Il y a des mauvais jours
Chapitre 8 : Il y a des mauvais jours
Silver était assis sur son lit, sa tablette devant lui. Plusieurs jours étaient passés déjà depuis que Krys lui avait proposé de l’aider à obtenir un Pokémon, et Laura et lui avaient décidé de prendre un jour de congé pour l’accompagner sur une des routes bordant la ville, il était donc en train de regarder quels Pokémon étaient trouvables dans les hautes herbes aux alentours. Ils ne pourraient pas trop s’éloigner de la base, car les sbires n’étaient pas censés partir en voyage sans autorisation, même si c’était pour aller dans une ville voisine. Même s’ils y avaient été autorisés, Silver était presque sûr que, s’il les avait accompagnés, ç’aurait été considéré comme un kidnapping. Probablement la seule chose qui pourrait faire que son père s’inquiète pour lui.
(Parce que son père n’en avait rien à faire de lui. Parce que son père l’avait laissé tout seul, et, oh, comme ça faisait mal de se rendre compte que ce n’était pas normal pour un père de faire ça. Oh, comme ça faisait du bien de s’autoriser à ressentir la colère et la douleur et la tristesse sans s’en vouloir, pour une fois.)
Il n’avait plus envie de penser à son père. Ça lui faisait mal, et après avoir mal il ne ressentait plus rien pendant un moment, avant que la douleur ne revienne. Et puis, il n’avait pas le temps de penser à son père. Il n’avait pas envie de penser à sa mère. Il n’avait pas envie d’avoir mal.
Donc, il recherchait quel Pokémon lui paraissait bien. Il avait envie d’un Pokémon qui deviendrait fort, mais il fallait aussi que ce soit un Pokémon dont il serait capable de s’occuper. Il avait donc plusieurs onglets ouverts sur des pages parlant de comment prendre soin de Pokémon, avec leur régime alimentaire, leur cycle de sommeil, comment les laver, quels Pokémon aimaient les caresses et avec lesquels il était préférable de ne pas les toucher directement. C’était beaucoup d’informations à retenir à la fois, mais c’était nécessaire. Il pourrait aussi demander à Krys s’il y avait des trucs qu’il ne comprenait pas. Il avait promis à Krys de bien s’occuper de son Pokémon, et, s’il avait un Pokémon, il voulait qu’il se sente chez lui avec lui. Il serait là. Il serait un bon dresseur.
(Il ne voulait pas être comme Papa.)
Il était en train de regarder quels Pokémon vivaient dans une grotte près de la ville, quand son attention fut attirée par un petit Pokémon bleu et violet dans la liste. Lui. C’était lui qu’il voulait. Un Nosferapti. Il jeta un regard à l’horloge accrochée sur le mur à sa gauche. Il était 6h16. Il aurait probablement dû dormir plus cette nuit. Il avait essayé, vraiment ! Mais, une fois qu’il s’était réveillé, il n’avait plus réussi à fermer l’œil, alors il s’était dit qu’il valait mieux utiliser le temps qui lui restait. Maintenant qu’il savait quel Pokémon il voulait, il pouvait centrer ses recherches. Il recommença à lire, mais les lignes se brouillèrent sous ses yeux, et, avant de s’en rendre compte, il était déjà en train de baîller. Son regard passa de la tablette à l’horloge, de l’horloge au lit, du lit à la tablette. Il n’était pas sûr qu’il arriverait à se concentrer sur de grands paragraphes plein de mots qu’il ne connaissait pas dans son état. Mais… Il n’arriverait pas à dormir.
Son regard se posa sur la bibliothèque adossée au mur, et resta là.
… Ça ne serait pas une mauvaise idée de lire un peu, pas vrai ?
Il se laissa glisser lentement du lit, et, à pas de velours bien qu’il n’y ait personne d’autre que lui dans la pièce, il s’approcha de la bibliothèque. Il s’assit en tailleurs devant le meuble, et passa sa main sur la tranche des livres, avant d’en choisir un qu’il avait relu tellement de fois que beaucoup de coins de pages étaient pliés.
Ce livre était important pour Silver. C’était l’histoire d’un dresseur qui voyageait dans la région de Sinnoh, comme beaucoup, beaucoup d’autres histoires qui ne paraissaient pas différentes de celle-là au premier coup d’œil. Mais, dans ce livre-là, contrairement aux autres histoires avec les mêmes prémices, le dresseur ne part pas en voyage avec une idée précise du but qu’il voulait accomplir. Il n’était pas à la recherche de quelqu’un qui avait disparu, il ne chassait pas le rêve inaccessible de devenir maître, il ne voulait pas capturer tous les Pokémon du Pokédex de la région juste pour avoir un stupide diplôme à afficher dans sa stupide chambre. Il voyageait juste pour voyager, il découvrait juste pour découvrir. Il s’asseyait juste pour passer la main dans l’herbe. Levait la tête juste pour regarder les étoiles. Faisait une pause pour regarder le paysage. Se laissait tomber sur un banc et laiss ait le temps s’écouler.
Sa mère lui avait offert ce livre, et il l’avait relu très souvent. Il avait envie d’être le garçon de ce livre. Il avait envie de voir tous ces paysages, il avait envie de voyager et de voir le monde. Il passa sa main tendrement sur la couverture. Il pouvait prendre du temps pour ce livre.
*************
Krys s’enveloppa dans une serviette après avoir pris sa douche. Il s’était réveillé plus tard que d’habitude, aujourd’hui. Sachant qu’il était à peine quelques minutes après six heures, ça en disait long sur à quelle heure il se réveillait d’habitude. Il avait encore eu des cauchemars cette nuit. Des images de flammes et l’odeur âcre de la fumée dévorant le sol et les murs le hanteraient probablement jusqu’à la fin de ses jours. Il prit une grande inspiration (Il avait encore l’impression d’être en train de brûler) et la relâcha. Puis, il recommença jusqu’à ce qu’il ne sente plus la fumée lui piquant les yeux, lui emplissant les poumons, et le faisant étouffer.
C’était déjà passé. Il n’était plus là bas. Il allait bien. Nathan allait bien. Cela ne dura que peu de temps, car c’était loin d’être la première fois qu’il avait dû se battre contre ses propres souvenirs. C’était devenu facile, avec le temps, de les vaincre.
Il baissa les yeux vers ses bras, et les dizaines de petites cicatrices blanches qui se démarquaient fortement sur sa peau marron, des coudes aux poignets. (Ce n’étaient pas ses bras. Ce n’était pas son corps.)
Ça avait toujours été plus difficile de vaincre le sentiment de culpabilité.
(Il ne ressentait rien. C’était le signe que ce serait probablement une mauvaise journée.)
Il choisit un haut d’uniforme trop large de plusieurs tailles dans sa penderie. Il n’avait pas envie de mettre son binder aujourd’hui, car il voulait respirer librement (la fumée dans ses poumons). Il s’habilla comme dans un rêve, en prenant garde à ne pas baisser les yeux vers ses seins (Non pas maintenant arrête d’y penser il n’y a rien là n’y pense pas il n’y a rien là) son torse. (ce n’était pas son corps) avant de se laisser retomber sur son lit.
Nox sortit de sa Pokéball immédiatement pour le rejoindre, le fixant avec de grands yeux inquiets. En la voyant, Krys se sentit un peu mieux, et réussit à lui faire un petit sourire.
- Je vais bien, Nox.
Elle le regarda de manière excédée, et immédiatement, le sourire de Krys se transforma en grimace.
- Bon, d’accord, je ne vais pas bien. Mais ça pourrait être pire. Quoi, c’est vrai, je te jure ! J’ai juste besoin d’une distraction, et j’irai mieux ensuite.
