Son coeur le voulait, par MissDibule
Le flux et le reflux des vagues qui s’écrasaient sur l’Autel du Dragon apaisaient l’âme du jeune homme. Appuyé sur la rambarde en bois, les yeux perdus dans le vague, son regard glissait sur la paroi rocheuse. Que faire maintenant ? Continuer à s’entraîner, encore et toujours ?
Il porta son attention sur son Typhlosion, son premier partenaire, qui se tenait à ses côtés. Un Pokémon qu’il n’avait même pas obtenu de façon légitime. Il l’avait volé. Il baissa la tête. Il ne valait pas mieux que les sbires de la Team Rocket, les larbins lâches de son père.
Il se consola en songeant qu’au moins, il avait tenté de réparer le mal qu’il avait causé en ramenant le Pokémon volé à son propriétaire. Ce dernier, un certain Pr Orme, avait pourtant refusé. Selon lui, Typhlosion s’était attaché à lui. C’était vrai. L’affection que son Pokémon lui portait brillait aussi fort que ses flammes.
Le jeune dresseur baissa la tête. Son partenaire l’aimait malgré tout ce qu’il lui avait fait subir... Il ne méritait pas cette dévotion. Les yeux rivés sur son premier ami, il voulut se blottir contre lui. Lui retourner son affection. Mais il n’y parvint pas. Ses bras restèrent figés le long de son corps.
Son cœur le voulait, mais son corps n’avait jamais appris.
Alors qu’il était en proie à ce conflit intérieur, une voix mal assurée l’interpella :
— Silver ?
L’intéressé se retourna vivement, gêné d’être interrompu en plein moment de doute. La voix appartenait à un jeune homme de son âge, à la casquette noir et jaune. Luth, son rival de toujours. Celui contre qui il n’avait jamais réussi à gagner le moindre combat. Avant, ce constat mettait Silver en rogne. Désormais, il savait que cette rivalité l’avait aidé à se dépasser.
Lorsque la surprise de l’arrivée de Luth fut passée, Silver se détendit.
— Ah c’est toi. Salut. Qu’est-ce que tu veux ?
Son ton n’était pas agressif, mais pas vraiment amical non plus. C’était toute la gentillesse dont il était capable. À chaque fois, quelque part en lui, il s’en voulait d’être aussi sec dans ses rapports aux autres. Toujours sur la défensive, comme si le monde extérieur était une menace permanente. Mais c’était plus fort que lui.
Une expression de gêne se peignit sur le visage de Luth.
— J’ai… J’ai quelque chose à te dire. L’autre jour, j’étais avec Célesta, ma… mon amie, bafouilla-t-il, devenu soudain écarlate.
« Ouais c’est ça, ton amie », rit Silver en son for intérieur. Il n’était pas dupe. Il s’étonna lui-même de noter ce genre de détail. Depuis quand s’intéressait-il aux relations des autres ?
— On était dans le Bois aux Chênes, à côté de l’autel de la forêt. Et là, il s’est passé un truc incroyable. Célébi, le Pokémon fabuleux, est apparu !
Silver le dévisagea. Qu’est-ce qu’il racontait encore, celui-là ? Un Pokémon fabuleux ?
— Je sais que ça semble dingue, ajouta Luth, qui avait remarqué l’air sceptique de son rival, mais d’après Célesta, c’est un Pokémon capable d’ouvrir des failles temporelles. Et c’est vrai. Célébi nous a transportés trois ans en arrière… Pour nous montrer une discussion entre toi et ton… père…
Luth avait prononcé ce dernier mot avec une précaution infinie.
Trois ans en arrière…? Son père ? Il avait peur de comprendre. Mais… pourquoi ?
— Je te suis pas. Vous avez vu quoi, au juste ?
Luth se mordit la lèvre, mal à l’aise.
— Eh bien… Ton père… Giovanni… Il s’avouait vaincu. Il disait qu’il n’avait pas réussi à exploiter le plein potentiel de ses hommes. Et toi, tu… tu ne comprenais pas. Tu ne voulais pas finir comme lui. Tu disais que tu n’avais pas envie de le comprendre… Et que tu deviendrais fort par toi-même.
