Dans la gueule du loup
La porte se ferme dans un claquement sec.
Thomas, étroitement surveillé par un grahyèna patibulaire, regarde le directeur rejoindre l’autre côté d’un bureau qui ne paie pas de mine. Il ne fait pas un mouvement, quand bien même le bois de la chaise lui mord le dessous des cuisses. Quelque chose dans le regard perçant de la créature lui donne des sueurs froides et l’incite à ne pas remuer le moindre muscle.
Un silence de plomb règne dans la petite pièce. L’ouvrier la reconnaît comme l’un des bureaux des contremaîtres ; des alcôves creusées dans la roche qui n’en portent que le nom, sentent le renfermé et l’huile de wailord à plein nez. Il capte les effluves d’un tabac coûteux lorsque l’autre homme passe à côté de lui, et puis plus rien que le parfum de sa propre sueur. Il sent des gouttelettes descendre le long de son visage ; d’une lenteur agonisante.
Sir Pendleton le dévisage avec un air étrange — tentant peut-être de savoir si ce visage lui est familier ou non. Thomas se doute bien qu’il ne prête guère attention à ses employés en temps normal.
Bien qu’aucune hostilité n’émane de l’homme aux cheveux blonds, il ne peut empêcher ses mains de trembler face à lui. Il se demande un instant si ce n’est pas à cause de cet horrible molosse. L’absence de son machopeur ne lui a jamais tant pesé qu’à cet instant, alors que des yeux métalliques le jaugent froidement.
C’est la première fois qu’il se retrouve confronté au directeur en personne. Ce visage au regard paresseux, gravé dans sa mémoire comme une insulte sur la pierre tombale de son père, paraît presque moins antipathique lorsqu'une évidente fatigue en souligne les traits. Le jeune homme se demande ce qui pousse les individus dans son genre à manquer de sommeil ; pas le sort de ses ouvriers, sans doute, mais quelque considération trop abstraite pour ne pas lui passer au-dessus de la tête.
— L’on m’a appris que vous vous montrez difficile, souffle Pendleton d’un ton égal.
Thomas déglutit aussi discrètement que possible.
Le choix d’un tel euphémisme le surprend, compte tenu de ce qu’on lui reproche. Il n’aurait pu en vouloir à cet aristocrate manqué de laisser exploser sa colère contre lui. Cela lui semblerait presque préférable à cette froideur polie qui couve sous une fine moustache blonde. Qu’il aimerait la lui arracher en même temps que ses odieuses richesses !
— C’est vous qui avez été pris dans un éboulement, il y a quelques semaines ? demande le directeur.
Il considère la question d’une oreille attentive, et se demande ce qu’elle cache. De toute évidence, l’homme d’affaires ne se soucie pas de ses états d’âme. Bien sûr ; les gens comme lui méprisent les agitateurs de tous bords.
Il hoche prudemment la tête, puis se souvient des règles élémentaires de bienséance qu’il ferait mieux d’appliquer s’il veut sortir d’ici en un seul morceau.
— Oui, sir.
— Et c’est cela qui vous aurait poussé à… fomenter votre coup ? Je dois dire que nous n’y avons vu que du feu.
Thomas sent son coeur s’emballer. Bien que le ton soit des plus calmes, les questions ne se parent d’aucune sorte de faux-semblant. Billie avait raison. Ses stupides désirs de vengeance ne le mèneront pas sur les immortels sentiers de la gloire. Non : ils le traîneront plus loin encore sous la terre, là où la lumière n’existe plus.
Comme son père avant lui, destiné à expirer au fond d’un puits.
Il ferme les yeux un instant. Les images du matin-même sont tatouées sur l’intérieur de ses paupières.
Les grilles familières qui barrent l’entrée aux intrus l’ont accueilli à bras ouverts, comme chaque jour, pressées de le mâcher à petit feu pour ne le recracher qu’à contrecœur le soir venu. Il s’est avancé jusqu’à l’entrée, résigné à s’enterrer encore pour remplir les poches d’un autre. Et là—
De grosses mains l’ont saisi par le bras comme un vulgaire criminel. Il a vu des cols blancs, encore des grahyènas et des malosses grommelant entre deux aboiements, et puis on lui a dit qu’il faudrait s’expliquer avec le directeur. Ils ont trouvé les explosifs qu’il cachait dans le fond de son casier.