Nox paraissait aussi peu convaincue qu’au début. Elle descendit du lit et se dirigea d’un pas pressé vers le meuble à côté du bureau en ignorant Krys qui lui demandait ce qu’elle faisait, contenant des livres, des feuilles blanches normales et épaisses et du matériel de dessin – crayons plus ou moins gras, crayons de couleur, crayons aquarelle, des pinceaux de plusieurs tailles, deux stylo à gel blanc qui se battaient en duel… aucun feutre à alcool (ils étaient trop chers), et pas non plus de peinture (Krys n’avait jamais été doué avec la peinture)- et revint avec un petit cahier et des crayons qu’elle transporta avec une attaque Psyko. Elle les laissa tomber sur les genoux de Krys, qui se redressa sur ses coudes.
Krys regarda dubitativement le cahier de dessin. C’était vrai qu’il aimait dessiner, mais, tout de suite, il n’avait pas vraiment d’inspiration. S’il dessinait quelque chose maintenant, ça risquait soit de finir en une description de ce qu’il ressentait actuellement – et bien que ce soit quelque chose qu’il avait déjà fait par le passé (ses carnets était remplis de feuilles volantes couvertes de croquis de feu, sang, et de dessins de lui-même avec la poitrine gribouillée), ce n’était pas quelque chose qu’il voulait faire maintenant – soit en quelque chose qu’il ne trouverait pas satisfaisant.
Krys poussa un soupir. Puis, il se releva pour aller reposer tout ce que Nox avait apporté, et, au passage, se saisit de sa Switch. Rien de mieux que jouer aux jeux vidéo pour se concentrer sur tout sauf sur ce qu’il ressentait.
… Peut-être que Laura était en train de déteindre sur lui, parce qu’éviter de penser à ses problèmes était une très mauvaise habitude, mais… il était déjà allé voir un psy après l’incendie, et c’était la seule raison pour laquelle il allait bien mieux maintenant. Il ne pouvait encore rien faire pour se débarrasser de ces sacs de chair accrochés à son corps, par contre. C’était cher, et il n’avait pas assez d’argent. Au moins, s’il se distrayait, il ne serait pas tout le temps affreusement au courant de chaque millimètre de son corps. Ça aidait, parfois. Pas tout le temps, malheureusement.
Pendant l’heure de libre qu’il avait avant de devoir se rendre à la cafétéria, il se perdit dans des scénarios fictifs en faisant bouger les petits personnages sur l’écran.
*************
Yuro se réveilla en bâillant, et cligna des yeux plusieurs fois pour s’habituer à la sensation. La cage était plongée dans l’obscurité, les lampes au plafond pas encore allumées à cause de l’heure précoce. Il s’était réveillé plus tôt que d’habitude, et les lumières étaient programmées pour s’allumer et s’éteindre à des heures fixes. Cela ne le dérangeait pas trop, étant donné qu’il pouvait voir dans le noir, mais il ne s’était jamais demandé si ça représentait un problème pour Émelie.
Les Némélios étaient diurnes de réputation, et, quand Émelie avait raconté la fois où son dresseur et elle s’étaient retrouvés coincés dans une grotte sans lumière, elle avait bien indiqué qu’elle ne discernait pas le chemin, et que les ombres paraissaient s’allonger et bouger. Une partie de ça venait probablement de la peur qu’elle avait dû ressentir dans la situation, mais elle n’aurait pas décrit son environnement comme ça si elle avait été capable de voir dans le noir. Et puis, étant des Pokémon de type feu, ils étaient capable de se créer leurs propres sources de lumières.
Émelie, fidèle à la réputation des Némélios, était d’ailleurs toujours en train de dormir – paisiblement, cette fois – roulée en boule juste à côté de lui. Elle paraissait moins vieille, moins fatiguée, quand elle dormait, et cela rassurait Yuro un peu. Quand elle était réveillée, il y avait tous ces petits détails, qu’on ne remarquait que si on faisait attention (et Yuro faisait attention) – elle s’arrêtait souvent pour se reposer quand ils marchaient, se plaignait souvent d’avoir mal au dos, s’essoufflait rapidement s’ils se mettaient à trotter au lieu de marcher, parfois boîtait un peu – qui, même si une partie provenait sûrement de leurs conditions de vie, rappelaient à Yuro qu’elle était âgée, et n’était plus en aussi bonne santé que lui. Il n’avait pas osé lui demander son âge. Pour être honnête, il avait un peu peur de le savoir, car le savoir lui donnerait une idée de combien de temps il lui restait, et il n’avait pas envie qu’on lui rappelle qu’elle mourrait avant lui.
Il se rallongea en posant sa tête sur ses pattes avant, en se racontant des histoires, espérant que ça l’aiderait à trouver le sommeil.
*************
Laura avait réussi à dormir longtemps, à défaut de paisiblement. Elle s’était couchée tôt hier, et s’était endormie presque immédiatement après s’être allongée. Quand elle se leva en sursaut, les souvenirs de figures absentes dont les traits se brouillaient déjà, et de maisons vides et trop grandes et trop froides, d’ordinateurs lancés contre les murs avec des morceaux de plastique et des écrans cassés parce qu’elle avait fait une bêtise stupide pour essayer d’attirer leur attention, des cris et des mains dures comme l’acier et la réalisation qu’elle ne serait jamais aimée ne s’effacèrent pas comme l’auraient faits des rêves normaux, recouvrant ses pensées et teintant ses émotions comme la brume s’élevant dans les rues d’une ville au petit matin et refusant de se dissiper.
Elle rejeta sa couette au bout de son lit et la poussa plusieurs fois du pied pour faire bonne mesure. Si elle essayait de se rendormir maintenant, elle ne se réveillerait pas à l’heure, il était trop tard pour ça. Elle devait se lever. Elle devait s’habiller. Elle devait aller prendre le petit déjeuner, et ensuite elle allait devoir résoudre les nouveaux problèmes dans les installations électriques qui étaient apparues depuis hier dans la nuit. Elle n’avait envie de faire aucune de ces choses. Elle avait envie de retourner au lit pour le reste de la journée. Ou pour le reste de sa vie. Elle soupira, et se leva quand même. Elle n’allait pas bien, mais elle n’allait jamais bien, et ça ne l’avait jamais empêchée de faire son boulot auparavant. C’était à ça qu’elle était douée. Elle était capable d’écouter les autres et de les conseiller sur leurs problèmes, et elle était forte. Elle était suffisamment forte pour partager ce qu’elle ressentait avec les autres. (c’était un mensonge, elle faisait semblant d’aller bien pour les autres.) Elle n’avait pas peur de pleurer. (À part quand elle faisait semblant de sourire. Et ensuite elle disait à Krys de ne pas faire semblant d’aller bien juste pour elle. Quelle hypocrite elle faisait.)
Une petite voix qui ressemblait suspicieusement à celle de Krys lui rappela que baser son opinion d’elle-même entièrement sur ses réussites et ce qu’elle pouvait apporter aux autres n’était pas bon pour sa santé mentale. Elle l’ignora. C’était un mauvais jour, elle avait le droit de l’ignorer si ça lui permettait d’être au moins à moitié capable de sortir du lit. L’autre moitié de motivation viendrait du café, et de la présence du vrai Krys, et de Silver.
Elle se leva et s’habilla mécaniquement. C’était plus facile de le faire quand elle n’y pensait pas. La douche viendrait ce soir, elle n’avait pas l’énergie de la prendre maintenant. Elle noua ses cheveux en une queue de cheval basse. Ils étaient tellement emmêlés que ses doigts ne passaient pas quelques millimètres dedans sans s’arrêter sur un nœud, mais ça n’avait pas d’importance. Elle n’avait pas à avoir l’air présentable, du moment qu’elle faisait son travail.
Quand elle leva les yeux vers l’horloge murale, elle vit qu’il lui restait du temps avant qu’elle ne doive rejoindre Krys à la cafétéria (il était six heures, et l’alarme sonnait normalement vers sept heures. Normalement, c’était cette alarme qui la réveillait). Elle sortit son ordinateur de sa housse et commença à travailler sur son oreillette. Autant essayer d’avancer sur un projet qu’elle aimait faire.
