Le dernier Dieu (Ch. 1)
Chapitre 1 : Les Tarchidims
La pluie s'était arrêtée. Quelques gouttes translucides perlaient encore au bord des tuiles carrées. La pierre autrefois rose portait maintenant des marques noires, sales, issues des assauts des pluies acides. Les rebords qui avaient été parfaitement lisses formaient aujourd'hui une dentelle aux formes agressives, projetant l'ombre effrayante d'une rangée de crocs sur le sol humide. Il n'y avait plus aucun danger.
Elemiah se décida finalement. Il avança lentement son corps usé à l'extérieur de la vieille bâtisse. Une patte. Puis une autre, large comme une colonne de pierre. Il fut un temps où ses membres lui répondaient plus promptement, un temps lointain. C'était vrai, ses muscles et ses mouvements n'étaient plus aussi vifs. Mais son esprit, lui, n'avait pas senti l'impact des années. Son armure pouvait être rouillée jusqu'à la chair, ses quatre pattes énormes pouvaient grincer autant qu'elles le voulaient, son cerveau était encore en pleine forme, et sa vue s'était faite plus perçante. L'araignée de métal stoppa. Ses yeux pourpres balayèrent l'étendue du petit village, se perdant dans les montagnes immenses qui surplombaient les paisibles habitations. Un soupir, comme un long râle aux consonances métalliques s'échappa de sa bouche à l'acier rongé. Il n'avait pas fait deux mètres. Un cliquetis se fit entendre. Une goutte noirâtre glissa sur le dos du monstre au métal rouillé. Un sillon marron se forma là où le liquide avait coulé. Un de plus.
Quelques minutes s'écoulèrent avant que ses pattes ne lui obéissent à nouveau. Elemiah se dirigea d'un pas lourd vers le temple de pierre qui se dressait courageusement depuis des siècles au sommet du village.
Le soleil était de retour, s'engouffrant par les orifices du temple de ses rayons à la chaleur enivrante. La grande coupole protégeait encore le sanctuaire de son imposante carcasse de marbre. Les murs épais avaient emprisonné la fraîcheur du matin, plongeant la salle entière dans une senteur revigorante. La lumière tamisée éclairait les deux Tarchidims. A la vue du vieux Métalosse, les deux dragons descendirent de la statue émiettée où ils passaient leurs journées. Leurs pattes frêles touchèrent le sol sous les yeux fatigués du vieux guerrier de métal.
_ Quelle folie de sortir en cet instant, maître ! L'astre est à son plus haut point, il brûle déjà dehors !
_ Ne t'en fais pas Sachiel, bourdonna paresseusement la lourde voix du monstre d'acier. J'ai pris garde de partir dés la fin de la pluie.
Le dragon bleu poussa un faible grognement en secouant la tête.
_ Ce n'est pas sérieux, marmonna-t-il.
Sa sœur s'approcha un peu plus. Le duvet blanc et rouge qui recouvrait son corps ténu se mit à briller sous la lumière argentée.
_ Sachiel est inquiet. Il se fait facilement du souci.
L'araignée sembla sourire, bien que son visage sculpté ne bougeât pas. Ses yeux se tournèrent vers le jeune dragon.
_ Tu n'as pas à t'inquiéter Sachiel. Cela fait bientôt deux siècles que je perdure, et je ne suis pas décidé à mourir aujourd'hui.
Le dragon acquiesça sans grande certitude.
_ Pourquoi nous rendre visite maintenant, demanda la jeune sœur.
Elemiah la fixa.
_ Je pense qu'un Dieu repose tout prés d'ici. Son esprit m'est apparut.
A ces mots, les deux têtes au plumage fin se redressèrent. Leurs regards interrogateurs se posèrent sur l'araignée de métal..
_ Un Dieu ? Ici ?
_ Tu sembles si surpris, reprit le monstre d'une voix calme.
_ Cela fait des années que nous cherchons à localiser les corps des Dieux ! Comment se fait-il que nous ne l'ayons jamais repéré s'il dort si prés d'ici ?
_ Les grandes tempêtes qui sévirent cette semaine ont sûrement libéré son corps de l'une des montagnes. J'ai senti sa présence cette nuit. Son esprit est fort. Il est de notre peuple.