C’est maintenant, coincé sur sa chaise inconfortable, qu’il se met à regretter son impulsivité. Si seulement il avait eu la jugeote nécessaire — il aurait écouté sa sœur au lieu de se fourrer dans un tel traquenard. Pas qu’on lui ait forcé la main, d’ailleurs. C’était son idée. Les beaux discours de Lenore n’étaient que l’huile à jeter sur le feu de sa colère.
— Jeune homme, dit Sir Pendleton avec une pointe d’agacement dans la voix. Vous n’avez donc rien à dire ?
Thomas hésite. Il voudrait se défendre, bien sûr ; dire que ces fichus explosifs n’ont jamais servi. Mais c’est sa parole contre les preuves irréfutables trouvées dans ses affaires. Il est si focalisé sur son inconfort qu’il ne remarque pas tout de suite que le grahyèna s’est rapproché.
Le jeune mineur sent le souffle odorant du molosse lui caresser la joue. La créature a les babines retroussées sur ses crocs jaunis, et s’il ne saurait en jurer, il semble qu’un filet de bave huileuse en tapisse les contours.
Ses mains tremblent de plus belle, à présent. Cette proximité semble être la cause de son anxiété. Et le directeur, évidemment, le sait. Il n’a pas besoin de hausser la voix quand il peut compter sur l’allure intimidante de son partenaire. Les ongles de l’ouvrier se plantent dans ses paumes pour y creuser des croissants de lune, alors qu’il cherche ses mots.
— Vous pensez que c’est moi qui ai fait sauter les tunnels ?
Sir Pendleton cale sa joue contre une paume ennuyée. Ses cils trop longs effleurent sa peau dans un clignement d’yeux, happant des gouttelettes de lumière.
— Vous ou vos complices. Ne croyez pas que vos rencontres avec madame Miller passent inaperçues.
— Ce n’était pas moi, soupire Thomas, sachant très bien qu’il ne sert à rien de protester.
Le directeur sourit vaguement alors que le grahyèna se met à gronder.
— Nous verrons cela.
***
Billie lâche un soupir résigné. Les choses ne s’arrangent guère ; c’est plutôt l’inverse.
Empli d’appréhension, son regard suit les gestes méticuleux du docteur alors qu’il ausculte le charbi. Cela ne lui apprend rien, sinon que l'œil solaire qui la rassure tant perd chaque jour un peu plus de son éclat. Il brille encore, mais elle peut y lire une forme de détresse qui n’est pas sans lui rappeler l’état de son frère.
Elle l’a vu, ce matin-même, se faire interpeller par les sbires du directeur. Elle a entendu suffisamment de leur conversation pour comprendre ce qu’on lui reproche. Savoir qu’elle avait raison de s’inquiéter ne lui apporte aucun réconfort, bien au contraire.
Les échos des semaines passées se répercutent dans sa tête, jusqu’à ce qu’elle se revoie, assise sur un vieux tabouret branlant, à écouter parler une activiste. Elle se souvient de belles boucles rousses et d’un visage à demi dévoré par les ombres, alors qu’au-dessus pendaient des lampes à huile. De paroles, aussi, prononcées d’une voix ferme et rancie par les scories de leur travail. Et le même goût d’amertume qu’elle a sur la langue, à présent.
Ce n’est pas qu’elle regrette d’avoir signé cette maudite liste. Mais elle se demande si ce n’est pas de sa faute ; si elle n’aurait pas dû mettre Thomas en garde plus tôt contre les murmures mielleux de désirs de vengeance.
Tout se bouscule dans sa tête : elle ne sait pas au juste si elle doit le croire coupable. Et s’il l’était ? Elle ne lui en voudrait pas. Les mines ont pris leur père et enseveli le peu d’espoir qui restait à son frère.
Parfois, Billie s’en veut d’avoir su tirer avantage de toute cette situation. Alors elle se réfugie dans la galerie-hôpital comme avant, et se laisse happer par des discours scientifiques et des yeux bleus. C’est presque suffisant pour lui laisser croire — l’espace de quelques heures — qu’il existe quelque chose pour elle dans ce monde mécanique et crasseux.
— Sa santé physique est bonne, commente Lawrence d’un ton qui ne trahit pas son inquiétude. Mais il est de plus en plus nerveux.
Il lance un regard à la jeune femme par-dessus son épaule, et là, elle décèle davantage d’affliction derrière la façade professionnelle.
— Je commence à croire que votre théorie est la plus juste.
L’ouvrière fronce les sourcils.
— Ma théorie ?