Les lignes de code ne se brouillaient plus devant ses yeux grâce à la nuit de sommeil, et leur sens ne lui échappait pas. Elle se plongea dans le travail avec un soupir de soulagement, c’était quelque chose de connu, quelque chose qu’elle connaissait, quelque chose qu’elle pouvait contrôler beaucoup plus facilement que la plupart des choses dans sa vie. Plus important, c’était quelque chose à laquelle elle était très douée, quelque chose qu’elle savait faire. Ses mains étaient posées sur le clavier et elle savait ce qu’elle devait faire et comment le faire.
Quand l’alarme sonna, elle avait pas mal progressé et avait réglé quelques problèmes sur lesquels avait bloqué depuis plusieurs jours. Krys avait raison, elle aurait dû se reposer au lieu de s’acharner comme ça. Maintenant qu’elle avait pris du temps pour elle, c’était beaucoup plus facile de revenir sur ce qu’elle avait fait et de remarquer les erreurs. Elle rangea ses affaires dans son sac à dos, et son ordinateur rejoignit sa boîte à outils dans la poche principale. Puis, elle se leva, et se dirigea vers la cafétéria, où elle attendrait Krys et Silver.
*************
Émelie se réveilla lentement. Elle n’avait pas fait de cauchemars, cette nuit-là. Yuro lui jeta un regard et lui souhaita bonjour, et ils restèrent un moment dans un silence calme et agréable. C’était stupide, mais elle était heureuse, contente d’être allongée à côté de Yuro, à ne rien faire, à part respirer, savoir qu’il était là, et en sécurité loin de ceux qui lui avaient fait du mal, savoir qu’elle était capable de le protéger s’il le fallait. Il allait bien. Elle allait bien.
Et c’était étrange et incroyable, et c’était dans la chaleur qui brûlait dans son cœur et dans la tendresse qu’il y avait dans son regard, c’était dans ce silence qu’elle réalisa que quand elle lui avait dit qu’elle le voyait comme son fils, elle n’était pas en train d’exagérer. C’était stupide, vraiment, parce qu’ils ne se connaissaient pas depuis si longtemps. Elle ne savait même pas si elle pouvait lui demander quelque chose comme ça, étant donné qu’il associait beaucoup de souvenirs très négatifs à sa mère. C’était probablement inapproprié, de prendre la place de quelqu’un comme ça. Dans le vocabulaire de Yuro, « Maman » était probablement associée à la définition d’un monstre aux griffes acérées. Elle ne voulait pas qu’il se sente obligé à prononcer ce mot à chaque fois qu’il s’adressait à elle, si ça lui faisait du mal.
Mais, elle ne saurait jamais tant qu’elle ne lui demanderait pas, de toute façon.
- Hé, Yuro ?
- Hmm ?
- Est-ce que je peux devenir ta mère ? T’adopter, je veux dire.
Yuro la regarda droit dans les yeux pendant plusieurs longues secondes, son expression indéchiffrable. Puis, contre toute attente, il éclata de rire. Et, alors que les secondes s’allongeaient et qu’Émelie commençait à s’inquiéter et à se dire qu’elle n’aurait jamais dû lui demander, il s’arrêta, essouflé.
- Désolé, désolé. Ça me plairait vraiment que tu sois ma mère, Émelie. Si tu ne me l’avais pas proposé, j’aurais fini par te le demander de toute façon. C’est juste que… la barre n’est vraiment pas haute pour ça, pas vrai ? Il suffirait de me traiter avec le minimum de respect requis, et ce serait déjà mieux que ce que j’ai eu avant.
Puis, il se leva et tendit ses pattes de devant pour s’étirer.
- Allez, viens « Maman ». Oh, ça fait bizarre, peut-être qu’il faudrait mieux ne pas utiliser ce mot pour l’instant. Viens Émelie, on va marcher un peu.
- J’arrive. Depuis quand tu aimes marcher, toi ?
Yuro se mit à rire doucement.
- Je n’aime toujours pas ça, mais il faut bien que je fasse un peu d’exercice de temps en temps.
Elle se mit à marcher à côté de lui, et ils commencèrent à parler comme tous les jours, mais la sensation de chaleur dans son cœur ne s’estompa pas.
*************
Krys attendait Laura devant l’entrée de la cafétéria. Il avait sorti son motismart et discutait par SMS avec ses parents. Il se sentait toujours mal, mais maintenant, il pouvait le leur dire. Il pouvait leur demander de l’aide, ne serait-ce qu’une oreille attentive, et il savait qu’ils seraient là pour l’aider.
Et ça l’aidait. Il aurait préféré les appeler, et entendre leur voix à l’autre bout de la ligne, mais il y avait du monde dans les couloirs à cette heure, et c’était le genre de conversation qu’il ne voulait pas avoir devant un public. Son motismart vibra une fois, et, quand il ouvrit le message, il lâcha un rire court. Nathan lui avait envoyé des mèmes. Il n’en comprenait pas la moitié, car la plupart venaient de séries que Nathan avait regardées et pas lui, donc il lui manquait le contexte, mais ce n’était pas grave. Il parlait de nouveau avec sa famille, et sa famille lui parlait de nouveau.
« Hey Krys ! Est-ce que tu va bien ? »
Derrière la question, Krys savait que Nathan était sûrement en train de beaucoup s’inquiéter. C’était dans sa nature, de s’inquiéter. Il n’allait pas lui mentir, il en avait fini avec ça.
« Hey Nathan. Je ne vais pas bien. Je n’ai pas mis mon binder et ma dysphorie est revenue au galop. J’ai aussi fait un cauchemar cette nuit. Donc, effectivement, ça ne va pas très fort aujourd’hui T_T »
« Oh… Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? »
Un sourire naquit sur ses lèvres sans qu’il ne l’ait forcé à être là, et la masse d’ombres mouvantes et de fumée noire comme le charbon qui vidait le monde de ses couleurs et le suivait où qu’il aille parut un peu moins imposante, pendant quelques secondes seulement. (C’était trop demander de ressentir quoi que ce soit pendant plus de quelques instants ?)
Il avait envie de s’énerver à cette fumée qui étouffait tout et qui ruinait sa vie, de la voir se transformer en flammes ne serait-ce que pour avoir la satisfaction de ressentir quelque chose, n’importe quoi.
Il n’était pas énervé. Il n’était… Il n’était rien.
La douleur, la peur… N’étaient plus là. N’étaient jamais là quand on avait besoin d’elles.
(Et la marionnette de chair dans le miroir n’était toujours pas plus lui qu’elle ne l’avait été quand il avait ouvert les yeux la première fois.)
(Tiens, voilà la douleur. Oh, comme tu m’avais manquée.)
Sa gorge était bloquée. Il y avait un poids étranger sur sa poitrine qui ne devrait pas être là-
Il ne pouvait pas respirer.
(Inspire.)
« Rien, pas vraiment. J’essaie de trouver des distractions, mais tu sais... »
« Ouais. Parfois ça ne marche pas bien, et parfois ça ne marche pas du tout. »
« C’est ça. »
(Par Arceus, ça aurait été plus facile si les distractions avaient fonctionné.)
Nathan est en train d’écrire...
À plusieurs reprises, le message disparut pour reparaître quelques secondes plus tard.
Puis, à la place de texte, une vidéo arriva. C’était un montage de vidéos de différents Fouinar s’aventurant dans des endroits de plus en plus improbables pour faire des choses qui, comme d’habitude pour quand les Fouinar faisaient des choses, n’avaient absolument aucun sens pour un humain. Le tout sur une musique de fond absurdement enjouée qu’il était sûr d’avoir déjà entendue quelque part, même s’il n’arrivait pas à savoir où. Peut-être dans un ascenseur ?
