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Dans les veines de la terre de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 19/08/2023 à 19:13
» Dernière mise à jour le 19/08/2023 à 19:13

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Drame   Famille   Galar

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Leurs mains sont blanches
Voilà un moment que le signal d’évacuation s’est tu.

Le soleil est encore haut dans le ciel : c’est l’heure où la pause déjeuner aurait dû se terminer, et les mineurs seraient retournés fracasser la roche à coups de pioches et de griffes. Pas aujourd’hui.

Aujourd’hui, les gueules béantes de ces cavernes ont recraché tout leur saoul. Si longtemps enivrées de main d'œuvre sous-payée, elles se vident comme des estomacs malades jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la bile pour en tapisser le fond.

Depuis une fenêtre des bureaux extérieurs, Lenore Miller voit tous ces visages qui se ressemblent, noirs de crasse et de barbes mal rasées, de cheveux sales et de regards cernés. Leurs partenaires aussi n’exhibent que les mêmes symptômes : minotaupes aux griffes émoussées, machopeurs aux épaules courbées, dunajas aux écailles abîmées.

Ils se regardent les uns les autres, hébétés ou soulagés. Elle ne sait trop quoi lire sur ces traits tirés, mais les sentiments qu’elle croit percevoir ne lui sont d’aucun secours. Elle songe à la terreur entrevue plus tôt, dans les galeries. Les mots de créature et de monstre circulant de bouche à oreille.

S’ils ne ressemblent qu’aux échos des superstitions relayées pendant les heures de travail, elle sait pourtant que cette fois, c’est différent. Même sans avoir posé ses propres yeux sur la chose. Que les travailleurs humains se laissent aller à croire aux vieilles légendes, soit. Mais leurs partenaires ; sauraient-ils feindre cet émoi qu’elle a perçu chez tant d’entre eux durant l’évacuation ?

Tout cela lui laisse un goût d’amertume sur la langue.

À force de vouloir hisser les siens un peu plus haut sans autres armes que l’encre et la parole, elle en a oublié l’essentiel. Ils ne sont pas chez eux, en bas — ne l’ont jamais vraiment été. Tous ces onix qu’ils ont délogés voilà des décennies ne sont peut-être pas revenus. Mais autre chose est resté, et cela ne les aime guère.

Il est difficile de se rendre compte de ce qui est préférable, à présent. Si les mines ferment, bien sûr, ses camarades et elle n’auront plus que le chômage et leurs yeux pour pleurer. Mais leurs partenaires, eux, seront défaits de leurs chaînes. Au moins de celles du labeur, si ce n’est de leur attachement.

Lenore soupire et scrute la bouche grande ouverte de l’entrée principale. Ce gouffre si familier a maintenant quelque chose de sinistre. Comme si les cris si longtemps contenus dans ses profondeurs allaient, d’un coup, surgir à la manière des spectres de romans-feuilletons.

Elle laisse ses yeux flotter sur l’esplanade, mesurant les absences qui s’écoulent entre les fissures de ce rassemblement.

Tout le monde n’est pas sorti. C’était inévitable, bien sûr — qu’il y ait des retardataires, peut-être, ou pire que cela. Elle a senti son cœur se pincer à chaque nom qu’elle n’a pas pu rayer des listes ; chaque matricule inadéquat comme un coup de poignard dans son flanc.

Le directeur pense peut-être que les chiffres sont dérisoires. Il ne manque pas grand-monde, c’est vrai. Et à part le médecin-chef, aucun employé qu’elle ne peut prétendre connaître personnellement. Rien que d’autres vies dissimulées sous des rigueurs administratives qui lui donnent la nausée.

Et pourtant, cela lui met plus de vague à l’âme qu’elle ne l’aurait soupçonné. Une houle sans nom ballote ses entrailles et fait peser comme un poids mort son dunaja autour de ses bottes.