— Vous pensiez que tous ces éboulements récents pouvaient être la cause de son état — vous vous souvenez ? Je n’ai rien trouvé dans les études précédentes consacrées aux charbis, mais je pense que vous avez raison, maintenant. Les incidents se multiplient et son apparente nervosité ne fait qu’empirer. Qu’en pensez-vous ?
Billie cligne des yeux, franchement surprise qu’il lui demande son avis. Elle ne devrait peut-être pas ; jamais personne ne s’est autant montré à l’écoute avec elle auparavant. Même s’il continue à s’accrocher à sa bonne éducation, à lui donner du « vous » et à ne pas l’appeler par son prénom dès lors qu’ils ne sont pas tout à fait seuls.
Elle se force à adopter une posture plus détendue, tout en sachant très bien que ni l’un ni l’autre de leurs partenaires n’est dupe. Là où l’homme de science est aveugle, ils lisent en elle comme dans un livre ouvert.
— Je n’ai pas changé d’avis, dit-elle. La coïncidence serait trop grande…
Un malaise la saisit tout à coup, lorsqu’elle réalise les possibles implications de cette théorie.
Si les récentes explosions sont effectivement le résultat d’actions humaines, — peut-être celles de Thomas, bien qu’elle veuille croire cela faux — que devrait-elle ressentir ? La peine et la colère s’entremêlent, font bouillonner son cœur sous la couche de houille et de pierre effritée qui l’enserre.
Du reste, la pensée est injuste. Cet accident lui a apporté trop de choses pour qu’elle songe à s’en plaindre. C’est cela, plus que tout autre, qui devrait lui retourner l’estomac. Mais elle n’arrive pas tout à fait à regretter.
— Écoutez, soupire-t-elle, j’ai quelque chose d’assez délicat à dire…
Lawrence la regarde avec attention, mais cela ne lui fait pas le même effet que d’être étudiée par un corps médical. Son visage pâle jette ses angles délicats contre la pénombre, alors que les tons bleutés d’une lumière huileuse lui donnent l’air malade. Elle ne remarque qu’à peine, perché sur son épaule, le tritox à l’air malicieux qui ne rêve que de percer ses défenses.
Il hoche la tête, finalement. Rien que cela — assez pour signifier à la jeune femme que la confiance règne. Ils s’assoient côte à côte, leurs doigts presque trop proches sur la surface froide du bureau jonché de papiers, de crayons, de vestiges de longues journées de travail.
Elle effleure sa main comme par accident ; se réjouit qu’il ne retire pas la sienne et qu’il la regarde de ses yeux trop bleus. Cela lui plaît de se dire qu’ils s’illuminent un peu plus pour elle. Elle s’imagine peut-être qu’elle n’aurait plus besoin de lampes à huile s’il était toujours là, à son côté, trop maigre et malin pour partager son labeur.
Billie se raccroche à ce contact pour se donner un peu de courage.
— Mon frère — vous vous rappelez de lui ? — vient d’être arrêté par les… hommes de main du directeur.
La jeune femme sent les doigts du docteur se crisper légèrement contre les siens. Il ne dit pas un mot.
— Avec tout ce qui se passe en ce moment, ils ont organisé une fouille en règle des casiers pour s’assurer que personne ne préparait rien, et puis…
Elle soupire, incertaine. Quelque part, elle songe que ce n’est pas à lui d’entendre tout ça, car il n’y pourra rien de toute façon. Elle ne peut se confier qu’à son minotaupe et à cet homme trop bien pour elle ; les mots ont un goût de charbon dans sa bouche.
Une légère pression sur sa main l’invite à continuer. Elle s’efforce de ne pas croiser d’autre regard, que ce soit celui de Lawrence ou de son tritox.
— Ils ont trouvé des explosifs dans ses affaires.
Cette fois, la surprise est la plus forte.
Elle le sent à la manière dont il se tend ; au grincement du bois de sa chaise lorsqu’un mouvement de recul le saisit. Même son partenaire, si prompt à se réjouir d’un rien, n’en mène pas large lorsque Billie croise ses yeux parme. Elle s’étonne toujours de cette harmonie dans leurs émotions.
Le médecin s’éclaircit la gorge, visiblement embarrassé — il ne sait pas quoi dire, bien sûr, et elle ne peut guère lui en vouloir. Elle s’accroche à la sensation de leurs mains jointes comme à une ancre.
— S’il y a quelque chose que je peux faire…
L’ouvrière rit jaune. Un soleil crève dans sa gorge.
