Les trois empereurs (Ch. 2)
Chapitre 2 : L'enfant des Lois
Le doux chant des grands instruments de bronze s'échappait du vieux clocher. La mélodie s'éleva, se répercuta contre les cloisons de pierre, chevauchant la cité de son murmure bienveillant. Les rues terreuses étaient déjà emplies des marchands et de leurs clients qui allaient et venaient d'un courant continu. L'oasis, calme et reposante, offrait sa fraîcheur et ses ombrages au cœur de la ville dont la vie avait repris quelques heures plus tôt. Le son des cloches approchait. Il s'introduisit dans l'immense palais où les serviteurs s'activaient pour finir à temps quelque plat exquis. C'était l'heure du Serment.
Le volatile à la peau écailleuse s'arrêta face au fusuma. Derrière la fine porte de papier résonnait le murmure continu des bonzes en recueillement. Parmi eux, la voix du prince, profonde et impénetrable. Mikaël s'agenouilla sur le parquet ciré, ses bras fins ornés de bracelets au métal noir firent coulisser le panneau en silence. Ses yeux dépourvus d'iris se posèrent sur l'empereur courbé face à la silhouette de la statue au teint pâle qui ressortait dans l'obscurité de la pièce. Il attendit. De longues minutes s'écoulèrent tandis que le jeune empereur achevait son serment, appuyé sur son sabre, les yeux fermés dans une méditation sereine. Le son des cloches retentit à nouveau pour annoncer le commencement de la troisième période du jour, sortant les bonzes et l'empereur de leur contemplation. Ils se levèrent lentement, puis saluèrent le dieu de marbre. Mikaël ne bougea pas, son visage tourné vers le parquet sombre. Les moines quittèrent le sanctuaire d'un pas lent. Le conseiller sentit l'air chaud vibrer autour de lui tandis que les grandes hermines noires à la crinière de feu et vêtus de longs kimonos blancs le frôlèrent dans un souffle muet. Il devina alors le regard doré du prince se poser sur lui, mais n'en fut nullement intimidé.
_ Majesté, souffla-t-il, les seigneurs Uriel et Golgotha sont ici. Nous n'étions pas au courant de leur visite, mais ils s'entêtent à demander audience ce matin même. Le général Sirius les a reçus dans la salle du conseil.
_ S'il vous plaît Maître, ne m'appelez pas ainsi.
Le jeune empereur posa un genou à terre face au conseiller. Les mailles brunes de son armure reluisaient sous la lueur matinale. Il posa son casque face au maître d'arme et salua.
_ Nous sommes seuls, inutile de me parler en ces termes.
Mikaël secoua la tête.
_ Tu es bien trop sentimental Zapan. Tu es mon souverain à présent, et je dois te traiter comme tel.
_ Vous êtes mon maître avant tout, répliqua le jeune prince empli d'une grande tristesse. Je… je ne veux pas les voir. Pas aujourd'hui…
_ Il le faut mon prince. Vous ne pouvez pas refuser audience à d'aussi puissants alliés. Pas en ces temps de conflits.
L'empereur ne répondit pas. Il savait parfaitement à quel point sa requête était ridicule. Le visage du conseiller se radoucit.
_ Ne t'en fais pas Zapan, je resterais avec toi. Nous devons y aller maintenant, je n'aime pas l'idée de laisser les deux souverains en compagnie de Sirius. Tu dois te montrer aussi fort que l'était ton père, sois implacable. S'ils sentent une faille en toi ils n'hésiteront pas à te manipuler.
Le prince hocha la tête. Son regard tissé d'or se durcit légèrement. Bien assez pour que Mikaël ne tressaillisse, reconnaissant en cet enfant le portrait du grand guerrier qui avait longtemps dirigé leur peuple.
_ Pardonnez-moi Maître. Je sais quelles sont mes responsabilités.
Les grandes portes de bois coulissèrent en silence, dévoilant le souverain vêtu de son armure, suivi de son conseiller. Les deux seigneurs se retournèrent pour faire face à l'empereur et saluèrent. Le général, assit prés des larges fenêtres aux vitres cristallines salua à son tour.
Zapan les observa. Uriel, un puissant guerrier au regard noir, terrifiant, et dépourvu de sentiment. Un cœur aussi dur que l'élément qu'il maîtrise : c'était la description que tous faisaient de lui. L'être aux allures d'insecte, disparaissant sous sa lourde armure d'un jaune sable était appuyé sur ses deux énormes faux rocailleuses. Ses yeux divergents de son crâne cuivré fixaient l'empereur d'un air morne. A ses côtés, Golgotha, seigneur de ceux que l'on appelait les Souterrains. Un puissant épéiste qui avait maintes et maintes fois prouvé sa loyauté envers l'ancien grand roi. Son corps vert d'imposant reptile jurassique était couvert de larges plaques de métal qui formaient son armure. Son regard, durci par les années de guerres incessantes s'était posé sur le jeune prince avec rudesse.
