Chapitre 4 – L’aster illumine l’automne
Le vent sifflait dans ses oreilles. La terre souillait ses beaux souliers. L’air glacial s’infiltrait en elle, faisait frissonner ses os. La nuit perpétuelle de Corrifey lui semblait plus froide que jamais. Elle comprenait désormais que le charme mystérieux du village pouvait se montrer bien cruel.
Partir, partir loin. C’était sa seule pensée. ou plutôt, la seule idée sensée qu’elle parvenait à discerner dans le flot incohérent que formait son esprit en cet instant. Elle traversa à toute vitesse la place du marché, où les badauds l’observèrent avec curiosité.
Qui était donc cette jeune fille si pressée, qui semait sur son chemin des cristaux de larmes ?
Indifférente au monde, elle s’enfonça dans les bois sans hésitation. Les ténèbres s’épaissirent, tant autour d’elle que dans son cœur, mais elle savait comment les illuminer. Un à un, les champignons colorés éclairèrent la voie. Ils l’accueillirent en amie.
Ses yeux embués ne lui renvoyaient que des taches de couleurs déformées, mais elle le sentait : son cœur et celui de la forêt battaient à l’unisson. Chacun de ses pas allumait une nouvelle étincelle de vie en elle. Son esprit embrumé redevenait limpide, vidé de tout doute. Les larmes avaient cessé d’irriguer la terre fertile.
Lily marchait désormais vers la lumière. Elle le sentait, le cercle de soleil de la maisonnette de Morgana embrasait encore sa peau. Il l’attirait irrésistiblement, comme un papillon de nuit. Ses pas la guidaient jusqu’à lui, elle le savait.
Mais alors qu’elle se rapprochait de son halo doré, des éclats de voix firent éclater sa bulle de sérénité pour la ramener à la réalité.
— Allez, laisse-toi faire ! On te veut aucun mal !
C’était une voix rocailleuse et rauque.
— Ouais, tiens-toi tranquille ! renchérit une autre voix, plus grave encore. Ce s’ra plus simple pour tout le monde !
Elles provenait d’une petite clairière, non loin de là. Intriguée, Lily s’approcha discrètement et se tapit dans les fourrés tandis qu’un hennissement mécontent leur répondait : c’était celui d’une Galopa. Elle faisait face à deux hommes ; la corde dans leurs mains et les couteaux attachés à leurs ceintures laissaient peu de place au doute : c’étaient des braconniers.
D’autant plus qu’il ne s’agissait pas de n’importe quelle Galopa. Lily la reconnut en un clin d'œil : c’était celle que Morgana avait soignée le matin même, reconnaissable entre toutes aux traces de baume jaune citron qui avaient séché sur son encolure.
Le sang de la jeune fille ne fit qu’un tour : elle ne pouvait pas les laisser l’emmener.
Elle surgit des buissons et hurla :
— Hé vous ! Laissez-la tranquille !
Surpris, les deux hommes se retournèrent vers elle. Leur regard vitreux la fit déglutir. Elle se rendait maintenant compte de ce qu’elle avait fait : elle avait agi sans réfléchir. Mais elle n’avait pas pu pas rester les bras ballants devant cette scène.
— T’es qui, toi ? demanda l’un des braconniers.
Sans répondre, Lily se précipita vers la Galopa pour lui caresser les naseaux. C’était sans doute stupide, mais en cet instant, sa pire crainte était d’être rejetée par la jument. Heureusement, la belle créature se laissa faire. Leur instant de belle complicité figea le temps durant un infime instant, durant lequel même les braconniers retinrent leur souffle.
Mais ils reprirent bien vite leurs esprits :
— Elle est à toi ? demanda l’un d’eux d’un ton méfiant.
— Non. Elle n’est à personne, et surtout pas à vous, répliqua la jeune effrontée en leur lançant un regard noir.
L’autre braconnier soupira.
— Petite, ne te mêle pas de ça. On n’a rien contre toi, on fait juste notre boulot…
— Ah oui ? Eh bien votre “boulot” me semble bien barbare ! Vous devriez avoir honte de vous ! assena-t-elle.
— Hé, t’es qui pour nous juger ? On fait ça pour survivre, nous ! On n’est pas tous nés avec une cuillère en argent dans la bouche ! répondit avec véhémence le premier braconnier.
Son index accusateur était rivé sur l’épaisse étoffe de la jupe aux multiples volants de Lily, ainsi que ses souliers vernis, qui, même souillés de boue, étincelaient de beauté à côté des mocassins usés jusqu’à la corde des deux hommes.
Désarçonnée, la jeune fille se décomposa. Les mots du braconnier avaient tranché ses défenses comme des lames acérées. Ils résonnaient avec force dans sa tête, et se répercutaient en mille échos sur ses parois.
Une seconde plus tôt encore, elle souhaitait à tout prix protéger la Galopa. Cette seule idée accaparait ses pensées. Désormais, l’écho caverneux envahissait tout son esprit, comme un lierre insidieux. Elle se sentait soudain démunie. Elle ne savait pas quoi faire. Elle enfouit ses bras autour de l’encolure de la jument. Les cristaux de larmes se reformèrent dans ses yeux.