— Je crois que même pour vous, c’est trop demander. Le directeur ne vous écoute qu’à moitié.
Un silence s’installe entre eux, ou plutôt son ombre distordue. Il y a toujours du bruit dans les mines. Des grondements lointains à vous faire perdre la tête. Il est de plus en plus difficile de départager le normal de l’inhabituel.
La jeune femme ne prête guère d’attention à ce vrombissement distant. Ni à la manière dont son minotaupe se crispe d’un coup.
— Vous n’êtes pas obligée de tout garder pour vous, si… Je vois bien que cela vous peine, souffle-t-il, hésitant. J’aimerais mieux vous savoir en paix.
Les mots la touchent en plein cœur, bien sûr. Elle sourit et rêve — se rappelle. Le goût d’une caresse sur sa joue, la musique d’un baiser sur ses lèvres. Elle se demande s’il l’entend aussi, comme un écho lointain répercuté contre les parois de son esprit pragmatique. Une part d’elle veut l’embrasser encore jusqu’à ce que le temps s’effrite.
Et puis la porte métallique s’ouvre dans un fracas.
Leurs mains s’éloignent d’instinct, comme prises en faute, alors qu’un infirmier entre en trombe dans le bureau. Il n’adresse pas un regard au charbi ; du reste, semble à peine les voir derrière le voile vitreux de ses yeux. Billie ne peut s’empêcher de remarquer des taches brunâtres sur sa blouse. Elle ne s’habitue pas.
— Il y a urgence, annonce l’arrivant, tâchant de reprendre son souffle entre deux mots. Un tunnel— un autre tunnel est en train de s’effondrer, et quelque chose d’énorme a été vu…
Interloquée, Billie ne prend qu’à peine la mesure de ces paroles, tandis que Lawrence réagit avec son efficacité coutumière. Elle le voit rassembler des affaires dans sa sacoche et n’entend plus que vaguement l’écho de sa sollicitude dans le creux de son oreille.
— Je vous confie l’hôpital, dit-il à l’infirmier en lui tendant un plan des mines et un crayon. Marquez-moi l’endroit ici pendant que je vais chercher un leveinard.
L’homme de science s’apprête à quitter la pièce lorsque Billie se ressaisit. Elle et son minotaupe le suivent d’un même mouvement, la détermination habitant chacun de leurs pas.
— Attendez, prononce-t-elle d’une voix qu’elle espère aussi sûre que son cœur.
Lawrence se retourne pour lui adresser un regard bleu vif. Elle ne sait trop ce que ces yeux contiennent, sinon une inquiétude toute professionnelle, mais elle ne flanche pas. Ses poings se serrent contre ses cuisses, et maintenant, elle sent toute la tension qui émane de son partenaire.
Elle veut s’extraire des mines comme le charbon qu’elle arrache à la roche. Mais d’abord, elle doit se débarrasser de cet immobilisme répugnant qui lui colle à la peau depuis des années — sans pour autant se résoudre aux méthodes de son frère, pour peu que ce que l’on raconte soit vrai.
— On ira plus vite si je viens avec vous, déclare-t-elle. Je connais les galeries comme ma poche.
Billie s’attend à ce qu’il refuse, l’espace d’une seconde. Mais c’est sans hésiter qu’il l’invite à le suivre.
***
L’échange ne va nulle part.
À chacune de ses défenses, le directeur et son grahyèna opposent de nouvelles attaques. Parfois l’ombre d’un sarcasme sous un vernis de politesse ; ou bien une pupille tranchante au-dessus d’un museau qui découvre des crocs longs comme des lames de couteau.
Thomas demeure figé sur sa chaise. Il mesure la gravité de la situation, lentement, alors que les mots se courbent et se tordent dans le creux de ses oreilles. Il n’entend presque plus le vrombissement des machines au loin, et peine à percevoir l’odeur rance de l’huile par-dessus l’haleine répugnante du molosse.
Maintenant, il sait quel nom donner au sentiment qui lui remue l’estomac. Ces griffes qui vont jusqu’à lacérer sa conscience, il ne peut les appeler autrement que du soulagement. De s’être fait prendre, seulement, avant de passer à l’acte. Le reste est trop enraciné. La peine, la colère, la douleur, plus explosives encore que toutes les dynamites. Elles laissent des traînées de boue dans leur sillage et il en a le goût plein la bouche.