Silver écouta ces mots d’un air impassible, alors même que chacun d’entre eux constituait un nouveau clou dans le cercueil de son cœur. Pourquoi devait-il revivre cet abandon, qui avait tué son enfance et enterré ce qu’il restait de son innocence ?
Un lourd silence suivit cette déclaration. Aucun des deux garçons ne souhaitait affronter le regard de l’autre.
— Comment tu peux savoir ça ? demanda enfin Silver, une pointe de colère dans la voix.
— Je te l’ai dit, Célébi est apparu et nous l’a montré…
— Tu te fous de moi ? Tu penses vraiment que je vais croire ton histoire à dormir debout ? T’as fouillé dans mon passé ! Pourquoi t’as fait un truc pareil ? cracha Silver, les poings serrés.
— Non, Silver, je te jure, il faut que tu me croies ! C’est vraiment ce qui s’est passé ! se défendit Luth, les paumes en avant, comme pour se protéger d’un éventuel coup.
Le jeune homme commençait à transpirer, son regard gris brillait de panique. Quand soudain, son visage s’illumina.
— Je peux te le prouver ! Quand Giovanni est parti, tu t’es retourné vers Célesta et moi. Tu m’as même dit : « T'as un problème ? Me regarde pas comme ça ! » ! Tu… tu t’en souviens ?
Silver, qui s’apprêtait à saisir Luth par le col, se figea. Il tenta de se remémorer ce jour fatidique. Ce n’était pas très difficile. Il était gravé dans sa mémoire. Il se souvenait de chaque mot qu’il avait échangé avec son lâche de père avant qu’il disparaisse dans la nature. Il se revoyait sur la route 22, s’éloigner de Giovanni alors que…
Alors que deux personnes lui barraient le chemin. Oui… le type à qui il avait adressé ces mots… c’était bien Luth. Et sa copine était à côté. Pas de doute. Pourtant… Cette partie du souvenir lui était étrangère. Il était censé avoir déjà vécu cette scène, mais il avait l’impression de la voir pour la première fois. Comme si… elle avait été rajoutée.
— Tu t’en souviens, alors ? Donc tu me crois ! se réjouit son rival.
— Pourquoi… Pourquoi t’es venu me raconter ça ? demanda Silver d’une voix qui ne lui ressemblait pas. J’avais pas envie d’y repenser.
Luth, touché, effaça aussitôt son sourire.
— Je… Je suis désolé, Silver. Je t’avoue que même moi, je ne sais pas trop pourquoi je suis venu t’en parler… Je crois que je ne pouvais tout simplement pas garder ça pour moi. C’est sûr que t’as pas toujours été super sympa avec moi, mais… maintenant que je sais qui est ton père, et comment il t’a abandonné, je… je comprends mieux ce que tu as vécu.
Silver lui adressa un regard froid comme l’acier.
— Non, tu ne comprends pas.
Devant l’air blessé de Luth, il ajouta :
— Mais… merci quand même. Je suppose que ça partait d’une bonne intention.
— Je suis désolé, répéta Luth. Je me rends compte que c’était insensible de ma part.
Silver haussa les épaules.
— Bah, t’en fais pas. On réalise jamais vraiment tant qu’on n’a pas vécu la même chose que l’autre. Tu pensais pas à mal.
L’air désolé, Luth semblait vouloir dire quelque chose.
— Oui… Tu as raison, finit-il par lâcher. Je… je vais te laisser. Encore désolé d’avoir ravivé de mauvais souvenirs.
Silver secoua la tête.
— Arrête de t’excuser ! C’est pas de ta faute si tout ça est arrivé.
Il faillit ajouter que Luth l’avait même aidé à s’en sortir, mais sa fierté l’en empêcha.
— Je… Bon, eh bien, salut alors. J’espère qu’on se reverra.
