Chapitre 3 – Le dahlia dort à l’abri du vent
Le bruissement des feuilles mortes sous ses pieds se mêlait à celui de sa jupe à volants. Lily marchait la tête basse, engoncée dans sa déception. Elle ne cessait de repasser dans son esprit la scène qui venait de se produire. Morgana lui avait avoué que la couleur inhabituelle de ses cheveux était due à une expérience d’alchimie qui avait mal tourné.
Mais…
— Vous voulez bien me raconter ce qu’il s’est passé ? avait-elle alors tenté.
Morgana s’était aussitôt rembrunie.
— Je suis désolée, Lily, mais je ne préfère pas. Ce n’est pas une histoire à raconter à une jeune personne comme toi.
— Oh mais vous savez, on ne dirait pas, mais je suis presque adulte ! J’ai beau être petite, je viens d’avoir dix-sept ans ! avait-elle essayé d’argumenter.
En vain.
Elle avait d’abord cru que cela avait fonctionné, au vu de l’étincelle d’incrédulité qu’elle avait vu briller dans les pupilles noires de l’alchimiste. Comme d’habitude, on l’avait prise pour une enfant… Mais Morgana n’avait pas cédé.
— Non, je regrette, avait répondu Morgana d’un ton catégorique. Et puis, nous avons déjà plus que tardé. Je pense que tu devrais rentrer chez toi avant que ta mère ne s'inquiète.
— Oui, vous avez raison… avait simplement répondu Lily, vaincue. En tout cas, j’ai été ravie de faire votre connaissance, Morgana. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir.
— De même, Lily.
Mais Lily l’avait senti : le cœur n’y était pas.
Ainsi, elle rentrait désormais chez elle, la mine déconfite. Elle avait le sentiment d’avoir froissé Morgana, avec sa curiosité dévorante. Elle soupira. Le mal était fait. Elle parcourut le chemin du retour telle une automate. Elle traversa le village d’une traite, sans prêter plus d’attention à l’animation du marché, qu’elle aurait pourtant adoré découvrir une heure auparavant.
Elle fonça droit chez elle. Que le chemin lui semblait long ! Elle soupira de soulagement lorsqu’elle vit sa maison ainsi que la boulangerie de Ruth se dessiner à l’horizon. Et, à son grand étonnement, les deux maîtresses de maison se trouvaient en grande discussion. Une discussion qui semblait houleuse, et dont Lily n’entendit que les derniers mots :
— Mais pour qui vous prenez-vous ? Mêlez-vous de vos affaires !
Lily n’avait jamais entendu une telle véhémence dans la voix de sa mère, d’ordinaire si douce. À ces mots, Rose, le visage écarlate et les sourcils froncés, tourna les talons et rentra chez elle, sans manquer de claquer la porte. Les gonds sursautèrent autant que Lily. Cette dernière jeta un regard à Ruth. Elle espérait que sa mère ne l’avait pas vexée. Mais la boulangère se contenta d’éclater d’un rire insouciant. La jeune fille se demandait s’il était vraiment possible de déstabiliser cette femme.
Avant que Ruth ne s’éloigne à son tour, elle se précipita à sa rencontre et demanda :
— Bonjour Ruth ! Dites-moi, que s’est-il passé ? Ma mère semble drôlement énervée.
Ruth se tourna vers elle, les yeux rieurs :
— Ah tiens, bonjour, ma p’tite Lily ! Dis donc, ta maman, y’faut pas l’embêter !
— Je vous avoue que c’est bien la première fois que je la vois se mettre dans un état pareil… De quoi parliez-vous ?
— Oh, au début, de tout et de rien… Mais c’est quand j’ai demandé si tu avais un père qu’elle s’est mise à vriller, haha ! J’ai touché la corde sensible, c’est ça ?
Lily tressaillit.
— Et qu’est-ce qu’elle a dit ? s’enquit-elle d’un ton sérieux.
— C’que tu viens d’entendre. Elle veut pas en parler, on dirait ! C’était un sale type, ton père ?
La désinvolture de Ruth, mêlée à son ton avide de ragots, mit Lily très mal à l’aise.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle la mine sombre. Je ne l’ai jamais connu. À moi aussi, elle a toujours refusé de me parler de lui.
— Ah, c’est pas net, cette histoire, si tu veux mon avis ! Y’a du scandale là-dessous !
Lily se retint de lui lancer un regard noir et se contenta de clore la conversation :
— Je l’ignore. Désolée, il faut que je vous laisse, je vais aller voir ma mère. Bonne journée à vous, Ruth.
— Bonne journée à toi aussi, ma p’tite Lily ! Qui sait, peut-être que toi, tu réussiras à lui tirer les Verpom du nez ! répondit la boulangère d’un ton enjoué, nullement troublée par la froideur soudaine de l’adolescente.