Dehors, le temps est au beau fixe. Un ciel bleu estival et quelques nuages qui lui rappellent sa campagne natale. Et comme griffonnées au fusain sur l’horizon, les usines et leurs cheminées viennent gâcher la fête.

Lasse de ce spectacle, elle se retourne pour jauger l’intérieur de la pièce. Rien ne l’y intéresse, sinon peut-être la forme étrangement recroquevillée d’un grahyèna sur le plancher. Plus rien, chez le molosse, de sa superbe vanité ; ce n’est presque plus qu’un grand chien, maintenant, dont le poil noir et soyeux peine à recouvrir le mutisme. Lui qui est si prompt au grognement !

Cela ne l’étonne pas, alors, d’en voir l’exact reflet chez son maître. Sir Pendleton a le teint cadavéreux des mauvais jours, la blondeur en cendres et les rides plus creuses que jamais. D’ordinaire sans âge, il se laisse piteusement dévorer par sa cinquantaine. Elle devine ulcères et maux de têtes, fourrés à la hâte dans les poches de son costume rayé. Le plaint fugacement d’avoir si peu de caractère, avant de se rappeler qui il est.

Ils ont mis leurs animosités de côté le temps d’organiser l’évacuation, mais elles demeurent sous la surface, prêtes à se rouvrir comme de vieilles cicatrices.

— Puis-je me permettre une question ? demande Lenore pour briser ce silence étouffant.

D’un même mouvement alangui, le directeur et son grahyèna lèvent la tête pour la regarder. Tous deux la dévisagent comme s’ils ne l’avaient jamais vue. L’homme acquiesce mollement, et tâche sans succès de rectifier la courbe descendante de sa bouche.

— J’ignore ce que l’apparition de cette créature dans les tunnels signifie pour l’avenir des mines, mais dans l’éventualité où une solution se présentait…

Elle hésite. Se montrer optimiste est pourtant son fond de commerce. Mais quelque chose, dans les yeux gris de Sir Pendleton, la pousse à mesurer ses paroles. Elle se demande ce qui couve dans ce regard d’ordinaire si paresseux.

— Seriez-vous amené à reconsidérer nos revendications ? Vous l’avez bien vu, pendant l’évacuation… Comme la sécurité est importante dans notre travail. Vous et vos supérieurs avez assez fait la sourde oreille pendant toutes ces années. Ces incidents sont peut-être ce dont vous avez besoin pour comprendre ce que l’on vous demande.

— Vous ne mâchez pas vos mots, commente froidement le directeur.

Lenore laisse échapper un rire, bref et sans humour.

— Vraiment ? Je les ai assez mâchés et ravalés jusqu’à maintenant, croyez-moi. L’idée de perdre mon travail me poussait à avoir peur de vous et de vos menaces.

— Ah, fait-il, indifférent. Quelque chose a changé ?

— Je ne sais pas, admet-elle à mi-voix. Mais s’il y a quelque chose qui nous dépasse, en bas… Cela fait relativiser : pourquoi continuer à craindre le directeur et son molosse ?

Un ricanement amer échappe à l’homme aux cheveux blonds. Ses épaules sont affaissées, son teint crayeux ; même les lignes si droites de son costume semblent vouloir l’enserrer. Lenore n’en ressent nulle peine. Pour le grahyèna, peut-être, mais certainement pas pour ce personnage falot qui tient toutes leurs vies dans le creux de ses mains trop propres.

L’ouvrière le regarde droit dans les yeux. Une lueur de défi couve dans les siens comme les signes avant-coureurs d’une éruption. Elle sent la colère dans la tension de ses poings, et dans les sifflements aigus de son partenaire à côté d’elle.

— N’allez-vous pas répondre à ma question ? s’enquit-elle.

Elle se demande, lorsqu’un éclair passe dans son regard, si elle l’a énervé. Peut-être est-ce mieux de le laisser se murer dans un silence rancunier, comme le fait si bien le molosse, affalé la truffe contre le plancher. Cette malice presque sauvage qu’elle lui connaît a disparu de son allure.

