Entre infini et au-delà (bonus) de Cyrlight

— Je ne comprends pas ! Pourquoi ne tient-il pas à me rencontrer, si c’est à lui que je dois la vie ?
— En partie à lui, jugea bon de rectifier Créhelf. Arceus aurait eu l’inspiration tôt ou tard, mais la dévotion de Giratina l’amène à toujours prévenir les désirs de l’Alpha. Tant de clairvoyance relève presque du paradoxe chez un être tel que lui.
— C’est-à-dire ? Comment est-il ?
— Solitaire. Insociable. Taciturne. Il vit reclus dans son antre, n’en sort que lorsque Arceus réclame sa présence, et ne tolère les visites qu’à condition qu’elles soient occasionnelles.
— Ce n’est donc pas parce qu’il a quelque grief contre moi qu’il demeure à l’écart ?

Du soulagement transparut dans le ton de Lilith. Elle s’appliquait corps et âme à se montrer à la hauteur de la foi que le Créateur plaçait en elle et n’aurait pas aimé désappointer quiconque, en particulier celui que les Cré’s s’accordaient à dépeindre comme son plus loyal sujet.

— Non, rassure-toi. Giratina se comporte ainsi avec tout un chacun. À l’exception d’Arceus, nul ne trouve grâce à ses yeux, pas même Darkrai, et pourtant il est le seul à persévérer dans cette voie.

Lilith se rembrunit, comme à chaque fois qu’il était question du sinistre individu, mais son expression renfrognée céda vite la place à une moue plus pensive, qui se mua à son tour en sourire éclatant.

— Tu viens bien de dire qu’il tolérait les visites ?

***
La porte, quoique colossale, était, à l’instar de toutes celles de la Salle Originelle, aisément manœuvrable. Lilith, après avoir toqué, poussa le battant sans se heurter à la moindre résistance. Elle franchit le seuil d’un pas déterminé, mais s’arrêta net de l’autre côté.

La pénombre qui la happa, et que le halo blanc en provenance du couloir ne parvenait pas à dissiper, altéra son courage. Peut-être aurait-elle dû se renseigner davantage auprès de Créhelf avant de se lancer dans cette audacieuse entreprise. Elle n’avait même pas pensé à lui demander à quoi ressemblait Giratina. Puisqu’elle le savait frère de Dialga et de Palkia, elle se le figurait à leur image.

— Que veux-tu ?

La voix désincarnée arracha un frisson à Lilith. Elle plissa les yeux pour tenter d’apercevoir son propriétaire, mais il était tapi au cœur des ténèbres, invisible. Elle effectua quelques enjambées prudentes, juste assez pour permettre au vantail de se refermer derrière elle.

— Je… Je suis venue faire ta connaissance.
— Les autres ne t’ont-ils pas rapporté ce qu’il y a à savoir sur moi ?
— Ce n’est pas pareil.
— C’est pourtant me connaître.

Lilith secoua la tête, persuadée que, contrairement à elle, Giratina pouvait la distinguer malgré l’obscurité. Comment lui avouer les raisons qui l’avaient menée jusqu’à son antre ? Elle n’était pas certaine de se les expliquer elle-même.

— Je voulais te voir, admit-elle. Et te parler.
— Pourquoi ?
— Parce que… Parce que cela m’importait. Après tout, tu as participé à ma création.
— C’est un fait.

Le laconisme de Giratina, qui excédait de loin les prévisions de Lilith, la réduisit au silence. Les mots se bousculaient dans son esprit, mais tout ce qu’elle aurait pu tenter de formuler lui apparaissait excessivement bavard. Elle s’accorda le temps de la réflexion, les lèvres entrouvertes, jusqu’à laisser échapper dans un souffle :

— Je m’en réjouis.
— Il n’y a là nul motif de réjouissance.
— Si. Celui d’exister. Je ne chéris rien tant que cette chance que j’ai d’être.
— Rends-en grâce à Arceus.
— Je n’y manque pas. Il est le Créateur, et je sais que sans lui, rien ne serait, à commencer par moi. Mais toi aussi, tu es. Tout comme Mew et les Cré’s.