C’était totalement le genre de Nathan d’envoyer ce genre de vidéos à quelqu’un.
C’était vraiment stupide.
C’était hilarant.
Et avant de se rendre compte de ce qu’il se passait, il sentit ses épaules se tendre, et soudain, il était en train de rire, vraiment, et il sentait ce que ça faisait d’être heureux.
La fumée était toujours là, mais, pendant un instant… il pouvait respirer.
Il savait qu’il avait l’air un peu stupide, à rire tout seul à côté de son téléphone, adossé au mur. Mais il n’en avait rien à faire. Il n’en avait rien à faire.
Il regarda de nouveau la vidéo, et le coin de ses yeux se plissa avec amusement. Ça n’était pas suffisant pour dissiper la fumée, il savait, mais par tous les légendaires, si ça lui permettait d’éviter de se perdre dans ses souvenirs de cet évènement, et si ça lui permettait d’arrêter de sentir son corps, et si ça allégeait le poids sur ses épaules, et si ça lui faisait ressentir quelque chose, il allait en profiter tant qu’il pouvait.
« Hé, merci Nathan. »
Nathan lui répondit par un pouce en l’air. Après avoir rangé son Motismart, il regarda autour de lui en cherchant Laura du regard. À cette heure, elle aurait déjà dû arriver. Il dansait d’une jambe sur l’autre, alors qu’il sentait l’inquiétude monter. Est-ce que quelque chose s’était passé ? Est-ce qu’il devait l’appeler ? … Est-ce que ce serait mieux d’aller voir si elle allait bien ? Alors qu’il était encore en train d’hésiter, il vit la silhouette de la concernée s’approcher au loin. Il lui fit signe, et elle lui répondit. Plus elle s’approchait, plus Krys remarquait tous les petits détails qui indiqu aient qu’elle aussi, elle n’allait pas bien. Elle avait le visage fermé, et, malgré l’absence de cernes et sa marche rapide, elle avait l’air épuisée, affligée d’une fatigue qui n’était pas de celles qui venaient du manque de sommeil. Ses cheveux étaient décoiffés, et les pointes de ses boucles châtain partaient dans toutes les directions. Laura n’avait jamais été le genre de personne à faire attention à son apparence, et avait l’habitude de négliger de se coiffer, mais ça… même pour elle, c’était hors norme.
En quelques pas, elle était devant lui. Ils échangèrent un regard, et Krys sut, sans qu’un seul mot ne soit échangé, ce qui la hantait. (Une maison avec des couloirs vides.)
- Mauvaise nuit ? Il lui demanda, bien qu’il sache déjà la réponse à sa question.
Elle hocha la tête. Il ouvrit ses bras, et elle s’agrippa à lui et enfouit sa tête contre son torse, et il la serra contre lui.
- Je les déteste, Krys. Je les déteste tellement.
En réponse, Krys la serra un peu plus fort.
*************
Yuro était assis à côté d’Émelie. Ils avaient marché, mais Émelie avait eu besoin de s’arrêter car sa jambe lui faisait mal, donc ils s’étaient assis à même le sol, Émelie poussant un peu sa patte pour éviter de tendre trop ses muscles. Il n’arrivait pas à détacher son regard de la patte d’Émelie. C’était presque nouveau, pour lui, de s’inquiéter comme ça pour quelqu’un d’autre. Avant, il s’inquiétait tout le temps pour sa mère, car souvent elle lui racontait ce qu’il s’était passé dans sa vie, tous les moments douloureux, pour essayer de se justifier après qu’elle lui ait crié dessus. Avant, il y avait toujours ce sous-entendu qu’il avait intégré dans chacune de ses actions, cette idée que c’était toujours de sa responsabilité d’aider sa mère à se faire sentir mieux.
C’était nouveau pour lui de savoir qu’Émelie avait mal à la patte, sans penser que c’était, d’une manière ou d’une autre, de sa faute qu’il n’arrive pas à la faire aller mieux.
Ça ne changeait rien au fait qu’il était toujours très inquiet.
- Hé, Émelie ? Qu’est-ce qui t’est arrivé pour que ta patte soit comme ça ?
Tous les muscles du corps d’Émelie se tendirent en même temps, et sa respiration accéléra. La température de la pièce monta d’un coup, dans ce que Yuro commençait à associer à un signe de stress chez Émelie.
Trop tard, il se rendit compte que c’était une question indiscrète, et que cela risquait de faire revenir de mauvais souvenirs auxquels Émelie aurait préféré éviter de penser.
(C’est pour ça que personne ne t’aime, Yuro.)
- Désolé, je n’aurais pas dû poser la question. Ce ne sont pas mes affaires.
Émelie le regarda sans le voir, la douleur et la peur apparaissant dans ses yeux et s’y installant, restant même après qu’elle soit revenue à la réalité.
- Je… (Elle prit une grande inspiration) Je n’ai pas envie d’en parler, et je préfèrerais que tu ne me poses plus la question. J’en parlerai où et quand je voudrai, si je décide d’en parler.
Son ton n’était pas agacé, (Il aurait dû l’être, Yuro pensa. Et peut-être qu’il l’était et qu’il ne l’avait juste pas remarqué.) mais il était sans appel, alors Yuro se tut.
Au bout de plusieurs secondes de silence, Émelie le regarda, avec une grimace qu’il n’arrivait pas à déchiffrer sur le museau. Qu’est-ce qu’elle voulait ? Est-ce qu’il avait mal fait, ou mal compris quelque chose ?
Elle se racla la gorge avant de parler.
- Tu sais, ce n’était pas une interdiction de parler. On peut discuter, si tu en as envie, juste, pas de ce sujet-là.
Oh. Oui, c’était plus logique que ce soit ça. Il n’était pas face à sa mère, Yuro devait se rappeler de ça. C’était Émelie, et elle n’attendrait pas de lui qu’il se taise. Il y avait juste un problème…
- De quoi est-ce que les gens parlent, normalement, Émelie ?
Elle se mit à rire, et Yuro en fut un peu vexé. Il n’avait pas cherché à faire une blague, c’était une question sérieuse ! Elle lança un seul regard à son expression énervée, et son rire repartit de plus belle.
- Désolée, Yuro. Je ne suis pas en train de me moquer de toi, c’est juste que… Eh bien, je ne suis pas exactement normale, tu sais. Comment est-ce que je pourrais savoir ?
Yuro la regarda avec confusion. Elle, pas normale ? Yuro ne voyait pas quoi que ce soit d’anormal dans son comportement. La seule chose qui pourrait s’approcher de la définition d’anormal, ce serait sa couleur de sable, au lieu du marron du pelage des autres Némélios, mais ce n’était pas si rare que ça, c’était un phénomène dont tout le monde avait au moins entendu parler.
Émelie comprit ce qu’il pensait sans qu’il ait besoin de lui poser la question, et lui répondit immédiatement.
- Je suis une vieille Némélios qui aime raconter des histoires, Yuro. Est-ce que pour toi, c’est normal ?
Yuro ne savait pas ce qui était considéré comme « normal » pour les vieilles Némélios. De ce qu’il en savait, toutes les vieilles Némélios aimaient s’asseoir et raconter des histoires pendant des heures, ça ne l’étonnerait pas plus que ça.
- Bah, euh… Oui ?
(Est-ce qu’il était censé répondre autre chose ? Est-ce qu’il était censé penser autre chose ?)
