Les cheveux verts
Bonville s’étendait devant moi, paisible et inchangé, comme si rien n’avait jamais troublé son calme. Les petites maisons en bois aux toits de chaume, les sentiers de terre battue serpentant entre les enclos et les potagers… Tout ici respirait la tranquillité d’un village habitué à suivre son propre rythme, loin de l’agitation des grandes villes comme Charbourg ou Unionpolis.
Je connaissais bien cet endroit. Ma grand-mère et moi y venions parfois pour acheter des herbes médicinales, celles que l’on ne trouvait qu’ici, cultivées avec soin par les anciens du village. À chaque visite, je me souvenais avoir été frappée par le contraste entre Bonville et Celestia : ici, pas de ruines millénaires ni de légendes murmurées, seulement une communauté de gens simples vivant en harmonie avec leurs Pokémon.
Mais cette fois-ci, je n’étais plus une simple visiteuse.
Je resserrai mon écharpe autour de mon cou, jetant un regard inquiet à la Poké Ball accrochée à ma ceinture. Griknot était blessé. J’eus un frisson en repensant à mon combat contre Kadabra. J’avais eu de la chance. Si d’autres Pokémon s’étaient montrés agressifs sur la route, je n’aurais eu aucun moyen de me défendre.
Il fallait que je soigne Griknot au plus vite.
Sans perdre une seconde, je me hâtai à travers le village, ignorant les quelques regards curieux qui se posaient sur moi.
Enfin, au détour d’une ruelle, je le vis. Le Centre Pokémon de Bonville. Sa façade sobre, peinte d’un rouge un peu délavé par le temps, contrastait avec les maisons traditionnelles du village. Son enseigne lumineuse brillait faiblement sous le ciel nuageux. J’étais à quelques pas de l’entrée lorsque les portes automatiques s’ouvrirent brusquement devant moi.
Avant même que j’aie le temps de réagir, quelque chose—non, quelqu’un—me percuta de plein fouet. Le choc me fit vaciller, mes bottes crissèrent sur le sol humide alors que je manquais de tomber à la renverse. Je me rattrapai de justesse à l’encadrement de la porte, le cœur battant.
Face à moi, une jeune fille à peine plus grande que moi venait de s’arrêter en catastrophe. Elle portait une longue robe à fleurs qui claquait légèrement sous la brise. Ses cheveux verts, épars et mal peignés, retombaient en mèches tremblantes sur son visage baissé. C’est alors que je remarquai ses épaules secouées de sanglots.
— D-Désolée ! bredouilla-t-elle, la voix brisée.
Elle leva brièvement son regard vers moi, des yeux rougis, voilés par les larmes. Une fraction de seconde, j’eus envie de lui demander ce qu’il s’était passé, mais avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, elle se détourna et s’élança dans la rue en courant, fuyant le Centre Pokémon comme si l’air y était devenu irrespirable.
Je restai figée, troublée. Qui était-elle ? Pourquoi pleurait-elle ainsi ? Un instant, j’hésitai à la suivre. Mais un léger frémissement sur ma ceinture me ramena à la réalité : Griknot. Je resserrai ma prise sur sa Poké Ball. Ma priorité était de le soigner.
Chassant mon trouble, je me retournai et entrai enfin dans le Centre Pokémon.
L’intérieur était baigné d’une lumière tamisée, apaisante. L’odeur légèrement stérile des lieux me rappela celle des herboristeries de Celestia, un mélange d’alcool médical et d’herbes séchées. Je ne perdis pas une seconde et me dirigeai vers le comptoir.
L’Infirmière Joëlle m’accueillit avec un sourire doux, mais son regard s’attarda sur la Poké Ball que je lui tendais.
— Votre Pokémon est blessé ? demanda-t-elle d’un ton professionnel.
J’acquiesçai. Griknot avait besoin d’aide, et vite.
— Très bien, nous allons nous en occuper. Prenez un peu de repos en attendant, cela ne prendra pas longtemps.
Je la remerciai et m’éloignai du comptoir, mon regard balayant la salle d’attente. Il y avait quelques dresseurs installés sur les canapés, certains fatigués, d’autres excités, échangeant leurs expériences du jour.
Je me laissai tomber sur un siège près du mur, croisant les bras.
Les soins gratuits, quel luxe.
À Celestia, il n’y avait pas de Centre Pokémon. Si un Pokémon était blessé, les herbes médicinales faisaient office de remède, et encore, elles n’étaient pas toujours efficaces. Ici, un simple voyage au Centre suffisait pour que tout rentre dans l’ordre. C’était une chance… mais aussi un privilège.
Alors que je laissais mes pensées dériver, des voix me tirèrent de ma rêverie. À une table voisine, deux jeunes dresseurs discutaient à voix basse.