Sir Pendleton darde sur elle des yeux gris où la froideur du métal prend des airs de lame émoussée. Il n’y a rien que ce tranchant-là puisse couper, désormais. C’est elle qui porte l’armure d’un galeking ; un bouclier sur son orgueil.

— Des ruines, souffle le directeur. Voilà tout ce qui restera si cette… créature, comme vous dites, achève de ravager les mines.

Son attention se reporte sur son grahyèna somnolent.

— Si cela arrive, ajoute-t-il, nous perdrons tous nos postes. Je crois qu’alors, vos réclamations n’auront plus tellement d’importance.

Cela lui fait mal de l’admettre, mais Lenore sait que ses paroles ont un goût de vrai. Elle s’étonne qu’à force de jouer les aveugles, il ait acquis une lucidité si noire. Elle-même, perdue dans ses rêves d’optimisme, en a oublié la couleur du charbon.

La mineuse regarde le dunaja qui s’accroche si nonchalamment à sa jambe. Les souvenirs de leur rencontre se distillent en eau croupie avec le reste de ses années à travailler dans cet endroit sinistre. Pourtant, il n’y a nulle rancœur entre eux : seulement la certitude qu’ils ne se quitteront pas, quand bien même les galeries venaient à fermer.

Elle se retourne finalement vers la fenêtre, l’air plus en paix.


***

L’air des mines a le goût âcre du silence.

Si la marche est pénible avec un charbi nerveux dans les bras, Billie et Lawrence ne perdent guère de temps en bavardages. L’étonnante créature n’a pas tellement bougé depuis leur première rencontre ; elle semble se contenter d’une errance aveugle, à mettre un pas devant l’autre jusqu’à ce que la lassitude la gagne.

La jeune femme en est certaine, maintenant. Cette âme en peine lui fait trop penser à son frère.

Elle espère de tout coeur que leur intuition est la bonne. Autrement, tout cela ne servira à rien. Et d’attirer l’attention de la chose, ils risqueraient de provoquer sa colère. Elle n’est pas certaine que son minotaupe, malgré sa mine fière et ses griffes acérées, soit capable de se défendre contre une bête de cette taille. Quant au tritox de son acolyte — elle préfère ne pas imaginer comment il finirait.

Billie manœuvre avec son partenaire pour s’assurer que le pauvre charbi ne souffre pas trop du voyage. L’homme de science marche à leurs côtés, offrant de temps à autre de les aider, mais il faut bien quelqu’un pour porter la lampe et éclairer leur chemin laborieux. Malgré la fatigue, sa plus forte endurance encourage l’ouvrière à ne pas céder.

Lorsqu’ils arrivent enfin auprès de la créature qui terrorise sans le vouloir l’ensemble du corps ouvrier, elle se retrouve confrontée à sa première impression : c’est une montagne triste qui les attend, ses épaules affaissées comme des pentes volcaniques.

Elle déglutit et jette un regard incertain à Lawrence, mais il a les yeux rivés sur cette apparition, presque incrédule. Elle se demande ce qu’il y a de si — comment dire cela ? — profondément magique dans la découverte d’une nouvelle espèce. Terrée dans son puits de houille, les journaux pour seul lien avec le vaste monde, elle croyait naïvement que cela était banal pour les gens comme lui.

Pourtant, il y a dans sa posture raide les traces d’un respect qui pourrait se confondre avec de la révérence. Religieux, il dit ne pas l’être. Elle imagine que ce qui lui tient lieu de prière a l’austérité incompréhensible de formules mathématiques, ou la beauté morbide de schémas anatomiques.

De le voir pour ainsi dire transfiguré, les yeux écarquillés devant cette manifestation d’un inconnu qu’il a tant cherché, lui donne presque envie, à elle aussi, de seulement contempler la grâce brutale de la nature.

Mais ses bras la font souffrir, et elle repense au signal d’évacuation. Et si, là-haut, quelqu’un jugeait bon de sceller toutes les entrées ?