Silver ne répondit pas tout de suite. Tout comme avec son Typhlosion, tout ce qu’il aurait aimé dire à son rival, tous les mots qu’il aurait aimé lui adresser restèrent coincés dans sa gorge. Son cœur le voulait, mais son corps n’avait jamais appris.
— Salut, Luth.
Il vit alors les traits du dresseur s’affaisser, et une lueur triste s’allumer dans son regard de cendres.
Luth fit demi-tour pour partir, quand son rival ajouta :
— À la prochaine.
La garçon à la casquette se retourna vivement et lui adressa un sourire radieux, auquel Silver répondit par un léger rictus. Il souriait si rarement qu’il avait presque oublié comment faire. Le jeune homme regarda son ancien ennemi s’éloigner, tandis que les effluves de leur conversation flottaient toujours dans l’air. Il ne se détourna qu’une fois la silhouette du garçon disparue.
Il reposa à nouveau son corps sur la rambarde, pensif.
Célébi… Le Pokémon du temps… Si seulement il pouvait lui demander de revenir en arrière… Pourrait-il tout changer ? Peut-être.
Perdu dans ses pensées, il se mit à marcher dans les pas de son rival pour quitter L’Antre du Dragon. Puis il rappela son Typhlosion et sortit son Nostenfer de sa Poké Ball.
Nostenfer.
Il avait entendu dire que Nosferalto évoluait en Nostenfer par amour pour son dresseur. Comme Typhlosion, Nostenfer l’aimait. Il avait beaucoup de chance : ses Pokémon étaient emplis de bonté. Pas comme lui.
La chauve-souris violette l’accueillit par un petit cri joyeux. Sans trop réfléchir, Silver lui dit :
— Salut, toi. Tu veux bien m’emmener au Bois aux Chênes ?
Lorsque Silver aperçut enfin la canopée, un immense soulagement parcourut tout son corps. Il était resté beaucoup trop longtemps seul avec ses pensées. Mais il ne se faisait que peu d’illusions. Il espérait bien trop pour ne pas être déçu. Malgré tout, il sentit une pointe d’excitation poindre dans sa poitrine lorsque l’autel du Bois aux Chênes apparut au milieu de la cime des arbres.
Il indiqua à son Pokémon de descendre dans sa direction, et Nostenfer plongea en piqué, pour s’arrêter devant l’autel au toit rouge. Silver sauta à terre, remercia son ami et le rappela dans sa Poké Ball.
Une aura étrange émanait du sanctuaire. Une légère brise fit frémir les feuilles, et s'infiltra sous la chevelure rouge de Silver. Le jeune homme frissonna. L’atmosphère mystique du lieu était-elle réelle, ou bien lui était-elle suggérée par son esprit, qui souhaitait y croire ? Pendant de longues secondes, il gratifia la demeure du gardien de la forêt d’un regard intense. Mais le silence qui régnait sur les bois était assourdissant.
Déçu, mais pas vraiment surpris, Silver s’affala sur l’herbe verdoyante. Comment avait-il pu croire qu’un Pokémon fabuleux viendrait réécrire sa vie pour lui ? C’était grotesque. Il s’allongea et contempla le ciel. Il huma l’odeur des bois. Ce mélange si particulier d’écorce de chêne, d’herbe fraîche, et de terre. Il n’avait pas tout perdu, en fin de compte : cet endroit était très agréable. Sans même s’en apercevoir, Silver s’endormit dans la paisible clairière, sous un doux soleil.
Lorsque Silver rouvrit les yeux, son regard rencontra l’azur. Non pas l’azur du ciel, mais le bleu profond de deux grandes pupilles qui l’observaient avec intérêt. Le jeune homme poussa un cri de surprise qui amusa beaucoup celui qui en était la cause : une petite créature qui virevoltait dans les airs grâce à des ailes de fée, tout en poussant d’adorables cris.
Silver n’avait jamais vu un tel Pokémon. Il se redressa soudain. Se pourrait-il que…
— Célébi ? demanda-t-il, guidé par son intuition.