— Je te jure, ils deviennent de plus en plus agressifs… disait l’un, un garçon brun avec une casquette vissée sur le crâne.
— Et personne ne fait rien ? demanda son interlocuteur, un jeune blond aux joues couvertes de taches de rousseur.
— Le maire essaie d’étouffer l’affaire, mais tout le monde sait que c’est à cause de sa décision…
Je fronçai légèrement les sourcils, tendant l’oreille.
— Tu parles des voyous qui traînent dans le coin ? reprit le rouquin.
— Ouais. Ces types-là sont tous des jeunes de Bonville. Ils ont mal pris la loi du maire et maintenant, ils s’amusent à terroriser les dresseurs qui passent par là.
— C’est vraiment débile.
Le garçon à la casquette haussa les épaules.
— Ils trouvent ça injuste. Avant, tout le monde pouvait partir à douze ans, mais le maire a changé la règle. Maintenant, faut attendre seize ans pour recevoir son premier Pokémon. Il dit que c’est pour la sécurité, mais…
Le rouquin soupira.
— Ouais, et pendant ce temps, on se retrouve avec une bande de gamins frustrés qui s’en prennent à ceux qui ont eu le droit de partir.
Je baissai les yeux, pensive.
À Sinnoh, chaque maire décidait à quel âge les jeunes pouvaient partir en voyage initiatique. Certains villages, comme Celestia, conservaient les traditions anciennes et autorisaient les départs à douze ans. D’autres, comme Bonville, commençaient à revoir leurs règles.
Mais apparemment, tout le monde n’acceptait pas ce changement. Je sentis un léger frisson me parcourir l’échine.
Les heures s’écoulèrent lentement. Je m’étais enfoncée dans mon siège, les bras croisés, écoutant distraitement les conversations autour de moi. La fatigue commençait à peser sur mes épaules, et mon estomac se serrait légèrement sous l’effet du stress. Mais je restais là, immobile, attendant patiemment que l’Infirmière Joëlle m’appelle.
Puis, enfin, une voix douce brisa le silence de la salle d’attente :
— Mademoiselle ? Votre Griknot est rétabli.
Je redressai aussitôt la tête et me levai, me dirigeant rapidement vers le comptoir. L’Infirmière Joëlle se tenait là, un sourire professionnel aux lèvres, tenant la Poké Ball de Griknot entre ses mains.
— Il était bien fatigué, mais rien de grave, expliqua-t-elle en me la tendant. Il a eu besoin de repos, et quelques soins ont suffi à le remettre d’aplomb. Prends soin de lui, d’accord ?
Je hochai la tête, soulagée, puis pris une inspiration hésitante avant de poser la question qui me trottait en tête depuis mon arrivée.
— Dites… tout à l’heure, une jeune fille est sortie en pleurs du Centre Pokémon. Vous savez qui elle est ?
À ma grande surprise, l’Infirmière Joëlle sembla mal à l’aise.
— Oh… tu veux parler de Sara, c’est ça ?
Sara… Ce prénom ne me disait rien. L’Infirmière baissa légèrement les yeux, comme si elle hésitait à en dire plus. Mais finalement, elle soupira et croisa les bras.
— C’est une jeune dresseuse originaire de Floraville. Elle a commencé son voyage il y a quelques semaines à peine… Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Son Pokémon lui a été volé.
Un frisson me parcourut.
— Par qui ? demandai-je d’une voix plus dure que je ne l’aurais voulu.
L’Infirmière hésita un instant avant de répondre :
— Un groupe de jeunes de Bonville.
Je repensai immédiatement à la conversation que j’avais surprise plus tôt dans la salle d’attente.
— Ceux qui en veulent au maire à cause de sa nouvelle loi sur les départs ? soufflai-je.
L’Infirmière Joëlle acquiesça lentement.
— Oui. Ils s’en prennent aux dresseurs de passage, surtout ceux qui ont pu commencer leur voyage alors qu’eux en ont été privés. Elle marqua une pause, comme pour peser ses mots. Sara est venue ici pour demander de l’aide, mais… il n’y avait rien que je puisse faire pour elle.
Un goût amer envahit ma bouche.
— Elle a essayé d’aller voir les autorités ?
— Oui. L’Infirmière Joëlle soupira. Mais elles sont dépassées par la situation. Les jeunes voyous se cachent dans les environs et, même lorsqu’on en attrape un, il y en a toujours d’autres pour continuer. La police ne peut pas surveiller tous les chemins menant à Bonville.
Je serrai doucement la Poké Ball de Griknot dans ma main. Sara s’était fait voler son Pokémon… et personne ne faisait rien pour l’aider. Je jetai un regard vers la porte du Centre Pokémon, songeant à la silhouette de cette jeune fille qui s’était enfuie en pleurs un peu plus tôt. Et, sans trop savoir pourquoi, je sentis une étrange colère monter en moi.