Lilith avait choisi ses paroles avec soin, afin de ne pas offenser Giratina dans l’immense piété qu’il vouait à Arceus. Elle craignit toutefois, face à son absence de réponse, de ne pas s’être montrée suffisamment mesurée. Elle guetta une réaction de sa part, en vain.

Ses épaules s’affaissèrent tandis qu’elle ravalait un soupir. Elle avait fait de son mieux, mais il fallait savoir baisser les bras quand la situation semblait peine perdue, comme lors d’une partie de cache-cache avec Shaymin dans le Paradis Fleuri. Elle aurait pris congé si, concomitamment, un mouvement n’avait pas retenu son attention.

Lilith hoqueta de stupéfaction alors qu’une forme massive émergeait des ténèbres les plus denses. Les pattes fermement ancrées sur le sol, les ailes déployées, la face noire rehaussée d’une couronne flavescente, Giratina s’avança, la dominant de toute sa hauteur.

— Voilà ce que je suis.

Son timbre, qui tenait jusque-là du murmure, se fit plus dur, plus péremptoire. Le corps de Lilith vibra au rythme de ses intonations. Elle se sentait encore plus troublée qu’elle ne l’avait été face aux autres Dragons, en dépit de quoi ses jambes se murent de leur propre chef pour la rapprocher de Giratina.

— Tu es magnifique, chuchota-t-elle.

Pareillement à ses frères, il possédait une grâce étonnante, compte tenu de sa stature, et une prestance que seule celle d’Arceus surclassait. Ses écailles argentées, son poitrail bicolore, les dorures sur ses membres qui évoquaient un peu celles du Créateur…

Lilith ne se tenait plus qu’à quelques pas de lui lorsqu’elle s’immobilisa, la main à demi-levée. Elle avait envie de le toucher, mais cet acte, si naturel et innocent avec Mew et ses amis, lui parut soudain irrévérencieux. Elle ramena son bras le long de son corps.

— Merci de t’être dévoilé.
— Tu n’as pas peur ?
— Plus maintenant.

Comme Giratina se contentait de la dévisager sans relever, Lilith confessa :

— J’étais un peu nerveuse, au début, mais cela va mieux. Tu… Tu m’inspires confiance.
— J’ai du mal à le croire.
— Tu aurais préféré m’effrayer ?

Encore une fois, Lilith se heurta au mutisme du maître des dimensions. Saisie par une bouffée de hardiesse, elle hasarda :

— Puisque je ne me suis pas enfuie en courant, serais-tu d’accord pour que je revienne te voir ?
— Pourquoi ?

Lilith s’apprêtait à hausser les épaules, faute d’un véritable argument, quand elle flaira un moyen de prendre Giratina à son propre piège.

— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle avec un sourire qui creusa une fossette mutine dans la chair rebondie de sa joue.

Un autre silence, puis…

— Je comprends mieux, lâcha Giratina d’un ton las.
— Quoi donc ?
— Rien. Fais ce que tu veux, puisque je n’ai pas souvenance que tu m’aies demandé la permission pour cette visite.
— Je la requiers pour les suivantes. Même si je souhaitais ardemment te rencontrer, loin de moi l’idée de t’imposer ma compagnie.

Les yeux du Dragon parurent s’embraser pendant qu’il reculait d’un pas, pour se fondre de nouveau dans l’obscurité.

— Fais ce que tu veux, répéta-t-il, et la fin de sa phrase mourut en même temps que les contours de sa silhouette.

Lilith n’insista pas, consciente que c’était plus qu’elle n’aurait pu en espérer de la part d’un être aussi renfermé que Giratina. Elle le salua en s’inclinant si bas que ses longs cheveux roux balayèrent le sol, puis tourna les talons pour rejoindre le couloir. Une mauvaise surprise l’y attendait.

— Tiens, tiens… Qui avons-nous là ? susurra Darkrai.

La jeune fille, qui s’était raidie à sa vue, fut submergée par une vague de colère. Elle le soupçonnait de se délecter du désarroi dans lequel il la plongeait.