L’autre ne cille pas. Ses yeux gris fixent l’ouvrier, qui ne se sent pas plus noble qu’un rattata de laboratoire. Sous ses ongles, de la crasse. Sur sa figure, de la crainte. Et peut-être, coulant avec la sueur de son front, une haine liquide qui lui fait tourner la tête aussi sûrement qu’un whisky.
Il s’apprête à parler, sans trop savoir ce qui va rouler du bout de sa langue, lorsqu’un tremblement perce la couche de silence. Rien d’inhabituel, si ce n’est que sa force est supérieure aux bruits de fond qu’ils ne perçoivent plus qu’à peine.
Sir Pendleton se contente d’un froncement de sourcils.
— Ce n’est pas moi, ça non plus, siffle Thomas, du venin dans la voix.
Sa sortie fait étonnamment sourire le directeur. Il a un sourire de chat, et l’air ennuyé qu’ont les étudiants sur les bancs de l’école. Le jeune homme pense à son père et sent cet air-là, sale, comme un crachat sur son visage.
La conversation aurait certainement continué sur le même ton, ponctuée par les râles moisis du grahyèna, mais l’ouvrier entend du grabuge de l’autre côté de la porte. Des voix se disputent — il reconnaît une femme et n’a que le temps de blêmir avant qu’elle n’entre avec fracas dans la pièce exigue. Ses boucles rousses aux allures de fils de cuivre captent aussitôt les lumières qui pendent du plafond. Derrière elle, un gros bras en costume bon marché affiche un air penaud.
Thomas, malgré lui, se délecte de la grimace qui fleurit sur la figure auparavant si arrogante de son employeur.
— Qui vous a permis de—
— Nous n’avons pas le temps pour des politesses, tranche la nouvelle venue d’un ton sec. Un tunnel est en train de s’effondrer, et ce n’est certainement pas la faute de ce jeune homme.
Le directeur accuse le coup, mais cela n’est pas assez pour dissiper son irritation. Il indique tout de même à son molosse de cesser ses grognements intempestifs. Coincé entre ces deux feux qui ne demandent qu’à tout brûler sur leur passage, le jeune mineur se recroqueville discrètement sur sa chaise.
— Sir, insiste Lenore. C’est très sérieux. Mr. O’Regan ici présent n’y est pour rien dans ce qui se passe, vous pouvez en être sûr. C’est une créature qui—
— Une créature ? l’interrompt Pendleton, incrédule. Ne vous moquez pas de moi.
Le regard que la femme lui lance est si glacial que Thomas, entre eux, sent l’air se refroidir.
— Croyez bien que j’aimerais pouvoir, réplique vertement Lenore. Mais ce n’est pas une plaisanterie. La chose — quoique cela puisse être, des ouvriers l’ont vue, et je vous assure que la terreur sur leurs visages était bien réelle.
L’homme d’affaires l’écoute avec un désintérêt manifeste. Si la nouvelle d’un autre effondrement est accueillie avec l’inquiétude qui convient, il n’en va pas de même de ces superstitions. Tous les travailleurs aiment se les échanger au fond des galeries et des puits. Elles les hantent, avec cependant plus de bonne humeur que leur propre condition.
Il s’écoule un long moment durant lequel il ne dit rien, suspendu à sa pensée. Même le grahyèna aux dents effilées semble se radoucir, comme en écho aux troubles internes de son dresseur. Nulle sympathie ne s’infiltre dans le regard du jeune homme, mais il croit comprendre, ne serait-ce qu’un peu, ce que cela signifie d’avoir d’autres vies au bout de la langue. Fût-ce une seule ou des centaines.
Thomas, surpris, le voit s’affaisser dans son siège, alors que ses traits sans âge prennent les couleurs livides de la cinquantaine.
— Bien… soupire le directeur, passant une main lasse sur son visage. Que voulez-vous que je fasse ?
L’on ne sait au juste s’il faut lire dans sa question les accents de la sincérité — ou ceux, nauséabonds, d’une raillerie au goût de poison. Lenore ne peut que sauter sur l’occasion.
— Il faut faire évacuer la mine au plus vite. Cette créature pourrait blesser…
— Oui, oui, marmonne Sir Pendleton. Évidemment. Quoi d’autre ?
Elle égrène un chapelet de mesures à prendre. L’ouvrier n’écoute que d’une oreille distraite, essayant de percevoir, par-dessus sa voix ferme, les chuchotis plus incertains des tunnels. Il pense à son machopeur et se réjouit de le savoir en sécurité à la surface. Si tant est que la lumière du jour soit vraiment plus profitable que la pénombre. Les éraflures et les cicatrices s’y voient mieux.