La petite fée émit un cri approbateur et effectua une nouvelle pirouette dans les airs. Silver n’en revenait pas. Son vœu avait été exaucé ! Extatique, il se releva d’un bond. Il n’aurait cru que le Pokémon capable de traverser le temps était en fait un petit lutin facétieux.
— Merci d’être apparu devant moi, Célébi, déclara Silver en inclinant la tête avec respect. Est-ce que… Est-ce que tu penses que tu pourrais me ramener cinq ans en arrière ? S’il te plaît. J’aimerais me racheter, et réparer les erreurs que j’ai commises.
Cinq ans en arrière. Il n'avait pas choisi ce nombre au hasard. Il fallait qu’il revienne à une période de sa vie où il était suffisamment grand pour pouvoir réfléchir par lui-même. C’était deux ans avant qu’il ne commence à prendre ses propres décisions. Des mauvaises décisions, bien sûr. Peut-être que cette fois-ci, sa vie prendrait une direction différente.
Célébi le regarda d’un air interrogateur. Il ne comprenait pas sa demande. Contre toute attente, le petit Pokémon secoua la tête. Silver baissa les yeux. Non, bien sûr. Ça ne pouvait pas être aussi facile. Dans la vie, on n’a pas de deuxième chance. Même quand on rencontre une divinité du temps.
Pourtant, Célébi se mit soudain à voler en cercles. Silver sentit ses muscles s’engourdir, et sa tête devenir lourde… S’agissait-il… d’un voyage dans le temps ? Célébi accédait-il à sa requête, tout compte fait ? Une fraction de seconde plus tard, tout devint flou, et la forêt disparut.
Lorsque Silver revint à lui, sa tête le lançait, et il avait l’impression que tout son corps venait d’être piétiné par une force surnaturelle. Mais ce qu’il entendit lui fit bien vite oublier tout le reste et revenir à la réalité. Et quelle réalité…
— Joyeux anniversaire, Silver ! chantaient en chœur plusieurs dizaines de personnes réunies dans un élégant salon.
Le concerné écarquilla les yeux, abasourdi. Devant lui se tenait… une autre version de lui-même. Un autre Silver, debout au beau milieu du salon de sa maison d’enfance, qui souriait bêtement à sa foule d’admirateurs. Une foule constituée de membres de la Team Rocket, vêtus de leur uniforme.
Les poings serrés, son sang ne fit qu’un tour : fou de rage, il voulut se précipiter sur son double. Mais il fut vite arrêté dans son élan. Il était enfermé dans une sorte de bulle protectrice qui l’empêchait de bouger. Célébi, qui se trouvait dans une autre bulle à côté de lui, lui jeta un regard réprobateur. Le jeune homme comprit qu’il était piégé. Il ne pouvait qu’observer ce spectacle navrant.
Soudain, alors que les applaudissements des sbires Rocket se tarissaient, de nouveaux éclatèrent dans le dos des deux voyageurs temporels. Ils se retournèrent, et Silver eut le malheur de tomber nez à nez avec la dernière personne qu’il avait envie de croiser : son père. Giovanni. Le leader de la Team Rocket. Avec, à ses côtés, Ariane, l’une de ses commandantes. Mais surtout… La mère de Silver.
Ce dernier les dévisagea. Il peinait à se souvenir de la dernière fois qu’il les avait vus tous les deux. Encore moins avec un tel sourire aux lèvres. Et surtout, fait le plus incongru de tous… C’était à lui qu’ils souriaient. Enfin, à son double.
Sidéré, Silver vit les corps de ses parents le traverser, comme s’il était un fantôme. Mais enfin, que se passait-il ? Où Célébi avait-il bien pu l’emmener ? Il était absolument certain que cette scène ne s’était jamais, au grand jamais, produite dans sa vie. L’adolescent reporta son attention sur son alter ego : il se tenait devant un gâteau d’anniversaire où deux bougies formaient le nombre dix.
Il ne savait que trop bien que son dixième anniversaire ne s’était pas du tout déroulé de cette façon. « On serait… dans une autre ligne temporelle ? » supposa-t-il. Il jeta un coup d’œil à Célébi, mais la petite créature lui intima d’un geste de regarder la suite de la scène. Silver obéit.