— C’est donc ici que tu te trouvais. Tes amis commençaient à se demander où tu étais passée. Ils se sont rassemblés dans la Grotte des Rocs pour une partie de cache-cache, mais je suppose que je ne t’apprends rien.
— Non, en effet…

Le regard de Lilith papilusionnait, incapable de soutenir l’unique œil visible de Darkrai. Il semblait toujours la scruter en profondeur.

— Pardon, je dois y aller.

Elle s’empressa de le contourner, mais ne s’éloigna pas assez vite pour ne pas entendre la pique qu’il lui lança :

— Aujourd’hui sera peut-être ton jour de chance. C’est presque… curieux que tu n’aies jamais gagné, tu ne crois pas ?

Lilith fulmina. Moqueur et un peu fourbe, affirmait Mew ? Non, Darkrai était un véritable mufle, et elle le détestait !

***
L’iris vif de l’ombreuse déité ne lâcha pas la Première jusqu’à ce que son pas enragé l’ait menée à l’extrémité du long couloir de l’aile des Dragons. Même si Mew prétendait le contraire, Darkrai estimait qu’il ferait bien de révéler la vérité à Lilith au sujet de leurs capacités de perception qui leur permettaient de la sentir à distance, rendant superflue l’ingéniosité dont elle redoublait afin de toujours mieux se dissimuler.

Il appréhendait la réaction de la jeune fille si elle venait à le découvrir sans y être préparée, en particulier si Cressélia prenait un malin plaisir à lui divulguer l’information au détour d’une conversation faussement anodine, dans l’unique but de l’humilier. Darkrai savait quelle vanité couvait en Lilith et subodorait la vindicte qui découlerait d’une blessure à son ego. Jamais elle ne pardonnerait ni à Mew ni aux autres une telle mortification.

Il se promit d’insister auprès du légendaire rose jusqu’à lui faire entendre raison, mais pour l’heure, c’était Giratina qui figurait dans sa ligne de mire. Il avait un triomphe à savourer.

— Alors ? claironna-t-il, narquois, en pénétrant dans l’antre austère. N’est-elle pas irrésistible ?

La noirceur ambiante, loin de constituer un handicap pour Darkrai, aiguisait ses sens, y compris son acuité visuelle. Il repéra aussitôt le Dragon, enroulé sur lui-même, à l’autre bout de la salle. Giratina n’esquissa aucun geste pour se redresser. Choisir de demeurer affalé plutôt que de présenter son auguste port à l’importun était sa manière de lui signifier son dédain.

— Je prends cela pour un oui.

Un grognement étouffé s’échappa de la gorge du maître des dimensions.

— Allons, ne te fustige pas. Personne n’est insensible à son charme. Enfin, presque personne.
— Et tu t’en étonnes ? Le mépris que Cressélia éprouve pour elle n’est que le reflet de celui que tu lui inspires. Ta petite protégée est ton portrait craché.
— Ce n’est pas un compliment que tu lui fais.
— Je me contente d’énoncer la vérité. Ne me dis pas que tu ne l’avais pas remarqué, je ne te croirais pas. Tu es imbu de toi-même, et je m’explique désormais mieux l’intérêt que tu portes à Lilith.
— Entends-tu par là que je suis adorable, moi aussi ?
— Non. Que vous êtes deux manipulateurs invétérés doués pour parvenir à leurs fins. À ceci près que tu as cultivé ce trait de caractère, là où elle en use quasi inconsciemment.
— C’est ce qui s’appelle être spontané. Tu devrais essayer, de temps en temps.
— Étrange suggestion de la part de quelqu’un qui ne laisse rien au hasard et ne se comporte jamais d’une façon qu’il n’aurait pas soigneusement calculée au préalable.
— Cette époque-là sera bientôt révolue. Pour le moment, je vois clair en Lilith, mais je place de grands espoirs en elle. Un jour, elle me surprendra.
— Comme si c’était possible.
— Voyons, Giratina… Si elle a pu t’atteindre, et ce dès sa première tentative, pourquoi en irait-il autrement pour moi ?
— Elle ne m’a pas…

Giratina siffla ces mots avec acrimonie en pivotant face à Darkrai, mais celui-ci avait déjà disparu. Seul l’écho de son ricanement résonnait encore.

— … atteint.