- Heu… Bon. Eh, bien dans ce cas, je t’informe que c’est loin d’être un comportement de Némélios normal. Les Némélios, en général, sont très fiers, voire arrogants, et voient la moindre remarque comme un manque de respect, et réagissent en conséquence. Si je ne dis pas de bêtises, dans la nature, le Némélios ont une hiérarchie stricte, avec un groupe de femelles qui s’occupent de chasser et protéger les petits, et un mâle qui ne fait pas grand-chose, mais dont le rôle est de protéger le groupe en cas d’intrusion sur le territoire par un ennemi. Comme tu peux le voir, ça ne colle pas vraiment à mon comportement. Et ce n’est même pas parce que j’ai été élevée par des humains, c’est ça qui est dingue ! Il est vrai que les Némélios élevés par des humains que j’ai vus durant mes voyages ont tendance à ne pas suivre de hiérarchie, et à n’obéir qu’à eux-mêmes, mais, mis-à-part ça, ils collent souvent beaucoup aux stéréotypes. Et… Quand tu me vois, moi…
Elle renifla, et se rendit compte qu’elle était en train de pleurer en même temps que Yuro. Yuro posa immédiatement sa tête sur les épaules d’Émelie. Il ne savait pas ronronner, lui, mais, au moins, il pouvait faire ça.
- Oh… Je- je ne m’attendais pas à me mettre à pleurer, je croyais que… Je croyais que j’avais dépassé tout ça. Dé-
- Émelie si tu dis encore une fois « désolée » je te jure-
- Okay, okay, d’accord. D’accord. Je ne m’excuserai pas pour quelque chose pour lequel je ne devrais pas m’excuser. Compris. (Elle sécha ses larmes) Donc, comme tu peux le voir, moi, je ne suis pas vraiment… orgueilleuse, et, même si j’ai appris à être fière de moi-même, je n’ai pas toujours été comme ça. Je n’ai pas toujours été courageuse. Je n’ai pas toujours eu confiance en moi. Je n’ai pas tendance à m’offusquer pour un rien. Je ne suis pas sérieuse -du moins pas la plupart du temps, je le suis quand il le faut- et… eh bien, je suis… moi.
(Je suis moi.)
C’était sans doute la description la plus vague et imprécise que Yuro ait jamais entendue, ce « Je suis moi. », mais, c’était indéniablement aussi celle la seule qui comprenait tous ses aspects, sous toutes leurs formes,
(Les autres sont tous comme ça, et je suis juste moi)
et tous les milliers de petites choses qu’il n’était pas assez doué pour répliquer, pour apprendre à imiter.
Et ça lui était apparu comme un échec, à l’époque. Quelque chose qu’il n’aurait jamais dû être incapable de faire. Et, maintenant…
Maintenant c’était toujours le cas, et il avait à peine commencé à remettre en question cette habitude qu’il avait de se briser en petits morceaux pour se forcer à l’intérieur des boîtes dans lesquelles il était censé pouvoir entrer. Dans lesquelles tout le monde lui disait qu’il était censé devoir entrer. Dans lesquelles il ne rentrait jamais, peu importe à quel point il essayait, parce que ce n’était pas lui.
Mais il en avait assez. Il ne se forcerait plus à rentrer dans une boîte.
(Je suis moi, et personne ne me forcera plus à rentrer dans une de ces boîtes.)
- Yuro ? Émelie l’appela
- Je… Je suis moi. (Il fit un sourire beaucoup trop large, et il était sûr qu’il avait l’air cinglé, mais il n’en avait rien à faire.) Je suis moi.
Émelie lui rendit son sourire.
- Je suis contente que tu sois toi.
Et elle le poussa du bout du museau gentiment, et il la laissa faire. Durant la conversation, en entendant ce que disait Émelie, il avait senti une fissure qu’il avait depuis tellement longtemps dans son cœur qu’il avait oublié ce que ça faisait de vivre sans s’était refermée. Pour la première fois de sa vie, il se sentait écouté, compris. Pour la première fois, il pouvait regarder quelqu’un et se reconnaître dans ses peurs, ses insécurités, ses luttes. Elle savait.
Ça lui faisait tellement de bien d’être compris.
*************
Silver s’était assis sur la table à laquelle Laura et Krys s’asseyaient d’habitude, les jambes pendant du bord de la table et se balançant dans le vide. Bien que Laura soit très loin d’avoir des compétences tolérables en organisation, – il n’y avait qu’à voir sa chambre pour s’en rendre compte – Krys et elle étaient surprenamment ponctuels quand il s’agissait de petit-déjeuner. Il avait mal calculé le temps qu’il lui faudrait pour se rendre à la cafétéria, cependant, et était arrivé un peu en avance. Heureusement qu’il avait pensé à prendre sa tablette, sinon il ne sait pas ce qu’il aurait fait. Il n’aimait pas n’avoir rien à faire. Peu importe si c’était une discussion, une tablette, ou un livre, certains jours il avait besoin d’une distraction pour pouvoir juste arrêter de penser à des choses qui l’envoyaient dans des spirales et des coins très sombres de son esprit.
Il entendit des pas approcher, et, quand il leva la tête, il vit Krys et Laura s’approcher, pile à l’heure, avec leurs plateaux. Ils avaient l’air plus reposés que d’habitude, mais ils avaient aussi l’air très déprimés. Silver avait envie de leur demander ce qui n’allait pas, mais il ne savait pas si c’était la bonne chose à faire ou pas. C’était les premières personnes qui avaient vraiment vu qu’il n’allait pas, même s’ils ne s’en étaient pas rendus compte immédiatement. C’étaient les premières personnes qui avaient décidé de l’aider, même alors qu’il avait été insupportable avec eux.
…
Est-ce qu’ils ne le détestaient pas pour ça ?
Et, est-ce que, s’il était là pour eux, alors il se sentirait moins coupable de prendre de leur temps pour rien alors qu’ils avaient probablement des choses beaucoup plus importantes à faire que s’occuper de lui ? Il avait enfin trouvé des personnes qui s’inquiétaient pour lui, et pour qui il s’inquiétait en retour. Et, maintenant, il était terrifié à l’idée de les perdre.
(Car qui voudrait de lui ?)
(Son père ne voulait pas de lui.)
(Un seul faux pas, et il se retrouverait à récupérer et recoller les morceaux de sa vie, de son cœur, tout seul, encore, comme après la mort de sa mère.)
(Et il serait de nouveau tout seul.)
Laura lui avait dit qu’elle ne l’abandonnerait jamais, mais il ne pouvait pas s’empêcher de douter, et il s’en voulait car, s’il doutait, s’il ne pouvait pas s’empêcher de douter, qu’est-ce que ça disait de lui ?
- Silver ?
Il leva la tête. Laura le regardait avec inquiétude. Il se mordit la lèvre. (Il était fort. Il n’allait pas être énervant et immature.) Ses doigts se refermèrent un peu plus autour de la tablette. (Il était un grand. Il n’allait pas pleurer comme un bébé.) Il referma un peu plus sa mâchoire. Sa lèvre lui faisait mal.
- Silver, hé, Silver ? Regarde-moi. Respire.
La voix de Laura était lointaine et brouillée, distordue comme s’il avait la tête sous l’eau.
(Il était un grand.)
Combien de temps avant qu’elle ne veuille plus de lui ?
(Il était un grand. Il n’allait pas pleurer comme un bébé. Il était fort, il n’avait pas besoin qu’on lui tienne la main.)
(Il était fort. Personne ne voulait de quelqu’un qui ne savait pas montrer un visage ferme et sans pitié.)
Il sentit les larmes piquer le coin de ses yeux.
(Il pouvait le faire. Il pouvait le faire. Il pouvait le faire.)
(Il ne pouvait pas le faire.)
- Silver ?
Il ouvrit les yeux. Laura était devant lui. Il y avait quelque chose de désespéré dans son regard. Elle lui dit quelque chose, et sa voix se cassa sur le premier mot, mais il n’arrivait pas à comprendre les mots qu’elle disait.