_ Un Psychique ?
_ Oui Lilith. Il s'agit sans nul doute d'un Psychique.
La jeune sœur émit un sifflement joyeux, et se mit à virevolter autour de son frère.
_ Tu entends ça Sachiel ? Un Dieu vivant ! Et il n'est pas loin !
_ Si tel en est, il est de notre devoir d'aller le trouver, approuva le dragon en plaçant une patte bleutée sur son torse.
_ Je sais que je peux compter sur vous. Sur vous seuls. Ne parlez pas de cela aux autres. Par les temps qui courent, la venue d'un étranger sur nos terres serait mal vue.
_ Je comprends, dit le dragon d'une voix amère.
_ Ne leur en veux pas Sachiel, le réconforta sa sœur. Il est normal qu'ils aient peur. Tout le monde vit dans la crainte.
_ C'est justement ce qui est anormal. Personne ne devrait avoir à craindre son prochain.
L'araignée laissa échapper un grincement affirmatif.
_ C'est pour cela que nous nous battons Sachiel.
_ Oui,… je sais. Permettez-nous de nous retirer.
_ Faites. Et ramenez le Dieu ici, ce soir. Je vous attendrais.
Les deux Tarchidims saluèrent le vieux guerrier avec déférence. Puis ils prirent leur envol sous le soleil cuisant qui promettait une nuit glaciale.
Ils n'eurent pas à chercher longtemps. Des ondes puissantes leurs parvinrent soudain ; une image lointaine envahissant l'esprit tout entier, comme un souvenir. Une brèche s'était formée dans le creux de l'une des parois. La grotte découverte déversait une eau claire et limpide qui s'écoulait dans les failles immenses parsemant la roche. Les deux dragons s'y engouffrèrent, projetant une fine pluie sur leurs plumes chauffées par les rayons du soleil. L'humidité régnait dans cet abri rocailleux. La glace avait dû recouvrir la totalité des murs, puis elle avait fondu lorsque les vents brûlants s'étaient introduis dans la cavité. Sachiel se posa finalement pour examiner la grotte.
_ On n'y voit rien, se plaignit sa sœur.
_ Attends, je m'occupe de ça. Profites-en pour repérer le corps du Dieu.
Lilith acquiesça et attendit que son frère lance son attaque. Une lumière aveuglante apparut soudain, miroitant contre les parois encore glacées. Derrière l'une d'elle se tenait un être recroquevillé sur lui-même dans la position d'un fœtus.
_ Ici, s'exclama-t-elle.
A cet instant, la lumière disparut.
_ Tu l'as vu ?
_ Oui, ici ! J'en suis sûre !
Les dragons lévitèrent vers le mur de glace. Sachiel posa une patte contre la surface noire et rigide.
_ Il faut la faire fondre.
_ Tu es sûr qu'il ne sentira rien ?
_ C'est un Dieu ! S'il ne survit pas à nos attaques, alors ce n'est pas celui que nous cherchons.
Les Tarchidims reculèrent pour préparer leur coup. Des flammes bleues remontèrent le long de leurs entrailles, puis fusèrent furieusement des leurs bouches grandes ouvertes. La glace ne résista pas longtemps aux flammes dragoniennes et se rompit, délivrant le corps inerte du monstre grisâtre. Sachiel s'avança tandis que sa jeune sœur reprenait son souffle. Il s'allongea sur l'être étrange pour lui procurer sa chaleur. Le dragon frémit au contact de ce corps aussi froid que le liquide qui tapissait les murs. Le monstre ouvrit rapidement les yeux, des yeux violacés qui semblaient peu naturels. Son cerveau s'était déjà remit en marche. Son esprit avait dû s'éveiller dés l'ouverture de la grotte. Lentement, il se redressa. Les deux dragons reculèrent. Ils en étaient sûrs, le monstre ressemblait étrangement aux descriptions des êtres dont parlait souvent Elemiah. Ces êtres qui peuplèrent autrefois la planète. Ces êtres qui la menèrent à sa destruction. Aucun doute, il s'agissait forcément d'un Dieu.