Elle s’éclaircit la gorge et se rassure de voir que le docteur garde sa réactivité.

— Je ne suis pas sûre qu’on ait beaucoup de temps à perdre, rappelle la mineuse.

Il acquiesce distraitement ; rougit d’embarras, sans doute, mais si loin sous terre, les couleurs disparaissent pour n’être remplacées que par le halo bleuté de l’huile de wailord. Elle ne voit plus que ce qui brille : la lampe, les griffes de son minotaupe, et plus loin, les étincelles rougeoyantes d’un volcan sur le point de s’éteindre.

Ce mélange de silence et d’odeurs souterraines lui coince un malaise en travers de la gorge. Les muscles de son dos l’encouragent à lui offrir un peu de répit, mais elle tient bon.

— Comment dois-je m’y prendre ? s’enquit Billie, s’efforçant de maintenir sa voix à bas volume. Pour ne pas me faire attaquer sur le champ.

— Oh. Hm. Je suppose qu’il faut attirer son attention…

— Je doute que les politesses suffisent, et je ne me sens pas assez stupide pour lui jeter quelques pierres.

Lawrence rit nerveusement. Le son est trop étouffé pour créer le moindre écho, même au cœur de ce troublant silence, si bien que la créature ne s’en formalise pas. Elle remarque que sa main semble trembler légèrement autour de la poignée de sa lampe. Sa crainte n’est pas à blâmer. Si le poids du charbi ne la maintenait pas à flot, elle soupçonnerait ses propres jambes de la trahir.

La jeune femme sent dans la posture de son minotaupe que lui aussi commence à peiner sous l'effort physique. L’homme de science lui lance un regard inquiet.

— Je vais… Je vais m’occuper de ça, dit-il. Ne bougez pas.

Si l’idée de le laisser risquer sa peau ne lui plaît guère, l’ouvrière ne proteste pas. Ils n’ont pas de temps à perdre ; qui sait si cette montagne mélancolique ne va pas se perdre dans un brusque accès de fureur ?

Alors elle le regarde faire, prenant garde à ne jamais laisser sa prise se relâcher sur son immobile fardeau. Au moins, le charbi ne remue plus faiblement entre ses mains et les pattes de son partenaire. Sa nervosité orbite toujours dans son œil orange, mais il n’y a plus rien des convulsions qui le secouaient plus tôt. Le silence, peut-être, le berce plus que jamais.

Billie suit des yeux la silhouette mince de son acolyte, juste assez éclairée par sa lampe. Son pas est sûr, mais elle saisit sa peur à la manière dont il se tend au moindre son. Si la mystérieuse créature ne bouge pas, elle émet de temps à autre des grommellements caverneux, dont les tonalités ne rassurent personne.

Lorsqu’il ne se trouve plus qu’à quelques pieds, il se retourne vers elle. Il ne dit rien, de crainte de froisser l’étrange montagne de charbon, mais elle devine ce qu’il aimerait demander. Elle ne peut rien offrir, pas même un haussement d’épaules ; il ne doit qu’à peine la voir de là où il est.

Une minute s’écoule, peut-être — elle ne se rend pas bien compte. Elle voit Lawrence amorcer un mouvement hésitant et se reculer presque aussitôt. Sa maladresse l’amène à trébucher sur une pierre et il ne se rattrape que de justesse avant de tomber ; mais pas assez vite pour s’empêcher de laisser échapper une exclamation.

La chose se retourne, alors. Lentement, mais pas tant que sa consistance minérale le laisse supposer. Ils entendent des craquements de pierre, et pour Billie, ils résonnent presque comme le son de vieux os.

Le docteur se fige, la lampe à huile pendue au bout de son bras.

— Que dois-je faire ? demande la jeune femme entre ses dents ; ses muscles la lancent de plus en plus.