- Tu te souviens de ce que je t’ai dit, Silver ? Je ne t’abandonnerai jamais. Si tu sens que tu vas pleurer, ne te retiens pas, d’accord ? (Pourquoi ? Elle ne voulait pas qu’il soit fort pour eux ?) Ce n’est pas bien de t’en empêcher. (qu’est-ce qu’elle en savait ?) Personne ne t’en voudra d’être vulnérable, ou de ressentir des choses, Silver. (Est-ce qu’elle mentait ? Est-ce que c’était une sorte de test ?) Je ne t’abandonnerai pas. (Est-ce qu’elle disait la vérité ?) Je ne te laisserai pas. (Est-ce qu’elle disait la vérité ?) Je te le promets, Silver. (Est-ce qu’elle disait la vérité ?)
Il la regarda droit dans les yeux et il sut.
(Elle disait la vérité.)
Il laissa ses larmes couler, et, étrangement, ça parut vraiment aider. Après avoir séché ses larmes, il se sentait vidé, mais… mieux. Il prit une grande inspiration, et il se concentra sur la sensation du souffle qui entrait dans ses poumons, sur les battements de son cœur, et puis il expira. Il fit un sourire à Laura, qui lui fit un sourire en retour, et lui passa une tartine recouverte de beurre et de confiture.
Son ventre gargouilla, et il se rendit comte qu’il avait vraiment faim. Mais, il avait encore une chose à faire avant de se mettre à manger. Il posa la tartine sur le plateau de Laura, et se dirigea vers Krys, sa tablette sous le bras.
- Je veux lui !
Et il lui montra une photo de Nosferapti. Les yeux de Krys retrouvèrent un peu de leur lumière alors qu’il commença à citer information après information sur le Pokémon, son mode de vie, son alimentation, comment s’en occuper et quelles précautions prendre pour s’en approcher, alors que Laura se pencha en avant sur son siège et que Silver s’installa sur la chaise à côté d’elle, mordant dans sa tartine. Ils l’écoutèrent parler avec intérêt pendant tout le petit-déjeuner.
*************
Quand Krys entra pour remplir leurs gamelles, Émelie le salua, même si elle savait qu’il ne comprendrait pas ce qu’elle lui disait, et il lui répondit d’un signe de la main. Yuro le regardait avec beaucoup moins de peur qu’avant, mais il y avait toujours une certaine suspicion dans son regard. Il était logique qu’il ne fasse confiance à aucun humain, vu que les seuls humains qu’il avait rencontrés jusque-là soit l’avaient capturé, soit participaient à son emprisonnement. Elle, elle avait déjà eu des expériences positives avec des humains auparavant, et Krys avait cette tension dans ses épaules et cette absence de lumière dans ses yeux qui lui faisaient penser qu’il était tout aussi coincé ici qu’eux, juste, d’une autre manière. Il n’arrêtait pas de rajuster son haut d’uniforme pour cacher sa poitrine. Ça ne surprenait pas vraiment Émelie, car il était venu régulièrement et que ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait faire ça. Il ne portait pas le vêtement qui lui permettait d’aplatir sa poitrine aujourd’hui, mais Émelie savait qu’il ne l’avait pas perdu, car il l’enlevait régulièrement. Elle n’était pas familière avec les recommandations de santé, mais ça avait probablement quelque chose à voir avec ça. Vu à quel point ça le rendait mal à l’aise et anxieux de l’enlever, elle pensait bien qu’il ne ferait pas de pause tous les deux ou trois jours si ça n’avait pas été absolument nécessaire.
Il tira sur son haut d’uniforme – il était trop large pour lui, mais Émelie soupçonnait depuis un moment qu’il avait fait exprès de prendre plusieurs tailles au dessus – encore, et encore, et encore, et encore…
Émelie décida qu’il avait vraiment besoin d’une distraction. Elle ne pouvait pas le laisser comme ça, sans rien faire pour l’aider. Elle s’approcha de lui et lui donna un coup de tête. Il parut surpris pendant quelques secondes, puis, ses traits s’adoucirent en un petit sourire et il tendit la main pour lui gratter l’arrière de l’oreille, puis le dessous de la mâchoire. Ses muscles se détendirent peu, mais ses yeux étaient toujours fatigués, et pas aussi présents qu’ils n’auraient dus l’être. Alors, Émelie se mit à ronronner, et le sourire de Krys s’étira un peu plus.
Quelques minutes passèrent, puis Krys arrêta de la caresser. Il se pencha pour ramasser ses affaires, et s’apprêtait à partir, quand son regard s’arrêta sur sa patte arrière, celle sur laquelle elle essayait d’éviter de trop s’appuyer. Ses sourcils se froncèrent légèrement, et Émelie, pendant quelques secondes, hésita à s’éloigner avant qu’il ne décide de venir regarder de plus près. Elle avait beau lui faire confiance, elle n’aimait pas se faire approcher par des humains sans qu’elle ne l’ait préparé et décidé d’elle-même – plus depuis qu’elle avait été capturée et enfermée ici, plus depuis que l’un des membres de cette foutue organisation criminelle n’ait décidé de s’en prendre à sa patte et qu’elle n’avait pas reçu des soins suffisants et que sa patte avait mal guéri à cause de ça - mais, au lieu de s’approcher, il resta sur place, et se contenta de la regarder droit dans les yeux.
- Fais attention à toi, d’accord ? Évite de trop marcher, prend des pauses, et ne t’épuise pas. Je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus. Je… (Il arrêta de la fixer, et son regard passa d’un point à l’autre de la pièce, comme si les mots qu’il cherchait étaient gravés dans les murs grisâtres)
Je ne m’y connais pas assez en médecine pour t’aider, et je risquerais juste d’empirer les choses si je tentais quoi que ce soit.
Le regard d’Émelie passa plusieurs fois de sa patte à Krys, puis, en faisant attention à comment elle posait sa patte, elle s’assit sur le sol. Krys lui tourna le dos avant de la saluer de deux doigts avant de sortir de la cage et de laisser la porte métallique se refermer derrière lui.
Yuro vint la rejoindre, fixant intensément l’endroit où se tenait Krys quelques secondes auparavant. Il avait l’air de réfléchir intensément à quelque chose. Émelie le regarda d’un coin de l’œil. Elle n’avait pas envie qu’il se sente forcé à lui dire ce qu’il pensait, alors elle décida de s’allonger et de tourner la tête vers lui, pour montrer qu’elle l’écoutait.
- Émelie ?
- Oui ?
- Dis, pourquoi tu… (Il avala sa salive, inspira, expira) Pourquoi tu lui fais confiance ?
Il y avait quelque chose de… fragile, dans sa voix, qui serra le cœur d’Émelie, et immédiatemment elle sut que c’était une question importante pour lui. Il était hésitant, mais il voulait quelque chose d’honnête, quelque chose de vrai, et c’était son rôle de lui donner ça. (Son fils. Son fils.)
- Il y a plusieurs façons d’enfermer quelqu’un, et, parfois, les cages ne sont pas nécessaires. Parfois, il suffit d’avoir des promesses. Parfois, il suffit d’avoir des menaces. Il n’a pas l’air d’avoir choisi d’être ici. Il n’a pas l’air de pouvoir partir. Et… peut-être qu’il ne fait pas assez pour nous aider, mais, je pense que, s’il le pouvait, il nous aurait déjà sortis de là. Je ne pourrais pas en dire autant des autres humains qui travaillent ici.
Elle posa sa tête sur ses pattes avant. Est-ce qu’elle avait été assez claire, ou est-ce qu’elle devrait rajouter ou préciser quelque chose ? Yuro la regarda pendant un moment, ouvrant et fermant la gueule, sans parvenir à trouver les mots. Puis, il détourna le regard. Puis, après plusieurs secondes de silence durant lesquelles Émelie se demanda si elle devait se mettre à parler, sa voix s’éleva dans le silence.
- Je… crois que je vois ce que tu veux dire. Ça fait un moment que j’ai arrêté d’avoir aussi peur de lui qu’avant. Il est moins menaçant que ce que j’imaginais au début.