Giovanni cessa d’applaudir et ouvrit grand les bras.
— Oui, joyeux anniversaire, mon cher fils ! Si tu savais comme ta mère et moi sommes fiers de toi ! s’exclama-t-il avant de tapoter gentiment la tête de son enfant.
Derrière lui, Ariane les regardait avec tendresse, émue. Silver ne savait pas s’il devait rire, pleurer, ou vomir. Il ignorait qui étaient ces gens, mais une chose était certaine, ce n’étaient pas ses parents.
— Tu as déjà été gâté, mais il est maintenant l’heure de te donner le cadeau le plus important de tous ! poursuivit Giovanni.
Le chef de la Team Rocket adressa alors un sourire étincelant à Ariane, qui s’avança et tendit à son fils un paquet cadeau noir, décoré du logo de l’organisation. Les yeux brillant d’excitation, le faux Silver s’en saisit et le déchira sans ménagement.
Silver avait craint le pire, et le pire était arrivé : le paquet contenait un uniforme complet de sbire de la Team Rocket. De la casquette jusqu’aux gants, en passant par les bottes, il ne manquait rien à l’attirail. L’adolescent crut que cette fois, il allait vomir pour de bon.
— Eh oui mon fils ! Te voilà enfin devenu membre à part entière de la Team Rocket !
Après cet anniversaire écœurant, Célébi ne laissa pas un instant de répit à Silver, et se remit à voler en cercles. Allait-il le ramener chez lui ? Ou bien peut-être lui montrer une autre scène ? En un éclair, une luxueuse pièce aux teintes rouges et dorées se matérialisa sous ses yeux. Son alter ego, cette fois-ci vêtu de son uniforme Rocket, se tenait debout face à une femme.
D’une grande beauté, un parfum de richesse se dégageait de sa personne. Ses cheveux blonds étaient retenus par des diamants, et son corps recouvert d’une somptueuse robe en soie rouge. Seul son visage au maquillage suintant trahissait le sentiment de terreur qui l’assaillait, et pour cause : le double de Silver la fixait d’un air malveillant.
— S’il vous plaît… Les autres membres de votre organisation ont déjà dérobé tous les Pokémon de mes hôtes… ainsi que les miens… sanglotait la femme. Que souhaitez-vous de plus ?
Le faux Silver fronça les sourcils et, sans crier gare, empoigna la gorge de la femme avec violence. Celle-ci poussa un cri rauque.
— Je déteste qu’on me mente, Madame. J’ai trouvé ceci dans votre sac à main, cracha-t-il en désignant une Luxe Ball qu’il venait de sortir de sa poche.
La peau de sa victime blanchit aussitôt, comme si la peur elle-même l’avait saisie à la gorge. Elle commençait cruellement à manquer d’air. Quand, enfin, Silver le sbire lâcha sa proie, celle-ci s’écroula au sol en hoquetant. Au bord de l’asphyxie, elle porta les mains à sa gorge.
— Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez délibérément dissimulé ce Pokémon, alors que je vous avais très clairement ordonné de tous me les livrer ? aboya son agresseur.
La femme toussa et hoqueta jusqu’à enfin être en capacité de répondre :
— C’est mon plus vieux compagnon… Je… je voulais le sauver. Il est… il est gravement malade, avoua-t-elle avec tristesse. Il ne vous serait d’aucune utilité. Laissez-le, je vous en prie…
Le membre de la Team Rocket la toisa d’un air haineux. Un torrent de colère se déchaînait dans ses yeux sombres. Pourtant, il lâcha la Luxe Ball, qui tomba au sol. Sa propriétaire se détendit, et soupira de soulagement. Mais ce n’était que le calme avant la tempête.
En une fraction de seconde, l’alter ego de Silver se saisit d’un bibelot posé sur un meuble et, un sourire sadique aux lèvres, l’abattit sur la capsule noire. Les fragments fracassés de la sphère éclaboussèrent le tapis de velours. La femme poussa un cri déchirant, à s’en arracher les cordes vocales. Son cœur avait volé en éclats en même temps que le corps de son plus vieil ami.