— Assez, dit le directeur, coupant aussi sec la litanie de l’activiste. C’est entendu. Je vais faire sonner l’alarme générale, et…
Toujours avec cet air las qui le fait paraître si vieux, il tourne sa tête blonde vers Thomas. Il n’y a pas l’ombre d’un sourire d’excuse sur son visage ; rien qu’une fatigue qui ferait presque pitié à un cœur moins souillé que le sien.
— Vous êtes libre, soupire-t-il.
L’ouvrier ne se le fait pas dire deux fois.
***
Billie maudit la tension qui paralyse chaque muscle de son bras.
Cette marche dans des tunnels trop sombres à la lueur de lampes à huile lui rappelle ce jour où elle s’est lancée à la recherche de son frère ; où elle a secouru le charbi coincé dans une alcôve. Elle ne sait trop si cela s’est passé il y a des semaines où des années.
Lawrence et elle avancent prudemment, un leveinard à leurs côtés. Il lui a dit qu’il serait bon de l’avoir avec eux s’ils croisent des blessés. Elle félicite sa prévoyance. Jusqu’à lors, ils n’ont vu que des mineurs physiquement indemnes et leurs partenaires. Certains avaient une peur primale peinte sur leur visage. À leurs questions, ils n’ont opposé que des balbutiements et des mots trop vides de sens.
Une chose, une créature, un monstre.
Cela ne les aide pas beaucoup. Elle jette un regard en coin à son minotaupe pour s’assurer qu’il couvre leurs arrières. Il ne semble plus tellement perturbé par les tremblements. Peut-être qu’à force d’habitude, il n’en ressent plus le besoin — ou bien l’idée de la faiblesse lui fait de plus en plus horreur.
Ils n’échangent que peu de paroles, et le bruit de leurs pas résonne contre les parois. Le vrombissement de la terre est constant maintenant, alors que les lampes de plafond se raréfient au-dessus de leurs têtes. Par endroits, des nappes de poussière les aveuglent davantage et viennent obstruer leurs poumons.
Billie sursaute à l’entente d’une alarme vaguement familière. Celle-ci, elle ne l’a que rarement connue — et jamais en dehors des exercices de sécurité qui ponctuent leur routine. L’homme de science la reconnaît aussi, mais son pas ne ralentit guère malgré le signal d’évacuation.
Elle sait bien qu’il veut voir la créature de ses propres yeux. Sans trop comprendre ce qu’il y cherche, d’ailleurs, à part à satisfaire sa curiosité de naturaliste. Bien que ces choses la dépassent, elle ne veut pas le laisser s’y rendre seul. Le leveinard qui les accompagne ne flanche pas non plus en dépit des grondements de plus en plus sinistres. Elle se demande ce qu’il a pu voir de si terrible dans la galerie-hôpital pour que cela ne l’impressionne plus.
— Est-ce qu’on ne devrait pas remonter ? suggère tout de même la jeune femme.
L’idée de rester coincée au fond de la mine l’effraie. Elle se souvient de son père, dont les os croupissent toujours dans les profondeurs. Lawrence se retourne, l’air préoccupé.
— Si, admet-il. Ce serait le mieux à faire.
— Mais vous n’en avez pas l’intention… devine-t-elle, peu surprise.
Un sourire d’excuse fleurit sur le visage pâle du médecin. Elle ne voit qu’à peine le tritox logé dans ses bras, alors que la lampe fait luire ses yeux malicieux.
— Je comprends votre inquiétude. Mais si cette créature est à l’origine de tous ces effondrements, il faudra bien faire quelque chose. J’aime autant me rendre compte de ce que c’est. Ce n’est pas tous les jours qu’une telle occasion se présente.
Billie déglutit alors que la sirène creuse des tranchées d’acouphènes dans ses oreilles.
— Très bien. Ne croyez pas vous débarrasser de moi si facilement.
Il rit, et le son lui met un peu de baume au cœur. Ils se remettent en marche avec la même prudence. Ces couloirs de pierre se ressemblent tous, comme autant de segments d’intestins prêts à les digérer.
Elle ne sait pas combien de temps s’écoule — des éternités, sans doute — avant qu’ils ne débouchent à l’endroit indiqué par l’infirmier sur le plan. À en croire les sons de plus en plus distincts, ils ne sont plus très loin de la source de tout ce chaos. Ce n’est que maintenant que leurs partenaires et le leveinard commencent à manifester des signes de nervosité.