Elle l’avait remarqué, ce changement dans son attitude. Il avait moins peur maintenant, mais, est-ce qu’il lui faisait confiance ? Krys n’avait rien fait pour les sortir de là, après tout. Chaque fois qu’il traversait cette porte, chaque fois qu’il sortait de cette cage, en leur tournant le dos, il les laissait derrière lui. Ce ne serait pas étonnant que les traiter avec un peu de respect ne serait pas suffisant pour que Yuro arrête de se méfier de lui.
- Je ne lui fais pas confiance.
Son ton était catégorique. Il y avait quelque chose de dur, quelque chose de tranchant dans sa voix, comme des éclats de verre laissés sur le sol après un désastre. (Quand on t’a fait du mal) Et Émelie les voyait, ces barrières qu’il érigeait entre le cœur des autres et le sien. Ça paraissait plus facile de se refermer complètement que de prendre le risque d’être blessé de nouveau. Elle avait eu de la chance qu’il décide de lui faire confiance aussi rapidement, si c’était comme ça qu’il réagissait avec tout le monde. Cela dit…
(Sa voix dure comme s’il s’attendait à ce qu’on lui crie dessus, comme si, au moment où il avait mentionné avoir un avis différent, il avait fait une déclaration de guerre.)
Ça ne surprenait pas Émelie, alors que ça aurait dû, ça aurait dû.
Mais, sachant comment la famille de Yuro était, c’était effroyablement prévisible.
- Tu n’es pas obligé de lui faire confiance, Yuro.
Cela dit, Krys était un cas particulier. Il faisait partie de l’organisation qui l’avait enfermé dans cette cage. Il travaillait pour l’organisation qui l’avait enfermé dans cette cage. Et Émelie ne voulait pas lui donner la mauvaise habitude de faire confiance à quelqu’un qui, indirectement, lui faisait du mal. Yuro tourna sa tête vers elle si vite qu’elle ne vit pas le mouvement. Il la regardait, à la fois abasourdi et incrédule.
- Pourquoi est-ce que tu me dis ça si tu lui fais confiance ?
- Je ne vais pas m’énerver contre toi si tu ne fais pas confiance aux mêmes personnes que moi, Yuro, enfin ! (Yuro inspira une grande goulée d’air, et Émelie continua de parler sur un ton plus bas. Elle n’avait pas eu l’intention de crier.) Désolée. C’est juste que… Tu n’as pas à avoir le même avis que moi sur tout. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Tu as le droit d’avoir ta propre opinion sur quelqu’un qui nous maintient enfermés ici, Yuro.
Il la regarda avec de grands yeux, brillants de larmes. Émelie pensait qu’il n’était pas possible pour son cœur de se briser plus pour lui. Elle avait tort. En cet instant, elle avait envie de rugir et d’éclater en sanglots, elle avait envie de se coller à Yuro et ronronner jusqu’à ce qu’il aille mieux, de se rendre jusqu’à cette foutue grotte dans cette foutue forêt qui aurait dû un endroit où Yuro pouvait se protéger des douleurs de l’extérieur, qui aurait dû être un endroit où il aurait dû se sentir en sécurité mais ne l’avait jamais été et de tout brûler jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des cendres dansant dans le vent.
Yuro renifla.
- Je suis désolé. (Oh non, il n’avait pas dit ça. Il n’avait pas dit ça) J’aurais dû le savoir, pourtant. Je te connais, et tu n’es pas comme ça. Tu n’es pas comme elle. Mais dès fois je… j’oublie encore. Que ce n’était pas normal. Que tout le monde ne pense pas comme elle. Que tout le monde ne réagit pas comme elle.
Et elle devait lui dire, elle devait lui dire, car quelqu’un devait lui dire.
- S’il-te-plaît, ne t’excuse pas. Pas pour ça.
Quelque chose se brisa.
Il renifla de nouveau, puis se mit à pleurer. C’étaient des sanglots violents, qui le secouaient en entier, et il n’essayait pas de les rendre silencieux. Émelie se glissa à ses côtés, et, alors que Yuro enfouissait on museau dans son pelage, elle le consola à voix basse.
*************
Le Motismart de Laura vibra alors qu’elle était en train de ranger son plateau. Krys avait dû partir plus tôt pour aller nourrir les Pokémon, et Silver et elle avaient dû terminer leur petit-déjeuner sans lui. Il n’était pas parti depuis longtemps, mais sa tirade animée sur les Pokémon de type poison et les précautions à prendre pour en élever un avait pris la majorité du temps qu’il avait et il avait dû terminer son petit-déjeuner en quatrième vitesse. Elle poussa un soupir. Elle n’avait pas envie d’être toute seule aujourd’hui, et Krys lui manquait déjà. C’était vide et froid, à l’intérieur d’elle, mais, pendant un moment, elle s’était sentie mieux. Mais bon, elle ne pouvait pas tout avoir. C’était le retour de la routine, du monde qui bougeait autour d’elle alors qu’elle avait l’impression de rester sur place, et, sans qu’elle n’y prenne garde, une semaine, un mois, un an aurait déjà passé, et elle serait restée au point de départ.
Elle déposa son plateau, puis jeta un coup d’œil à l’écran du Motismart. Un sbire avait accidentellement renversé du café sur une caméra. Du café qu’on pose normalement sur une table. Sur une caméra, normalement placé tout en haut des murs. Laura avait envie de demander comment il avait réussi à faire un truc pareil, mais, d’un autre côté, elle avait presque peur de le savoir. Ça aurait probablement dû la surprendre, mais, des fois, elle était appelée pour réparer des accidents encore plus improbables. Maintenant, à chaque fois qu’elle revoyait une histoire comme ça, elle était juste exaspérée. Elle étira ses bras loin au dessus de sa tête et bailla. Elle se reprendrait un café sur la route.
Elle sentit quelqu’un tirer sur le bord de son haut d’uniforme, et se retourna vivement, le poing serré, s’apprêtant à se battre s’il le fallait– des yeux gris. Tous ses muscles se figèrent instantanément, et d’un coup, elle était de nouveau là bas, le dos contre le carrelage gelé d’une pièce dérobée au fond d’un casino, et il était au dessus d’elle.
(Des yeux gris et un sourire cruel et un pied sur son épaule la maintenant au sol)
Des cheveux rouges.
Silver. Elle força sa main à se relâcher, et prit délibérément une grande inspiration. Elle n’était plus là-bas, et ce n’était pas Giovanni en face d’elle. Elle était en sécurité. Elle était en sécurité.
Sa main n’arrêtait pas de trembler.
Alors elle expira lentement pour dissiper les restes du souvenir, avala sa salive, et fit un sourire radieux qui aurait pu tromper n’importe qui à part Krys.
- Oui, tu voulais me demander quelque chose, Silver ?
Silver la regarda pendant un moment, le regard inquiet, ses mains jouant avec le rebord de ses manches. Puis, il rassembla son courage, et lui demanda
- Je peux t’accompagner ? J’ai pas envie de rester tout seul toute la journée.
Le sourire de Laura devint plus sincère, et elle lâcha un petit rire surpris alors que ses muscles se détendirent et qu’enfin, enfin sa main arrêta de trembler.
- Tu peux, oui. Je te préviens, par contre, je n’aurai pas beaucoup de temps à t’accorder, je vais devoir travailler. Mais, un peu de compagnie ne me ferait pas de mal.
Le brouillard qui recouvrait ses pensées ne partirait pas de la journée, elle le savait. Mais rien que d’avoir quelqu’un à côté d’elle, quelqu’un qui en avait quelque chose à faire d’elle, elle le voyait se dissiper juste un peu, juste assez pour que la lumière perce derrière l’épais rideau, floutée et estompée, à peine visible, mais indéniablement présente.