— Je déteste aussi les Pokémon inutiles, déclara l’assassin du Pokémon d’un ton froid comme la mort.
Puis il partit, laissant derrière lui les débris de deux vies brisées.
Le véritable Silver, toujours enfermé dans sa bulle, accusa le coup. Sans même s’en apercevoir, il se mit à pleurer. Il avait horreur des pleurs. C’était pour lui la marque de faiblesse ultime, et il haïssait la faiblesse plus que tout. Mais, face à tant de cruauté, il ne put retenir ses larmes, comme si son corps avait réagi par instinct.
Observer un acte cruel éprouve l’âme. Mais le déchirement est bien pire lorsque vous incarnez le bourreau.
« Je déteste les Pokémon inutiles »… répéta Silver dans son esprit. Une sueur froide glissa le long de sa nuque. Il avait déjà tenu ce discours. Quelques mois auparavant, il avait dit à Luth que les Pokémon incapables de se battre étaient inutiles. Il parlait alors du Pharamp malade que la Championne d’Oliville tentait de soigner.
Et cette fois-là, il ne s’agissait pas d’un autre Silver, dans une ligne temporelle alternative. Il avait prononcé ces paroles en son âme et conscience, dans sa réalité. Une réalité dans laquelle il avait commis d’innombrables erreurs. Dont celle-ci.
La scène terrifiante qui venait de se dérouler sous ses yeux lui montrait-elle celui qu’il aurait pu devenir ? Un monstre sans cœur capable de meurtre, par pur sadisme ? Un frisson d’effroi le parcourut. Il aurait pu emprunter ce chemin. Si son père s’était intéressé à lui, il serait devenu comme lui.
Sa réalité lui sembla soudain bien plus enviable.
Et pourtant…
Silver ne put s’empêcher de repenser au visage de son père lors de son faux anniversaire. Un Giovanni fier de son fils. Un père aimant. Tout l’inverse du véritable père de Silver. Le jeune homme se prit la tête dans les mains. Était-ce vraiment là le seul choix de vie qui s’offrait à lui ?
Recevoir l’amour de son père, et devenir un abominable criminel.
Être abandonné par son père, et devenir… une personne un peu moins pire qu’un abominable criminel. Pas un meurtrier, du moins…
Mais pas quelqu’un de bien non plus.
Silver secoua la tête, désemparé. Revenir en arrière n’aurait servi à rien. Il aurait commis les mêmes erreurs à nouveau. Ou d’autres encore pires. Car il méritait de souffrir. Il méritait d’être puni pour ce qu’il avait infligé aux autres toute sa vie. Il était pourri jusqu’à la moelle, comme son père.
Un cri strident interrompit son conflit intérieur. Il venait de Célébi, qui fixait son compagnon humain avec sévérité. L’air déterminé, la petite fée se remit à tournoyer.
— Ramène-moi à la maison, s’il te plaît… l’implora Silver.
Mais Célébi en avait décidé autrement, et le salon de la maison d’enfance de Silver se matérialisa de nouveau devant eux. Cette fois-ci, pas de fête d’anniversaire en vue, ni même de double de Silver : seuls Ariane et Giovanni se trouvaient dans la pièce.
— Je m’inquiète pour lui, Giovanni. Il paraît qu’il a assassiné un Pokémon sans raison lors de sa dernière mission… déclara Ariane, affectée.
— Parfait, il apprend vite, rétorqua Giovanni avec désinvolture.
Sa compagne le foudroya du regard.
— Tu t’entends ? Je viens de te dire qu’il a commis un meurtre !
— Et moi je te dis que je ne vois pas où est le problème, répondit le Boss de la Team Rocket avec froideur.
— Il y a un fossé entre voler des Pokémon pour le compte de la Team, et commettre des crimes de sang. Il est si jeune… S’il est déjà capable de faire une chose pareille, alors…
Un sanglot étouffé mourut dans la gorge d’Ariane.