Il ne la regarde pas, incapable de détacher ses yeux de la montagne qui y plante les siens. Ses gestes sont lents, presque mécaniques, mais ils ne grincent pas comme les ascenseurs et toutes ces horribles machines qui ronronnent au fond des galeries. Elle croit entendre la respiration saccadée de l’homme de science avant de réaliser qu’il s’agit de la sienne.

Son minotaupe la considère avec appréhension, et elle s’efforce de faire bonne figure.

— Lawrence, insiste-t-elle.

— Oh— oui. Pardonnez-moi.

Si la créature se contente de l’observer sans intention manifeste de lui faire du mal, il n’ose pourtant pas se déplacer. Billie songe qu’à sa place, elle n’en mènerait pas large non plus.

— Je crois qu’elle ne vous voit pas, dit-il. Si vous pouviez venir plus près…

L’ouvrière hoche la tête. Elle observe un instant le charbi, lové entre ses bras et les griffes de son partenaire. Son œil orange lui rappelle le temps passé depuis l’accident — toutes ces choses, bonnes ou mauvaises, qui ont ponctué les dernières semaines. Et l’étrange parfum de liberté qu’elle croit sentir au contact de cette écorce charbonneuse.

Parfois, elle se demande qui a sauvé l’autre.

Elle soupire et indique à son minotaupe de se mettre en mouvement. Celui-ci ne rechigne guère, bien qu’elle ne le sente pas plus rassuré qu’elle-même. Ils progressent à pas lents en direction de la créature, se guidant grâce à la lueur bleue de la lampe à huile.

— Approchez-vous doucement… Voilà, prenez votre temps et ne faites surtout pas de geste brusque.

Ils s’en tiennent à ces instructions. Billie sent ses bras se raidir, et une fine pellicule de sueur couvrir son front. Si loin sous terre, il ne fait pas chaud, mais la brûlure familière de ses muscles lui rappelle qu’elle devrait être en train de fracasser de la roche. Elle ne regrette pas son puits le moins du monde alors qu’elle se rapproche d’un potentiel danger.

Quand les yeux éteints de la créature se posent sur elle, son réflexe est le même que celui de son acolyte : son minotaupe et elle se figent, intimidés par leur proximité avec une chose inconnue qui semble née des profondeurs du monde.

Ce qu’elle y lit confirme bien ses soupçons : nulle rage, mais une tristesse si profondément enracinée qu’il faudrait y creuser des sillons pour l’en déloger.

Cela, ou la chaleur familière d’un œil orange.

Tous retiennent leur souffle lorsque la montagne baisse le regard et capte celui du charbi. Sa réaction est, d’abord, d’une passivité inquiétante. Et puis le temps se dilate, et comme un golem, la chose s’agenouille pour se mettre à la hauteur de leur fragilité d’humains. L’ouvrière et son partenaire tâchent de n’amorcer aucun mouvement de recul malgré l’anxiété qui leur noue les entrailles.

Elle voit, du coin de l'œil, la manière dont le docteur observe l’interaction à la lueur de sa lampe. Ce n’est plus tant idolâtre, mais toujours respectueux ; un homme qui mesure la hauteur d’une montagne et s’incline volontiers devant une force qui le dépasse.

Puis elle regarde le charbi dans ses bras. Comme le soleil serti dans cette coque de charbon se remet à briller pour éclairer cet univers souterrain qui est le sien. Son cœur de houille se réchauffe et se serre tout à la fois.

Pressée par le temps, elle n’a pas eu le loisir de s’inquiéter de la difficulté d’une séparation. Mais maintenant que l’idée des adieux l’effleure, elle se sent faiblir — la douleur dans son dos se réveille et la sueur coule de plus belle.

Mais c’est la bonne chose à faire.

Alors, d’un geste qu’elle espère aussi respectueux que possible, elle s’agenouille de concert avec son minotaupe pour déposer le charbi sur le sol, juste devant cette créature qui pourrait être sa famille.