Le cœur battant, cette dernière franchit la porte de sa nouvelle demeure. Personne dans le vestibule sombre. Lily ne s’en étonna pas. Elle n’avait pas souvent vu sa mère perdre son sang-froid, mais les rares fois où c’était arrivé, Rose avait recouvré son calme grâce à sa passion, le jardinage.
Sans surprise, Lily la trouva donc dans la serre de verre, derrière leur maison, en train d’arracher avec vigueur les mauvaises herbes qui parasitaient ses dahlias. Elle resta un instant à contempler sa mère, qui extirpait de terre ses frustrations. Elle ne savait pas comment l’aborder. Mais elle voulait savoir. L’échange avec Ruth avait réveillé en elle ce désir profond, qui la démangeait depuis des années : celui de découvrir qui était son père. Elle s’éclaircit la voix et interpella sa mère avec douceur.
— Maman ?
Rose sursauta, surprise. Elle n’avait pas entendu la vaine tentative de Lily de manifester sa présence. Prise au dépourvu, Rose afficha un sourire maladroit à sa fille unique.
— Ah ma chérie, te voilà ! La livraison s’est bien passée ? Pas de souci avec cette… Morgana ?
— Non, aucun, répondit aussitôt Lily, qui n’avait aucune envie de repenser à sa visite chez Morgana. Dis, maman, je viens de croiser Mrs Ruth, la boulangère, devant chez nous…
Un voile sombre passa devant le regard de Rose, qu’elle s’empressa aussitôt de lever.
— Ah ? Et comment va-t-elle ? demanda-t-elle avec une innocence feinte.
Déterminée, Lily planta ses yeux sombres dans les prunelles claires de sa mère.
— Maman. Inutile de faire semblant. Je vous ai vues discuter. Enfin, plutôt, vous disputer…
Le faux sourire s’évanouit aussitôt.
— Ah oui ? Et je suppose qu’elle ne s’est pas privée de te raconter de quoi nous parlions ?
La douce Rose commençait à montrer ses épines.
— En effet. Vous parliez… de Papa, répliqua Lily d’un ton de défi.
Sa mère fronça les sourcils.
— Ne l’appelle pas comme ça. Tu ne le connais même pas.
— À qui la faute ? Tu as toujours refusé de me parler de lui !
— Oui, et ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer !
— Mais pourquoi ? J’ai le droit de savoir !
— Lily, s’il te plaît… N’insiste pas…
Les épines dans sa voix s’étaient rétractées. Les ronces de colère de la rose avaient laissé place à une douce supplication qui décontenança le jeune lys. Ce dernier sentait les pétales de rose l’envelopper d’une douceur anesthésiante. Allait-il céder une nouvelle fois à la ruse de l’embrassade affectueuse ?
Non.
Lui aussi commençait à devenir vigoureux et fort, et même sans épines, il savait se défendre.
Lily se dégagea de l’étreinte de Rose avec plus de force qu’elle ne l’aurait voulu.
— Non. Je ne me ferai pas avoir cette fois. Je veux des réponses, affirma-t-elle en la fusillant du regard.
Celui de sa mère se déroba. Elle soupira, et prononça d’une voix presque lasse :
— Tu ne les obtiendras certainement pas avec un tel comportement. Monte dans ta chambre, Lily.
— C’est ta solution à tout ça, hein ? Fuir les problèmes plutôt que de les affronter !
Les yeux de l’adolescente brillaient de colère.
— Ça suffit ! Tu dépasses les bornes. Tu veux savoir ? Tu veux vraiment savoir ? Ton père nous a abandonnées. Il a préféré préserver sa petite personne plutôt que de protéger sa famille. Voilà de quel genre de personne il s’agit. Alors dis-moi, pourquoi tiens-tu tant à connaître un homme de son espèce ? hurla Rose, hors d’elle.
Lily resta interdite.
— Voilà qui était ton père, reprit-elle avec hargne. Un lâche qui a fui devant ses responsabilités. Alors que je ne t’entende plus jamais dire que c’est moi qui fuis devant les problèmes. Qui t’a élevée, hein ? Qui ?
Les yeux de l'adolescente brillaient de larmes.
Elle était allée trop loin, et la culpabilité lui rongeait déjà le cœur.
— Maman, je…
Mais Rose avait déjà claqué la porte de la serre derrière elle. Le courant d’air fit vaciller ses dahlias, toujours dévorés par les mauvaises herbes.
Étouffée par l’atmosphère oppressante de la serre, Lily prit la direction opposée à sa mère. Elle ouvrit avec fracas la porte de derrière et se précipita dehors. Elle ne pouvait pas rester une seconde de plus dans cette maison.
Elle se mit à courir à toute allure vers la forêt de Lumirinth.