— J’ai peur de ce qu’il est en train de devenir, Giovanni, avoua-t-elle, les yeux brillant de crainte.
— L’un des meilleurs agents de la Team Rocket, voilà ce qu’il est en train de devenir. Il a réussi brillamment toutes ses missions.
— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Il est en train de devenir un monstre sans cœur !
Giovanni leva les yeux au ciel, excédé.
— C’est vrai que nous sommes connus pour être des enfants de chœur, nous, la gentille Team Rocket. Nous savions à quoi nous l’exposions en l’intégrant dans la Team. C’est toi qui fais semblant de ne pas comprendre. Maintenant, laisse-moi. J’ai à faire.
Le père de Silver se détourna pour partir, mais Ariane le saisit par la manche.
— Non. Tu vas m’écouter. Nous sommes des adultes expérimentés, nous agissons en notre âme et conscience. Nous sommes des criminels par choix. Mais Silver a dix ans. Il est trop jeune pour être exposé à toute cette violence. Il est en train de mal tourner… Par notre faute. Nous lui avons imposé cette vie, sans lui laisser le choix. Je pense que nous avons fait une err…
Avant même qu’Ariane ait fini de parler, Giovanni lui assena une gifle si violente que sa subordonnée en perdit l’équilibre.
— Je ne commets jamais d’erreur, cracha le chef de la Team Rocket avec véhémence. Silver est là où il devrait être. Fin de la discussion.
— Mais c’est notre fils, Giovanni ! s’écria Ariane, toujours au sol, une main sur la joue. Comment peux-tu laisser ton fils devenir un meurtrier en restant les bras croisés ?
— Tu m’ennuies, Ariane. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. L’avenir de Silver m’est complètement égal, du moment qu’il peut m’être utile. Mais je n’hésiterai pas un instant à m’en débarrasser s’il devient une nuisance.
Alors que la Commandante de la Team Rocket tentait de se relever, Giovanni la renvoya au sol d’un violent coup de pied. Puis il se pencha vers elle. Ses prunelles brillaient d’un éclat menaçant.
— Et ça vaut aussi pour toi.
Le cœur de Silver, déjà en lambeaux, acheva de se décomposer. Mais Célébi ne lui laissa pas le temps d’en ramasser les débris.
Le Pokémon du temps se remit à virevolter, et la scène changea de nouveau, révélant une tour en bois que Silver connaissait : la Tour Chétiflor de Mauville. La scène se situait au dernier étage de la Tour. Un autre Silver faisait face à un vieil homme chauve vêtu d’une tenue traditionnelle de Johto. Celui que l’on appelait l’Ancien.
— Tu es sans conteste un bon Dresseur, admit le vieux sage. Comme promis, voici ta CS. Un conseil toutefois : traite tes Pokémon avec plus de gentillesse. Tu es bien trop âpre au combat. Les Pokémon ne sont pas des engins de guerre.
— Pfeuh ! On l'appelle l'Ancien mais il est super nul ! s’exclama l’alter ego de Silver à Luth, qui venait d’arriver sur les lieux. Et il raconte n'importe quoi... Je ne me ferai jamais battre par un crétin qui conseille d'être gentil avec les Pokémon. Seuls les Pokémon puissants sont importants. Je me contrefiche des Pokémon mignons et faibles.
Le véritable Silver écarquilla les yeux. Cette scène… Elle ne provenait pas d'une autre réalité. Il s’agissait de son passé, exactement tel qu’il l’avait vécu. Un Silver arrogant et violent, trop aveuglé par sa propre suffisance pour voir qu’il avait tort.
Célébi hocha la tête, et tournoya de plus belle. Les paupières de Silver devinrent lourdes. Il était fatigué. Chaque voyage temporel lui coûtait un peu plus. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il découvrit le hall d’entrée de la Ligue Pokémon de Kanto, au Plateau Indigo. Son double faisait face à Luth.