La montagne triste ne bouge pas pendant un long moment. Seuls ses grognements, qui ressemblent aux plaintes de vieilles galeries condamnées, trouent l’obscurité comme le faisceau bleuté de la lampe. Et puis ils la voient avancer deux pattes maladroites ; deux excroissances pierreuses qui imitent, péniblement, une paire de mains. Billie et son minotaupe reculent d’un même pas, imités par Lawrence, alors que la créature prend le charbi dans ses bras.

La jeune femme observe cette scène et tout le poids des années semble d’un seul coup quitter son corps : elle oublie un instant les coups de pioche qui lui résonnent dans la tête, le vrombissement des machines et l’écho du labeur gravé dans ses os.

Et lorsqu’une main hésitante se referme autour de la sienne, elle sourit, ses yeux verts brillant d’un éclat plus radieux que toutes les lampes à huile.

Il n’y a plus un bruit, alors : ni grondements ni tremblements.

Rien qu’un silence presque trop paisible.


***

Thomas O’Regan est assis au chevet de son machopeur, dans les baraquements extérieurs, lorsque des exclamations lui parviennent par la fenêtre ouverte.

Intrigué, il se lève et jette un regard vers l’esplanade où sont encore rassemblés bon nombre d’ouvriers. Des casques et des visages sales luisent sous un soleil de plomb. Il ne voit rien sinon des reflets métalliques et des uniformes ternes.

Et puis ses yeux glissent sur l’entrée principale de la mine, que l’on n’a pas encore barrée au cas où des retardataires seraient encore affairés dans les galeries. C’est bien cela qui en sort : des silhouettes imprécises, au nombre de trois, qui s’éclaircissent à mesure qu’elles fendent la mer de curieux qui les entoure.

Le mineur repère en premier lieu un minotaupe, et son cœur s’emballe d’un seul coup. Il plisse les paupières pour scruter plus attentivement les deux silhouettes humaines qui accompagnent la créature, et reconnaît aussitôt la tignasse noire de sa sœur.

Billie marche avec raideur, mais ne semble pas blessée. La saleté de son uniforme n’est que coutumière ; la courbe descendante de ses épaules aussi. Quelque chose dans son allure lui semble changé, cependant, mais l’ouvrier ne parvient pas à définir ce dont il s’agit. Ils passent tant de temps à s’éviter qu’il s’étonne d’encore la distinguer si facilement.

L’autre, qui porte un lézard dans ses bras, il le reconnaît aussi. Cet homme aux yeux pâles qui a sectionné ses rares accès de bonne humeur, il aimerait le haïr, lui hurler sa rage — y voir un ennemi, en somme, qui ferait mieux de retourner s’enterrer dans cet enfer noir.

Mais de rage, il n’y en a plus. Ce ne sont que de pitoyables échos qui lui restent, et ils rebondissent contre les parois de son crâne avec de moins en moins d’insistance.

Tout ce qu’il peut faire, c’est les suivre du regard alors qu’ils esquivent tant bien que mal les questions incessantes des autres employés. Même des hommes de main du directeur, flanqués de grahyènas et autres molosses patibulaires, les laissent passer sans trop faire d’histoire. Il se surprend à les trouver trop proches alors qu’ils échangent des paroles inaudibles.

Il voit leurs mains qui se frôlent, se trouvent sans se chercher ; une caresse furtive, spontanée autant qu’accidentelle. Cela lui fait remonter un goût de bile dans la gorge.

Thomas préfère oublier la fenêtre et le monde extérieur ; il se retourne pour veiller son partenaire.


***

L’esplanade qui s’étale devant l’entrée principale est quasiment déserte.

Un climat incertain plane sur les lieux tandis que le soleil amorce sa descente sur l’horizon. Les rumeurs abondent : certains parlent d’une fermeture temporaire, d’autres d’un abandon définitif. Personne ne sait au juste si ce qu’ils appellent le monstre se satisfera d’une trêve.