Ils savent, se dit l’ouvrière. Ils savent que quelque chose qu’ils ne connaissent pas se tapit là, tout près. Elle n’envie pas leur instinct ; sur sa nuque, elle sent déjà des cheveux se hérisser.
— Là, chuchote soudain Lawrence en s’arrêtant.
Elle l’imite et plisse les yeux, scrutant la bouche noire et béante d’un tunnel. D’abord, elle ne voit rien, mais à mesure qu’elle s’habitue à l’obscurité, elle croit discerner une forme qu’elle estime mesurer neuf, peut-être dix pieds de haut. Cela bouge lentement, et quelque chose rougeoie au sommet.
Un tremblement sec surprend Billie, manquant de la faire tomber. Elle met quelques secondes à réaliser qu’il s’agit d’un pas. D’autres prennent la suite, et malgré elle, elle se rassure en comprenant qu’ils s’éloignent dans la direction opposée.
— Donc il y a bien quelque chose, marmonne-t-elle à voix basse.
— Oui.
Elle entend l’homme se remettre en mouvement et un instant de panique lui serre le cœur. Il va dans le même sens que la créature inconnue.
— Que faites-vous ?
Un reflet de lumière sur les verres de ses lunettes est tout ce qu’elle voit de son visage. Il fait trop sombre, ici, même pour des tunnels.
— Je vais juste voir de plus près. Je vous promets de faire attention.
— Vous plaisantez ? s’entend protester la jeune femme. C’est trop dangereux. Je viens avec vous.
C’est tout ce qu’elle peut offrir, car elle sait bien qu’elle ne fera pas plier sa résolution. Est-ce donc cela qui fait tourner les universités ; un mépris du danger qui parfois donne lieu à des découvertes révolutionnaires ? Elle préfère ne pas y penser.
Heureusement pour eux, la créature ne les repère pas. Elle se tient immobile un peu plus loin, mais suffisamment proche pour qu’ils puissent tous deux étudier sa silhouette. Elle ressemble presque à une montagne de charbon, et ce qui lui tient lieu de gueule arbore des crocs de pierre qui s’ouvrent sur un gouffre incandescent. Une paire d’yeux se discerne à peine au-dessus. Et plus haut, comme un volcan éteint, de vagues étincelles illuminent une large bosse pyramidale.
Ce n’est pas un monstre — pas exactement. Mais Billie comprend pourquoi les autres ont eu peur. Si cette chose est capable d’affaisser des tunnels dans son sillage… Elle attrape Lawrence par sa manche et l’entraîne hors de portée de la chose. Sa curiosité doit être satisfaite, car il n’objecte pas.
Une fois qu’ils se trouvent suffisamment loin, elle s’adosse lourdement à une paroi et lâche le soupir qu’elle s’efforçait de retenir. Son pouls bat si fort contre ses tempes qu’elle n’entend presque plus la créature.
— C’est extraordinaire, souffle le docteur alors que son tritox agité s’extirpe d’entre ses bras pour rejoindre le minotaupe de l’ouvrière.
Sous la lumière de la lampe, ses yeux brillent d’un éclat si bleu qu’elle en a presque la tête qui tourne. Elle voit les vertus de l’homme de science bouillonner sous le masque si prudent du corps médical ; comme une compréhension infinie de l’univers orbitant dans son regard.
Il est— étrangement extatique alors que le frisson de la découverte coule dans ses veines, et si Billie peine à comprendre, elle s’abreuve pourtant de son sourire avec une avarice qui la surprend. Son cœur tonne contre la cage de sa poitrine, et elle songe : je me moque bien de ce qui peut arriver aux mines s’il me regarde encore comme ça.
Elle se fige alors qu’il prend ses mains dans les siennes, sourd aux grondements sinistres de la terre qui ploie sous le poids d’une montagne.
— Lawrence, qu’est-ce que c’est que cette chose ? parvient-elle à articuler.
Son sourire ne faiblit pas. Elle lui trouve l’air si éternel alors que les ombres dévorent son visage et que l’huile de wailord fait ressortir sa pâleur bleutée.
— Oh, Billie ! dit-il, la laissant se gorger de son propre nom comme d’un vin de messe. Ce n’est rien de si monstrueux. Regardez bien, et dites-moi ; n’est-ce pas juste une créature blessée ?