— Je reconnais ma défaite… admit son alter ego avec difficulté. Gh... Tout cela n'a donc pas suffi... Est-ce... Est-ce donc pour ça que je dois avoir davantage confiance dans mes Pokémon... Bah, pas grave. Désolé de t'avoir retardé. Si tu veux te mesurer au Maître, n'oublie pas d'aller soigner tes Pokémon avant.
Cette scène non plus ne relevait pas de la fiction. Le goût amer de cette défaite lui restait encore en travers de la gorge. Et pourtant, une étrange joie l’avait envahi en entendant son autre lui prononcer ces mots. Les échos de son passé résonnaient avec force dans son esprit.
« Je ne me ferai jamais battre par un crétin qui conseille d'être gentil avec les Pokémon. »
« Je me contrefiche des Pokémon mignons et faibles. »
« Je dois avoir davantage confiance dans mes Pokémon… »
« Si tu veux te mesurer au Maître, n'oublie pas d'aller soigner tes Pokémon avant. »
Il répéta tellement de fois ces phrases dans sa tête qu’elles perdirent tout leur sens. Jusqu’à ce que le message profond qui se cachait en leur sein le frappe en plein cœur. Soudain, tout lui parut clair. Une lueur s’alluma dans son regard argenté. Il se retourna vers Célébi. Un sourire véritable, franc et libérateur, se dessina alors sur ses lèvres.
— Je crois que j’ai compris ce que tu voulais me montrer, Célébi.
La petite créature poussa un cri de joie et sourit à son tour. Elle effectua même une pirouette dans sa bulle. Enfin, Célébi se remit à tourner en cercles. Mais cette fois-ci, Silver savait que c’était l’ultime voyage. Il ferma les yeux. En quelques secondes, il était de retour là où tout avait commencé.
Le Bois aux Chênes.
L’atmosphère mystique du lieu lui caressa la peau. Le bois l’accueillit en vieil ami, comme s’il revenait d’un long voyage. Pourtant, rien n’avait changé. Libéré de sa bulle, Célébi se mit à tournoyer dans les airs, ravi, sous les yeux de Silver. Ce dernier poussa un soupir de contentement et s’assit sur l’herbe verdoyante, comme il l’avait fait avant…
Avant que ses prunelles ne croisent celles de Célébi.
Il lui semblait que c’était il y a des années.
Il s’allongea, et contempla l’azur du ciel. Le même bleu profond que les yeux de la petite fée. Silver remarqua alors que la divinité du temps ressemblait à son sanctuaire : son corps était du même vert délicat que le feuillage des arbres ; son regard se confondait avec le ciel qui veillait sur la forêt.
Avant même qu’il n’apparaisse devant Silver, Célébi était déjà là. Il veillait sur les bois. Il veillait sur lui. Le Pokémon fabuleux lui avait offert ce voyage pour une raison. Il lui avait fallu du temps, mais Silver avait fini par le comprendre. Ébloui, il leva la main vers le soleil qui éclaboussait la clairière.
Soudain, Célébi, toujours occupé à virevolter, fondit sur sa main tendue et claqua sa petite patte sur la paume du jeune homme. Ce dernier écarquilla les yeux, surpris. Mais il ne retira pas son bras. Au contraire, il enserra la minuscule main du Pokémon dans la sienne et attira la petite fée à lui.
Il n’avait pas besoin de revenir en arrière pour corriger ses erreurs.
Il essayait déjà de réparer ses torts.
Le passé n’avait plus d’importance.
Seul le présent comptait.
Peu importe combien d’années il lui faudrait encore…
Il deviendrait quelqu’un de bien.
Contrairement à son père…
Il le pouvait encore.
Silver enveloppa Célébi dans ses bras et se mit à pleurer. Les premières larmes de joie de sa vie.
Haut dans le ciel, un magnifique phénix au plumage arc-en-ciel survola la clairière. Une de ses plumes se détacha de son corps, et retomba délicatement sur la chevelure écarlate de Silver. Le jeune homme serra plus fort son nouvel ami dans ses bras.
Son cœur le voulait, et son corps avait enfin appris.