Assise sur un banc qui donne justement sur la bouche béante des mines, Billie s’en fiche éperdument. Elle n’y travaillera plus, quand bien même elles venaient à rouvrir. Si le directeur fait déblayer tous les tunnels, nul doute qu’il trouvera bien assez de main d'œuvre pour s’y épuiser. Ou peut-être pas — mais elle n’a pas l’impression que la politique serve à grand-chose, si loin sous terre.

Elle regarde son minotaupe et le trouve plus en paix que jamais. Elle a oublié combien d’années ont passé depuis le début de leur servitude industrielle, mais lui, s’il pouvait lire les cadrans d’horloge et les calendriers ; il saurait. Elle se rassure de savoir qu’il n’aura plus à s’en soucier, et qu’aucune galerie ne l’avalera comme son père.

Installé à côté d’elle, Lawrence lui semble être l’ancre que son frère n’a jamais été pour elle — ni elle pour lui. Si ses yeux trop bleus se perdent dans un monde qu’il est seul à voir, elle ne saurait lui en vouloir.

Ils s’échangent une cigarette alors que plus loin, vers l’est, les fumées de la ville tapissent le ciel comme des nuages d’orage. Cela ressemble aux vomissements d’une époque à l’agonie.

— J’ai du mal à croire que nous sommes sortis de là sans encombre, admet le docteur dans un rire nerveux.

Sa voix ne lui paraît plus tant froide et escarpée comme le sont les plus anciennes façades de la ville. Elle ressemble plutôt à ce tabac étranger qu’il fume sporadiquement, d’une douceur étrange sous son goût de cendre. Surtout quand il a son prénom sur le bout de la langue ; qu’elle le savoure avec une avidité qui ne lui ressemble pas.

— Hm, moi aussi, pour être honnête. Imaginez un peu ce qui se serait passé si je n’avais pas trouvé ce charbi.

— Mieux vaut ne pas y penser.

— Oui, évidemment. Excusez-moi. L’optimisme ne me va pas au teint.

Elle prend la cigarette qu’il lui tend et aspire, sereine ; sent la brûlure se graver jusque dans ses os en écho, seulement, à ce feu vorace qui lui ronge les muscles à chaque coup de pioche.

— Que comptez-vous faire, maintenant ? Si les mines ferment pour de bon…

Un silence, bref et sans couleur, ne se rompt que sous les bâillements avides d’une salamandre.

— Il y a toujours une place à l’université pour qui a la chance de découvrir une nouvelle espèce, souffle-t-il en même temps qu’un filet de fumée.

— Cela vous irait bien.

Il sourit, l’air pensif. Son tritox se love entre eux, les yeux clos.

— Hm. Ne vous imaginez rien de grandiose. Je ne suis bon qu’à recoudre des blessures et m’enterrer sous des piles de livres.

— Oui, c’est bien ce que je pensais.

L’homme de science oublie un instant sa réserve et lève les yeux au ciel, un sourire amusé au bord des lèvres. Le soleil couchant colore son visage d’ombres orangées ; lui donne l’air si jeune sous le masque incertain de la trentaine.

— Et vous ? questionne-t-il en retour.

C’est à son tour de se voir animée d’un rire nerveux qui lui vient du fond de la gorge.

Elle regarde Lawrence ; le vent qui dérange ses cheveux bien coupés, les panaches de fumée striant le noir du charbon ; admire la pâleur subtile de ses joues, à peine grisâtres, et sa fragilité qu’elle se prend de nouveau à envier. Est-ce qu’il n’incarne pas tout ce qu’elle-même ne peut pas être ?

Pourtant, il n’y a nulle malice dans sa question. Même si elle porte encore l’uniforme sale des ouvriers, ce masque de crasse et de sueur qui lui colle à la peau.

— Je n’en sais rien, dit-elle.

Elle prend sa main blanche, souriante, et se réjouit du rouge qui colore son visage.

Le soleil se couche sur les mines. Et au loin, dans les veines de la terre ; un œil orange se ferme.