Elle regarde, alors. Elle regarde et transperce la carapace de ses premières impressions. Cela ressemble à une montagne, et pourtant… Pourtant, jamais elle n’a vu de montagnes tristes auparavant. Celle-ci ne saurait être autre chose.
La posture abattue qu’elle semble adopter ne lui est que trop familière. Elle voit une montagne, oui, mais aussi son frère assis au chevet de son partenaire.
Et puis : dans sa gueule, un soleil.
Les doigts de Billie s’accrochent à la chemise de son acolyte.
— Attendez— est-ce que ça ne ressemble pas à…?
— Je savais que ça vous sauterait aux yeux. Je crois que je comprends, maintenant. Cette créature et le charbi que vous avez ramené doivent être parents.
— Mais… Je croyais que les charbis n’évoluaient pas ? s’étonne la mineuse.
Il se détourne lui aussi, éclipsant son sourire.
— L’industrie, répond Lawrence en regardant la créature, ne défigure pas que nos campagnes. Si vous saviez ce qui naît des égouts et des fumées de la ville… Ce n’est peut-être qu’un juste retour des choses. Les charbis étaient là avant nous.
Billie sait qu’il a raison. La question ne se pose pas. Ces bêtes paisibles vivent dans leurs cavernes depuis des siècles. Il n’a fallu que l’arrivée tonitruante de son espèce, avec ses pioches et ses machines, pour fracasser ce calme. Une part d’elle se sent coupable.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, alors ? s’enquit-elle.
— Des hommes comme Sir Pendleton voudraient la détruire, souffle doucement le docteur, si bien qu’elle n’est pas sûre de l’avoir entendu. Mais je crois que nous lui avons fait assez de mal.
Il ajoute, après une pause :
— Elle est chez elle, ici.
Il n’a pas tout à fait tort. La créature serait peut-être magnifique, à sa façon, si chacun de ses pas ne signait pas la chute de ces tunnels maudits. Même si ses yeux — autrefois solaires, sans doute — sont aujourd’hui tristement éteints.
— La seule idée qui me vient ne va pas vous plaire. Vous vouliez remonter à la surface… Ah, peu importe. Vous ne croyez pas qu’on devrait lui ramener le charbi, si c’est bien sa famille ?
Cela n’aurait pas dû la surprendre, venant de lui, mais elle ne peut s’empêcher d’admirer cette détermination. Elle s’en veut de croire que si elle avait été seule, elle aurait simplement rebroussé chemin pour mettre son partenaire à l’abri. Mais il a raison. Cette créature, quelque soit son origine, mérite elle aussi de connaître la paix.
Elle hoche la tête ; si lourde et pourtant si légère.
— D’accord, mais dépêchons-nous. La mine ne va pas nous attendre pour s’effondrer.
Il sourit et plante un baiser sur ses lèvres sèches ; bref, au goût de promesses, et suffisant pour que son cœur s’élance. Elle n’a que le temps de cligner des yeux avant qu’il ne lâche ses mains et ordonne au leveinard de les suivre.
Le trajet du retour est plus aisé. Ils comprennent que les mines sont pratiquement désertes, maintenant que la sirène d’alarme s’est tue. Même la galerie-hôpital paraît plus sinistre encore qu’à l’accoutumée, vidée de ses patients et de ses infirmiers. Les rideaux-linceuls qui pendent autour des couchettes font frissonner l’ouvrière.
Même la pièce attenante, avec son bureau désordonné et le réconfort qu’elle a su y trouver ces dernières semaines, lui semble hostile. Il y règne un silence qui met aussi à mal leurs partenaires. Seul Lawrence, encore enivré par la découverte, est trop distrait pour y prêter attention.
Billie s’approche de leur nouvel ami, constatant que sa nervosité atteint maintenant son paroxysme. Entre l’alerte, les tremblements incessants et ce silence morbide, cela ne l’étonne pas. Dans son œil orange se reflètent tous ses tourments.
Elle regarde le charbi avec appréhension et agrippe le bord de la table si fort que ses phalanges en blanchissent. Dans sa gorge grondent les échos de siècles passés ; les mugissements de la terre à laquelle on arrache son sang noir, jour après jour, le long des rythmes de musiques anciennes. Et elle, Billie aux mains sales qui manie la pioche comme personne — combien de veines a-t-elle asséchées ?
Sans oser le formuler, elle se promet que cette journée sera la dernière.