Lilith 1-1
— Je vous en prie, racontez-moi.
— Te raconter quoi ?
— Tout. Depuis le début.
— Tu veux te convaincre que cette guerre n’était pas une erreur ?
— Vous craignez que j’en conclue le contraire ?
— À toi de me le dire…
***
Elle était. Quoi, elle l’ignorait, mais elle était. Elle le sentait. Elle le savait.
Elle existait.
Le corps et l’esprit se recoupèrent. La conscience et les sens fusèrent, en même temps qu’un commandement impérieux.
Ouvre les yeux.
Elle n’avait jamais vu, jamais cillé, jamais obéi, pourtant elle s’exécuta. D’instinct. La blancheur immaculée agressa sa rétine fragile, et elle se recroquevilla dans son cocon, comme pour y disparaître. Il se resserra doucement, telle une étreinte tiède et réconfortante.
Le mot cheveu s’imposa à elle tandis qu’elle glissait les doigts parmi les longs filaments flamboyants enroulés autour de son corps nu. Tant de découvertes fascinantes, et paradoxalement si familières. Ses mains. Sa peau. Son être. Et son âme qui résonnait en eux.
— Bonjour, Lilith.
Elle sursauta. Là où il n’y avait un instant – une éternité ? – plus tôt qu’une étendue à la pâleur virginale, se tenait désormais une créature immense et majestueuse. Son pelage albescent se diaprait d’anthracite au niveau du buste et de la crinière, et d’or à l’extrémité de ses membres.
Doré l’était également l’anneau aux quatre branches qui ceignait sa taille. Captivée, Lilith ne parvint pas à en détacher ses iris noisette. Le miroitement des gemmes serties aux intersections l’hypnotisait.
— N’aie pas peur, mon enfant.
La voix grave, profonde, la sortit de sa torpeur. Elle baissa la tête en signe de soumission.
— Non, ne te cache pas. Lève-toi plutôt, que je puisse t’admirer. Tu es encore plus belle que je n’osais l’espérer.
Lilith marqua une hésitation timide devant tant de grandeur, mais finit par se redresser. Ses longues boucles incandescentes glissèrent de part et d’autre de ses flancs marmoréens, dévoilant sa silhouette pulpeuse. Le Divin se pencha vers elle, et son souffle l’enveloppa plus chaudement que ne l’avait fait sa chevelure.
— C’est… parfait, commenta-t-il. Absolument parfait. N’est-ce pas ?
Un chœur de timbres plus doux et plus aigus lui répondit par l’affirmative. À présent que sa vision s’était accoutumée à la clarté ambiante, Lilith jeta un regard intrigué à la ronde. Trois autres entités, moins impressionnantes mais tout aussi fabuleuses que son interlocuteur, lévitaient à équidistance d’elle.
— Lilith, voici Créhelf, Créfadet et Créfollet, ainsi que Mew.
Une boule rose se matérialisa à hauteur de son visage, dans un éclat de rire. Elle déploya ses membres graciles et sa longue queue en tourbillonnant sur elle-même, avant d’agiter sa petite patte en direction de Lilith, qui avait reculé d’un pas, surprise par cette brusque apparition.
— Ils ont participé à ta création et ont légitimement tenu à assister à ton réveil.
Création… Ce terme flotta dans l’esprit de l’intéressée, empreint d’une émotion étrange qui attisa ses interrogations. Autant d’interrogations pouvant se résumer en une seule :
— Que suis-je ?
— Tu es la Première. La genèse d’une nouvelle ère.
L’être suprême marqua une pause, le temps pour Lilith d’assimiler ses propos, puis ajouta, solennel :
— Tu es l’humanité.
***
— Vois.
Lilith s’inclina afin de scruter le sol de la salle dans laquelle le Divin – qui s’était présenté sous le nom d’Arceus – l’avait conduite. Il ne possédait pas une texture opaque comme celui qu’elle avait foulé pour parvenir jusque-là, mais translucide. La brume scintillante qui flottait à sa surface se dissipa, dévoilant une étendue aux innombrables nuances de vert.
— C’est magnifique, murmura la Première, du bout des lèvres.
— Ce que tu contemples est mon œuvre. Je l’ai façonnée à partir de l’énergie du Chaos qui m’a vu naître. Un univers entier, et en son sein, cette planète, porteuse de la vie. Observe de plus près.
L’image se précisa. Des formes se dessinèrent, et des taches colorées se matérialisèrent, contrastant avec l’uniformité de leur environnement. Lorsque Lilith s’aperçut qu’elles bougeaient, un sourire émerveillé fleurit sur sa bouche carmin.
— Des pokémon, indiqua Arceus. Ce sont eux qui peuplent cette terre.
— Ils sont incroyables.
Comme tout lui semblait l’être depuis son éveil. L’Alpha secoua toutefois la tête, et Lilith se mordit la lèvre, gênée. Elle n’avait pas voulu l’offenser.