Ils attendaient aujourd'hui beaucoup de cet enfant, sans savoir s'il était digne de la confiance qu'ils acceptaient de placer en lui. Au fond de la pièce, Sirius attendait. Un sourire des plus cruels s'était dessiné sur son visage allongé. Ses yeux vairons, l'un noir comme un gouffre, l'autre d'un bleu pâle ressortaient sur son pelage roux écorché de rayures sombres. Des bracelets et gantelets de métal obscur donnaient au grand chien une allure brutale et féroce. L'empereur attendit quelques instants encore, puis il prit la parole.
_ Mikaël m'a fait part des raisons de votre venue. Nous sommes tous conscients que l'audace démesurée du seigneur Asmo risque de nous coûter les terres des Combattants.
_ Le seigneur Zephon refuse toute aide venant de l'extérieur, annonça Golgotha. Il s'insurge face à l'aide que mes armées tentent de lui apporter.
_ Ses guerriers sont puissants, mais ils n'ont aucune chance face aux troupes d'Abdiel, ajouta Uriel.
_ Les Volants se rapprochent dangereusement de nos terres, reprit le souverain épéiste. Nous ne pouvons accepter les méthodes de Zephon, ni la perte de territoires aussi importants que ceux qui longent la capitale.
Un rire sarcastique retentit dans la salle où s'infiltrait la lumière agressive du soleil. Tous se tournèrent vers le général au sourire sanguinaire.
_ C'est la fierté ridicule des Combattants qui pousse ces imbéciles à lutter seuls. Si le seigneur Zephon refuse notre aide qu'il en paye les conséquences.
Le regard de Mikaël s'assombrit. La colère s'empara du souverain épéiste.
_ Comment pouvez-vous dire une chose pareil ! Si les Combattants perdent cette bataille tous les peuples du Deuxième Monde en pâtiront !
_ Général Sirius, reprit l'empereur pour tenter de calmer la fureur de Golgotha. Nous ne pouvons abandonner Zephon face aux troupes ennemies.
_ La défaite de Zephon apportera grande satisfaction à l'empereur Asmo, résonna la voix lourde et calme de Uriel. Son orgueil n'en sera que plus grand et il n'hésitera pas à lancer une nouvelle offensive directement sur Ichim.
_ Foutaises, rétorqua le général. Asmo n'atteindra jamais nos frontières. Laissons le seigneur Zephon mener sa petite guerre dans son coin. Le déplacement des Volants nous offre une ouverture pour attaquer la Terre des Essaims.
_ Les Combattants ne tiendront jamais face à Abdiel, gronda Golgotha.
_ Si ces volatiles atteignent la cité où demeure Zephon au centre du territoire, leur fierté fera taire toute méfiance. Il sera alors facile pour nous de reprendre les terres avant l'arrivé des Plantes, ricana Sirius. Après l'anéantissement de l'armé d'Abdiel, la plus grande menace sera écartée. Si nous envoyons des troupes maintenant, comme s'y attend Asmo, il en profitera pour s'en prendre aux territoires non protégés.
_ Vous nous proposer de nous servir des Combattants comme d'appâts, vociféra Golgotha.
_ Général, reprit Uriel. Vous êtes connu pour être le meilleur tacticien de guerre au service de l'empire, mais ne pensez-vous pas que la disparition de Zephon et de ses guerriers constituerait une perte importante pour nous ?
_ Certainement pas Seigneur, répondit le général avec un sourire grandissant. Jugez par vous-même les problèmes que peut nous apporter ce peuple à l'orgueil démesuré.
Uriel ne répondit pas. Il hocha la tête d'un air convaincu. Golgotha ne put cacher sa stupéfaction mêlée de colère à l'égard du souverain du peuple des Roches ; il se tourna vers le jeune prince avec espoir. Celui-ci hésita, tous les visages s'étaient à nouveau tournés vers lui. Mikaël observa l'enfant qui tentait de rester aussi imperturbable que possible.
_ Je suis désolé Général, dit-il finalement. Nous ne pouvons pas abandonner Zephon et ses hommes à la merci du seigneur Abdiel. Nous devons contre-attaquer dés maintenant pour éviter un trop grand nombre de pertes.
Le silence s'installa sur la salle du conseil. Zapan frémit en apercevant le regard d'une perversité impitoyable que Sirius avait posé sur lui sans se départir de son sourire, dévoilant une dentition d'un blanc pur.
_ Comme il vous plaira altesse, siffla le loup dont le pelage souple et lisse se reflétait sur les murs comme une aura sanguinolente. Permettez-moi de prendre la tête des troupes que vous enverrez aux devants des Volants.
_ Certainement, hésita le jeune prince qui tentait de soutenir le regard du général.
Sirius salua, suivit des deux souverains. Puis il quitta la pièce d'un pas ferme, son sourire toujours présent. Uriel sortit à son tour. Golgotha s'arrêta face à l'empereur et le toisa un court instant. Il posa son poing sur sa poitrine et salua à nouveau avec déférence, puis disparut derrière les grands panneaux de bois.