*************
La journée passa lentement, et, quand elle fut enfin libérée de son travail, Laura avait les jambes douloureuses d’avoir dû se déplacer d’un bout à l’autre de la base. Elle devait avoir une chance encore plus mauvaise que ce qu’elle ne pensait, car les autres sbires n’avaient pas arrêté de l’appeler. Silver l’avait suivie jusqu’au bout, et elle ne pouvait pas s’empêcher d’être impressionnée par son obstination. C’était quelque chose, quand même ! Le gamin était haut comme trois pommes et devait quasiment courir pour rester à son niveau. Il aurait très bien pu partir à n’importe quel moment, et retourner dans sa chambre pour jouer sur sa Switch et pourtant… Pourtant, il était resté.
Laura ne comprenait que trop bien.
(Des couloirs vides.)
Elle aurait probablement dû aller à la cafétéria pour aller prendre un truc à manger. Au lieu de ça, elle envoya rapidement un message à Krys, lui disant de ne pas l’attendre, avant de rentrer dans sa chambre et de s’écrouler sur son lit la tête la première sans prendre le temps de fermer la porte derrière elle. Plusieurs secondes passèrent avant que son cerveau ne se remette à tourner correctement et qu’elle se rappelle qu’elle n’était pas seule. Elle tourna la tête afin qu’elle ne soit plus enfouie dans l’oreiller, et vit que Silver s’était accaparé sa chaise de bureau, et le regardait avec une expression inquiète. Malgré elle, un sourire fragile naquit sur ses lèvres.
- Désolée, désolée. Je vais bien, je suis juste un peu fatiguée.
Il fronça ses sourcils, et lui lança un regard noir, et, pendant un bref instant, Laura vit quelqu’un d’autre à sa place. Un frisson glacé lui remonta le dos. Mais elle allait bien. Elle allait bien, et elle n’était pas en face de Giovanni.
(Des yeux gris et un pied sur son épaule et des yeux bleus comme les siens et de l’argent sur la table et des couloirs vides et une main levée et sa tête est tournée vers le mur mais elle ne sait pas pourquoi et sa joue fait mal et elle ne comprend pas et
sa joue fait mal)
- Tu n’as même pas mangé, lui lança Silver sur un ton accusateur.
- Je n’ai pas faim, elle lui répondit en le fusillant du regard, et ils savaient tous les deux que c’était un mensonge.
- Vous êtes pas possibles, tous les deux !
Silver sursauta et manqua de tomber de la chaise, et, rien que pour l’embêter, Laura se mit à rire. Silver rougit d’embrassement avant de lui tirer la langue.
Krys se tenait dans l’entrée et les regardait avec exaspération et une touche de désespoir. Il avait dans ses bras plusieurs paquets de sandwichs triangulaires. Il entra dans la chambre, et ferma la porte derrière lui avant de s’asseoir sur le rebord du lit de Laura, en évitant ses jambes. Puis, il lui tendit un des paquets de sandwichs. Laura se redressa, et ramena ses jambes en tailleurs sous elle. Puis, elle prit le paquet de sandwich, et pendant plusieurs secondes, les lettres se brouillèrent devant ses yeux. Elle ferma ses paupières en appuyant fort, puis les rouvrit, et l’image paraissait de nouveau nette.
C’était son sandwich préféré. (Il n’aurait pas dû.) C’était son sandwich préféré. (Elle n’avait rien fait pour le mériter.) C’était son sandwich préféré, et elle avait faim, mais elle n’avait pas envie de le manger. (Et elle était une fille amie ingrate.)
(Non.
Ce n’est pas vrai. Tu sais que ce n’est pas vrai.)
(Inspire-
tu as le droit d’être aimée – mais le savoir en théorie et être capable de vraiment l’accepter étaient deux chose tellement
tellement
différentes.
-Expire)
Elle ouvrit le paquet, et mordit le sandwich férocement. Silver, lui avait déjà commencé le sien. Krys avait dû le lui donner pendant qu’elle s’était perdue dans sa tête.
Krys la regarda pendant plusieurs secondes, une expression qui disait tout et rien à la fois.
C’était un « Est-ce que tu vas bien ? » mais qui restait enfermé derrière ses lèvres parce qu’il savait et elle savait et elle savait qu’il savait que la réponse était évidente, et qu’elle était trop personnelle pour en parler devant Silver, et trop violente pour en parler entièrement et sans aucun filtre devant un enfant.
Il n’était pas stupide, Laura et Krys le savaient, mais, il y avait une différence entre savoir, et être au courant de tous les détails les plus violents.
Elle regardait Krys, et il la regardait en retour, avec tant d’inquiétude dans son regard qu’elle avait presque envie de pleurer.
Elle aurait pu sourire et faire semblant, mais Krys méritait mieux que ça.
Silver les regardait avec un regard plein de questions qu’il hésitait à poser.
Elle baissa le regard, et reprit une bouchée de son sandwich. Et une autre. Et encore une autre.
La nourriture n’avait aucun goût, ou peut-être que c’était elle qui avait un problème.
Elle était si fatiguée.
Elle ne ressentait rien. Elle ressentait tout à la fois.
Elle voulait être toute seule, et elle voulait tout sauf ça.
Elle voulait la compagnie de Krys et de Silver, mais elle n’avait pas l’énergie de discuter, ou de parler de ses problèmes. Elle n’avait pas l’énergie d’expliquer toutes ces années, et toutes ces choses qui lui retombaient dessus maintenant, alors qu’elle était censée avoir dépassé ça, et être loin d’eux.
Mais, elle ne pouvait pas rester seule, là, maintenant. La présence silencieuse de Silver et de Krys l’empêchaient de laisser ses pensées tourner en rond, et l’aidaient à rester dans le présent, au moins un petit peu.
Elle lança l’emballage, avec le reste du sandwich, sur le bureau, à un ou deux mètres de là.
Il lui fallut plusieurs secondes pour que les rouages rouillés de sa réflexion se remettent en route, mouvements saccadés et crissants, bien plus usés qu’ils n’auraient dû l’être pour leur âge. Krys et Silver étaient là, et, même s’ils n’attendaient pas de réponse, elle se sentait obligée de leur dire quelque chose.
- J’ai pas envie d’en parler.
Krys hocha la tête lentement. Il la regardait droit dans les yeux. Elle se sentait inconfortable, comme mise-à-nu, et, paradoxalement, vue, comprise, en même temps. C’était une sensation étrange.
- Tu veux qu’on te laisse seule ? Lui-demanda-t’il.
- Oui. Non. Je sais pas. Je veux pas vous retenir, si vous avez d’autres choses à faire.
Silver, qui était en train de faire tourner la chaise de bureau, s’arrêta et la regarda d’un air incrédule.
- Tu penses vraiment que j’ai quelque chose à faire ?
Elle se redressa pour se caler contre le mur, et haussa les épaules. C’était vrai que, s’il avait eu vraiment des choses à faire, il ne l’aurait pas suivi toute la journée. Elle avait envie de trouver ça amusant, et, si elle se forçait, elle pourrait peut-être faire naître cette étincelle qui apparaissait parfois quand elle s’y attendait le moins.
Krys lui tendit la main, et elle l’accepta. Il commença à faire des petits ronds sur le dos de sa main. Au début, elle se sentait si loin de son corps qu’elle le sentait à peine, mais, petit à petit, elle se sentit revenir. Elle aurait pu lui demander d’arrêter. Elle ne le fit pas. Elle se sentait à peine rattachée au monde qui l’entourait, par un seul fil qui menaçait de se déchirer à la première occasion. Mais « à peine » était suffisant, et quelque part entre ce vide et ce poids immense sur ses épaules, en regardant la main de Krys autour de la sienne, elle trouva la réponse. Elle posa sa tête sur l’épaule de Krys, et il la laissa faire.
- Restez. S’il-vous-plaît.