L’air frais du soir caressa mon visage alors que je quittais le Centre Pokémon. Bonville n’était pas bien grand, et même à cette heure avancée, la place principale restait animée. Des marchands rangeaient leurs étals, quelques habitants discutaient à voix basse devant les boutiques en bois, et des lanternes suspendues aux poteaux éclairaient les pavés d’une lueur orangée.
Je voulais en savoir plus sur ces fameux voyous.
Peut-être qu’en écoutant les conversations sur la place, je pourrais glaner quelques indices. Mais alors que j’avançais dans une ruelle adjacente, je m’arrêtai net.
Juste devant moi, Sara.
Elle marchait lentement, le regard perdu dans le vide. Ses bras pendaient mollement le long de son corps, et son pas traînant trahissait une fatigue écrasante.
Elle avait l’air déboussolée, comme si elle errait sans vraiment savoir où aller.
— Sara ? appelai-je doucement.
Elle releva légèrement la tête, cligna des yeux, mais ne répondit pas. Mon cœur se serra.
— Viens, assieds-toi avec moi.
Je désignai un banc en pierre non loin de là. Un instant, j’eus peur qu’elle refuse. Mais finalement, après une brève hésitation, elle hocha faiblement la tête et me suivit sans un mot. Nous nous installâmes en silence. Les secondes s’étirèrent.
Puis, enfin, elle parla.
— Ils m’ont pris mon Ptiravi…
Sa voix était brisée. Je tournai la tête vers elle. Elle serrait ses mains sur ses genoux, tremblante.
— C’était mon premier Pokémon.
Ses doigts se crispèrent.
— Je l’ai eu il y a quelques semaines à Floraville… Il était encore si petit… si fragile… Elle inspira un coup, lutta contre un nouveau sanglot. Et je n’ai rien pu faire.
Je ne savais pas quoi dire. J’avais imaginé sa douleur, mais entendre ces mots la rendait bien plus réelle.
— Ils étaient plusieurs, continua-t-elle après un moment. Ils m’ont entourée sur la route. Ils m’ont dit que je n’avais pas le droit d’être là, que c’était injuste…
Elle baissa la tête.
— L’un d’eux m’a défiée en combat. J’ai refusé, alors ils ont juste… pris la Poké Ball et sont partis en riant.
La colère remonta en moi. C’était lâche. Injuste. Révoltant. J’ouvris la bouche… puis la refermai. Je n’étais pas certaine de savoir quoi dire, mais je ne pouvais pas rester silencieuse. Alors, lentement, je posai ma main sur la sienne.
— Je vais t’aider à retrouver ton Ptiravi.
Elle releva brusquement la tête, ses yeux rougis plantés dans les miens.
— Quoi ? murmura-t-elle.
Je serrai les poings.
— Je te le promets.
Sara me fixait, comme si elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu.
— Pourquoi… Pourquoi tu ferais ça ? souffla-t-elle.
Je pris une inspiration.
— C’est l’Infirmière Joëlle qui m’a parlé de toi. Elle m’a expliqué ce qui t’est arrivé et…
Je marquai une pause, cherchant mes mots.
— Ce qu’ils t’ont fait est injuste. Personne ne devrait avoir à vivre ça.
Sara baissa la tête, les épaules secouées d’un frisson.
— Mais… Tu viens juste d’arriver, tu ne me connais même pas…
— Et alors ? Je haussai les épaules. Ce n’est pas une raison pour détourner les yeux.
Elle me regarda longuement, comme si elle tentait de lire en moi. Puis, elle souffla un rire nerveux, un rire triste.
— T’es vraiment étrange…
Un petit silence s’installa. Elle passa une main sur son visage, essuyant discrètement une larme, puis inspira profondément.
— Merci… murmura-t-elle finalement.
Je me levai.
— On va retrouver ton Ptiravi.
Elle hocha doucement la tête. Et à cet instant, je savais que je ne pouvais plus faire marche arrière.
« Je ne savais pas encore à quel point cette rencontre allait changer mon voyage.
En aidant Sara, je pensais juste rendre justice. Mais en réalité, je venais de mettre un pied dans quelque chose de bien plus grand. Ce n’était pas qu’un simple vol de Pokémon. C’était un problème bien plus profond, ancré dans Bonville et ses habitants.
Et moi, je m’apprêtais à y plonger tête la première.
Si j’avais su ce qui m’attendait… Peut-être que j’aurais hésité. Peut-être que j’aurais réfléchi plus longtemps.
Mais une chose est sûre : après cette nuit-là, mon voyage ne serait plus jamais le même. »