Sirius avait allongé le pas. La colère qui l'habitait était à présent plus que perceptible. Son sourire avait disparu, remplacé par une grimace haineuse. Cet enfant avait osé l'humilier face aux deux seigneurs. Mais par-dessus tout, Mikaël l'avait humilié en poussant le prince à contredire ses raisonnements. Ce simple maître d'arme avait une bien trop grande influence sur cet empereur juvénile.
Les portes lourdes et sombres s'ouvrirent à son approche. L'odeur de chair brûlée et les cris des prisonniers parvinrent au général pour assouvir sa soif de sang. Son sourire réapparut. L'un des plus petits reptiles à la queue enflammée s'approcha de lui et salua.
_ Général, souffla la voix rauque et brûlante du saurien. Nous venons de recevoir un nouveau patient.
_ Et quelles sont les raisons de son emprisonnement, murmura Sirius que l'excitation avait gagné.
_ Trahison. Il a été arrêté prés des frontières du Royaume des Plantes pour entrer en contact avec un de leurs espions.
Le grand chien laissa échapper un ricanement féroce en s'avançant vers le rongeur au dos couvert de pointes qui se débattait, tandis que deux des grands dragons au visage caché d'un drap noir attachaient fermement ses poignets sur le mur de béton ensanglanté. A la vue du général le prisonnier s'arrêta de gesticuler. Son corps tremblant trahissait sa peur, mais il parvint à soutenir le regard cruel que lui portait le monstre. Un regard effrayant où se mêlait l'obscurité des donjons à la clarté des flammes les plus ardentes. Sirius hocha la tête à l'intention d'un des dragons qui s'exécuta aussitôt, s'emparant d'une des tiges de métal chauffées à blanc.
_ Crevez-lui les yeux, siffla-t-il.
Les cris du traître retentirent jusqu'aux donjons souterrains, emplissant les prisonniers d'effroi, tandis que Sirius se délectait de ce spectacle. Le lézard qui l'avait accueilli s'avança lentement.
_ Général ?
_ Que veux-tu ?
_ C'est au sujet de votre fille…
Le grand chien tourna vivement la tête vers le saurien. Ses yeux s'étaient chargés de haine, faisant disparaître la pupille de son iris bleutée.
_ Je n'ai que faire de cette chienne traîtresse !
Ses rugissements couvrirent les gémissements du rongeur dont la vue n'avait plus lieu d'être. Le lézard recula rapidement.
_ Veuillez m'excuser Général, murmura-t-il. C'est que… les hommes que vous avez envoyés à sa poursuite n'ont reçu aucun ordre de votre part en ce qui concerne sa capture… Ils demandent s'ils doivent la ramener au palais.
Sirius contempla les bourreaux occupés à l'énucléation du rongeur. Pour la première fois, son regard s'emplit de brume, ses crocs disparurent derrière ses babines sans sourire.
_ Tuez-la.
Mikaël sourit à l'enfant pour le réconforter.
_ Vous avez bien agi Seigneur. Le général Sirius est un grand guerrier, mais il ne sait pas reconnaître les limites. De plus, vous avez à présent la confiance du seigneur Golgotha, ce ne peut être qu'un atout majeur.
L'empereur acquiesça, mais son regard ne quitta pas les lattes de bois qui recouvraient le sol.
_ Je crains d'avoir offensé le général, murmura-t-il.
Le conseiller ne répondit pas. Il savait à quel point Sirius pouvait être dangereux, mais il était intelligent, très intelligent. Bien assez pour ne pas contredire les ordres de l'empereur, même s'il s'agissait à ce jour d'un enfant. Malgré tout, il resterait une menace pour le prince tant que celui-ci n'approuverait pas ses méthodes. Mikaël soupira, quelques flammes s'échappèrent du brasier qui habitait son estomac.
_ N'ayez crainte mon prince. Le général Sirius vous suivra tant qu'il jugera que vos décisions ne mettent pas Ichim en danger. En envoyant nos troupes aux devants des Volants, nous n'offrons aucune ouverture à Baal.
_ Le seigneur Baal ne donne aucun signe de conflit pour l'instant, reprit Zapan. Je ne pense pas qu'une attaque soit à craindre de ce côté.
_ C'est vrai, et je doute qu'il puisse si facilement franchir la défense du seigneur Enoch.
Le prince hocha la tête. Il hésita un instant.
_ Des nouvelles de Assiah ?
Le conseiller parut surpri.
_ Le général Sirius a sûrement envoyé des hommes à sa recherche, répondit-il. Ils ne tarderont pas à la retrouver.
_ Pourquoi est-elle partie ?
Mikaël observa le jeune prince dont les yeux aux reflets dorés n'exprimaient que tristesse. Il posa une main sur son épaule.
_ Ne t'en fais pas Zapan, lui murmura-t-il. Je suis sûr qu'elle reviendra.
L'empereur hocha la tête.