— Je suis désolée.
— Ne le sois pas. Je comprends qu’ils puissent te charmer, toi qui les découvres. Il en allait de même pour chacun de nous, au début. Les pokémon sont rigoureusement tels que j’ai souhaité qu’ils soient. Ni plus ni moins. Et ce depuis des millions d’années.
— Je ne saisis pas.
— C’est simple, ils sont ce qu’ils ont toujours été. Et bien que j’en aie longtemps été fier, je me suis aperçu que cela ne me satisfaisait plus.
Lilith se détacha des points bleus, bruns, gris, écarlates… pour orienter sa mine perplexe vers Arceus.
— Ne te méprends pas. J’aime les pokémon, et je ne regrette en rien leur conception. Contrairement à eux, cependant, ma vision a changé. Évolué. Et c’est ce que j’attends de ce monde, désormais.
— Qu’il évolue ?
— Exactement. Au lieu de renverser l’ordre que j’ai établi au crépuscule du Chaos et à l’aube des temps, j’ai choisi de le… bouleverser. Un peu.
— Comment ?
— Avec toi, mon enfant. Toi, et ceux qui viendront après toi. À partir de ce que tu es, je vais décliner une nouvelle espèce : les humains. Les pokémon, vois-tu, disposent de nombreuses capacités qui leur sont utiles pour se nourrir, se protéger, se cacher… Ce ne sera pas le cas des humains. Les pokémon ont leur place dans ce microcosme. Les humains vont devoir la trouver, et, à cette fin, réfléchir, créer, innover, se réinventer. Me surprendre, en somme.
— Pourquoi ?
Une étincelle d’amusement traversa les prunelles d’Arceus.
— Justement pour que vous puissiez vous poser ce genre de questions. Et pour que vous alliez toujours plus loin, peut-être même au-delà des espoirs que je fonde en vous.
— Y compris moi ?
— Surtout toi. La tâche la plus importante repose sur tes épaules. Tu vas servir de modèle à Mew et aux Cré’s.
Les yeux de Lilith passèrent d’Arceus au quatuor qui patientait en retrait, discret au point de réussir à se faire oublier.
— Ils vont étudier ton caractère, tes aptitudes et tes qualités. À partir des informations qu’ils récolteront, ils détermineront dans quelles proportions il convient de les transmettre à tes futurs semblables.
— Semblables ?
— Des personnes qui te ressembleront sans être toi, et sans non plus être identiques entre elles. C’est là tout ce qui fait la force d’une espèce. Ses membres se complètent. Le groupe prime sur l’individualité. C’est la base de la survie, et dans votre cas, ce sera aussi celle de votre élévation.
Lilith ploya docilement l’échine. Bien qu’elle ne saisisse que dans une moindre mesure la portée des propos d’Arceus, elle tenait à se montrer digne de l’honneur qu’il lui accordait. Car c’était un honneur, elle n’en doutait point.
— J’imagine que tu veux en apprendre davantage, n’est-ce pas ? Ne t’inquiète pas, Mew et les Cré’s se feront une joie de te renseigner. Ils vont te conduire dans tes quartiers et se relayeront auprès de toi. Tu peux tout leur demander. Absolument tout.
— Merci, Arceus.
Une expression bienveillante se peignit sur la face de l’Alpha, avant qu’il ne se détourne de Lilith pour inviter ses quatre vicaires à approcher. Les triplés se murent calmement, à la différence de Mew qui se rua dans leur direction, surexcité.
— Par ici ! s’exclama-t-il en désignant l’immense arche aux portes closes qu’ils avaient franchie pour entrer, et qui constituait l’unique accès à cette salle. J’ai hâte que tu voies l’antre que nous t’avons aménagée. Tu vas l’adorer !
La bouche de Lilith frémit de manière incontrôlée, mais elle ne comprendrait que plus tard qu’il s’agissait de l’esquisse de son premier sourire. La jovialité de Mew la rendait moins compassée que la noblesse d’Arceus.
— Encore une chose, Lilith, l’interpela ce dernier alors qu’elle emboîtait le pas du joyeux drille, et que les Cré’s se préparaient à fermer la marche. J’ai conscience que tout ceci est nouveau pour toi, et que tu as besoin de prendre tes marques. C’est d’ailleurs pour cette raison que ton réveil s’est déroulé dans la plus stricte intimité. Néanmoins, lorsque tu te sentiras prête, j’aimerais que tu rencontres les autres.
— Les autres ?
— Si cela n’avait tenu qu’à eux, ils auraient tous été là pour te voir ouvrir les yeux, mais l’on m’a convaincu que leur nombre t’aurait effarouchée. Vingt-huit de mes vassaux attendent donc de faire ta connaissance. Ne les laisse pas trop languir.