— Je vous en supplie… Ne l’emmenez pas…
Le second braconnier soupira à nouveau, bien plus fort.
— Pourquoi est-ce que ça doit être aussi difficile ?
Il semblait affecté par la scène qui s’offrait à lui.
— Tu plaisantes ? s’indigna son compagnon. On va quand même pas se laisser attendrir par une morveuse ! Tu sais à quel point c’est demandé, les Galopa ? Surtout dans les autres régions !
Un ultime soupir. Le soupir d’une décision résignée, imposée par une dure vie.
— Ouais, je suppose que t’as raison. Désolé, petite… Sache que ce n’est pas par plaisir que je fais ça, affirma-t-il. T’as l’air d’être une gentille fille.
Un voile de tristesse recouvrit son regard alors qu’il dégainait son couteau. Pétrifiée de terreur, l'œil hagard, Lily vit la lame briller dans la pénombre. Les deux hommes armés commencèrent à s’approcher. Elle enfouit la tête dans la crinière pastel de Galopa. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Était-ce ainsi que sa courte vie allait s’achever ?
Soudain, une voix éthérée surgit des profondeurs de la forêt.
— Danse Flammes !
Une gerbe de flammes incandescentes encercla tout à coup les deux hommes. Durant un bref instant, le feu sépara la jeune fille de ses agresseurs. Lorsque la fumée se dissipa, elle révéla celle à qui la voix appartenait. Mais Lily avait déjà reconnu ce timbre de voix clair : c’était celui de Morgana.
Elle se tenait de toute sa grandeur entre eux, les bras écartés, telle un bouclier humain. Dans sa main droite, elle tenait un sceptre de chêne massif. Incrustée au sommet, une sphère de cristal rougeoyante resplendissait. Durant une fraction de seconde, un silence assourdissant figea la scène. Surpris par les flammes, les braconniers avaient reculé. Mais il leur en fallait plus pour lâcher l’affaire.
— Qu’est-ce que…? s’enquit l’un d’eux. Qu’est-ce qui se passe, encore ? D’où elles sortent, ces flammes ?
— Je sais pas, m-mais… Cette femme, là…
— Quoi, qu’est-ce qu’elle a, cette femme ? s’impatienta l’autre.
— Regarde ses cheveux ! Ce serait pas… la sor…
Son compère écarquilla les yeux, frappé d’un éclair de compréhension.
— La… La sorcière ? hurla-t-il.
“La sorcière ?” répéta Lily en pensée, incrédule.
De quoi parlaient-ils ?
Le changement de comportement des braconniers fut radical. Ils semblaient comme métamorphosés, tremblant comme des feuilles. Morgana les toisa de son regard d’encre, l’air impitoyable. Ils reculèrent de nouveau.
— Qui sait ce qu’elle pourrait nous faire ? demanda l’un avec terreur.
— Je sais pas, mais j’ai pas trop envie de le découvrir ! répondit l’autre, affolé.
Ils s’entre-regardèrent une seconde, puis en pleine connivence, ils s’exclamèrent en même temps :
— On s’arrache !
Sous le regard médusé de la jeune fille, les deux braconniers prirent leurs jambes à leur cou. Dès qu’ils furent partis, Morgana se précipita vers Lily et la Galopa.
— Tout va bien ? Lily, tu n’es pas blessée ?
Encore tétanisée, l’adolescente se contenta de secouer la tête, les larmes aux yeux.
— Arceus soit loué, déclara Morgana avec un soupir de soulagement. Et toi, Aster ?
Aster ?
L’alchimiste caressait désormais avec douceur le front de la Galopa.
Elle s’appelait donc Aster…
— Aster ? Comme la fleur ? demanda alors Lily.
— Oui, répondit Morgana avec un sourire. Nous nous sommes rencontrées dans une clairière d’asters. C’est pour ça que je l’ai baptisée ainsi. Je trouve que c’est un joli nom. Et puis, le violet des asters est très proche de celui de la crinière des Galopa !
— En effet, admit Lily. Cela dit, les asters peuvent être de plein de couleurs différentes, pas juste violettes.
Son interlocutrice laissa échapper un petit rire :
— Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié que j’avais affaire à une spécialiste !
La jeune fille sourit. Puis, une fois cet instant de légèreté envolé, le silence tomba sur elles comme un lourd couvercle. La frayeur causée par l’incident ne s’effacerait pas aussi facilement. Lily se sentit frémir. Ses assaillants étaient partis, mais l’odeur de la mort rôdait toujours autour d’elle, comme un prédateur aux aguets.
Elle repensa à ce qui aurait pu se passer… Elle se mit à trembler. Les larmes, jusque-là coincées dans ses yeux, se mirent à couler le long de ses joues. Ses jambes ne parvenaient plus à la soutenir. Ses genoux ployèrent sous le poids de la pression.
La dernière chose qu’elle vit avant de perdre connaissance fut le visage inquiet de Morgana.
Et la dernière chose qu’elle entendit fut son nom, crié à plein poumons.
— Lily !