plus belles de l’existence en quête de mots pour dire sa souffrance. Brûlée par les serpents de flammes dansants sur son être tout entier pour illuminer les cieux et rendre la Table à la terre, la Bête tombait doucement en cendre. Ses bras s’écrasaient inanimés depuis le firmament et dessinaient dans leur chute un chemin depuis les étoiles vers son corps véritable.
Dans la pluie de cendre et de poussière, dans les nuages de fumée, dans l’odeur carbonisée d’une mort attendue depuis déjà bien trop longtemps, et même dans l’effroyable cacophonie du chant des flammes et des cris, la Table n’avait jamais été aussi belle. Était-ce ce dont les générations qui s’étaient certainement succédées à sa construction rêvaient secrètement ? Dans les volutes et les tornades rougeâtres des flammes, on voyait presque les gravures s’animer et vivre pour devenir autant d’âmes revêches, finalement libérées de leur horrible labeur. Des centaines d’Atlas portant chacun le poids de leurs cultures et de leurs peuples, forcés de les offrir en sacrifice à un monstre venu d’un autre temps. Portée par le feu, une révolution éclatante. Une fulgurance spectaculaire traversant les âges pour mettre fin à la tyrannie de l’usurpateur.
Le bout de la Table n’était plus très loin. Le brasier à l’horizon se faisait de plus en plus grand, les cris et les pleurs s’étaient tus. Plus aucune convulsion. Plus aucun sursaut. Plus aucun regard vers les cieux et plus aucune rage dirigée contre la misérable terre. Les pieds de la Table s’effondraient un à un, emportant avec eux les éternités de leurs histoires.
Rapidement, une vision à laquelle les deux voyageurs n’osaient plus rêver. Un horizon libéré, seulement masqué ici par le trône de la paresse. Gigantesque lui aussi, à l’échelle de la Table. Décoré des mêmes motifs et des mêmes richesses, décoré des mêmes flammes et des mêmes cendres à présent. Un trône pour le roi des rois, un trône vidé de son tyrant. L’aspect de la Bête avait déjà rejoint la poussière quand le Rêveur arriva là où tout avait commencé.
Un autre siège, perdu au centre de l’assise du premier, bien plus convenable à un Homme véritable, avant que les idoles de la faim ne s’emparent de son esprit. La Bête, sous ses traits les plus vrais, assise de travers, portait les atours du prince de la légende. Quelques habits de soie du bout du monde, brodés de fils d’or, pour cacher une peau bleuie, rendue malade par des années d’excès. Une tignasse grisâtre, crasseuse, coupée au milieu du front par une corne rouge, pour cacher ses yeux morts, bientôt teinte de rouge par le flot de larmes qui s’écoulait déjà le long de ses joues boursouflées.
Vision viciée d‘un mariage princier, les atours de cérémonie déchirés et tachés, la Bête était-elle Homme ou l’Homme était-il Bête ? Une question bien sotte, balayée d’un sourire, alors que la jeune mariée, penchée au dessus de son époux, un bras entier dans sa gorge, en dégagea lentement un coeur noir d’encre suintant sang et bile. Le corps sans vie de la Bête s’écrasa contre le sol.
Cauchemar et Blanc observaient à bonne distance, interdits par l’étonnante beauté, l’étonnante délicatesse avec laquelle la jeune femme portait le coeur à son visage. Sous le voile, quelques douces lèvres s’ouvraient pour révéler une forêt de crocs, terrifiants et terriblement doux. Ses yeux brûlaient de joie alors que le sang dansait sur sa langue, que chaque bouchée semblait tuer la Bête encore davantage.
Quand le cœur ne fit plus, l’autre voyageuse laissa son voile retomber sur son visage et, comme si de rien n’était, reprit sa route. Dans les ruines du Banquet du Mange-Soleil, à travers le désert imposteur. Sans attendre son reste, et comme plus tôt, elle disparut au loin, emportant l’horizon avec elle.
Le Rêveur et le renard à ses côtés reprirent eux aussi leur route, à sa suite. Parfois, sa silhouette apparaissait à l’horizon avant de repartir aussi vite. On la voyait s’arrêter pour cracher dans le sable, y déposer les graines de ce qui fut un jour, pour rendre au Monde ses couleurs volées. Des dunes naissaient en une poignée d’heures les lacs, les arbres et les chemins d'antan. Pourtant, le nouvel ancien monde restait condamné au silence, alors que les chants et les vies n’étaient plus endormies dans le sable, mais déjà jetées à la recherche des étoiles au fil des siècles pour satisfaire la faim de la Bête.
Finalement, Cauchemar et Blanc partirent en quête d’autres histoires, en emportant de la Table la couronne de la véritable Bête. Laissant derrière eux le désert, et Sélène, pour réparer les erreurs du monstre qui ne souhaitait que l’aimer.
***P'tite histoire courte écrite l'année dernière. Je l'aime encore bien, et comme j'ai pas de nouveau matériel intéréssant à partager cette semaine, ça devra suffire. Voila. Des bisous.