Où les os se sont brisés
Dans les profondeurs des mines de Galar, quelque chose s’éveille.
Ce n’est d’abord qu’une légère secousse — un spasme de la terre, comme un frisson, bref et dont l’intensité rechute aussitôt. Ce n’est rien que cela, et à la fois beaucoup plus. C’est une paupière qui s’ouvre sur la naissance de l’univers : noir de houille, et pas une étoile à la ronde pour éclairer ce vide intersidéral. Juste l’incohérence brute de la conscience qui s’arrache au sommeil.
D’autres suivent, et à mesure que la roche s’ébroue, l’habitude s’enracine dans ses entrailles charbonneuses. La créature sent chaque soubresaut lorsque ses pattes s’élèvent et s’abaissent au rythme régulier d’une machinerie bien huilée. Une brûlure familière coule dans ses veines et l’encourage à avancer vers un objectif aussi abstrait qu’absolu.
L’éveillé sait qu’il lui manque quelque chose.
Ce n’est pas tant le fruit d’une logique mécanique ; mais une impression viscérale, comme de se faire arracher le cœur et de constater le gouffre qui demeure sans trop savoir ce qui y reposait. La douleur, si seulement elle porte ce nom, ne s’écrit qu’en pensées dégoulinantes de souillure. Nulle malice n’y stagne. Seulement des traces de pas. Lourds, si lourds qu’ils font trembler ce recoin du monde sans égards pour ce qui se passe dans les niveaux supérieurs.
Là où les Hommes s’agitent, la créature ne rôde jamais. Elle sent leur présence indistinctement, comme détachée de cette perception primale — comme une montagne a conscience des onix qui serpentent dans son estomac. Voilà des éternités qu’ils n’ont mis les pieds dans son antre. Sa mémoire s’effrite en même temps que l’écorce charbonneuse qui couvre son corps. Combien de temps s’est écoulé depuis que les grottes ont avalé cette procession d’hommes, voilà si longtemps ?
Ils l’accuseraient, elle, de les avoir dévorés. Pas de sa propre gueule béante, mais par l’action non calculée de sa puissance et, peut-être — de la peur. Car protéger les siens n’est possible qu’au prix de sacrifices. Cela, elle l’accepte avec la force tranquille d’un monolithe, et ne se pose guère les mêmes questions qui tourmentent les esprits éclairés d’une fin de siècle.
La chose déambule, son pas lourd et séculaire se traduisant en échos qui viennent frapper les parois alentour. Au-dessus pendent d’étranges objets de verre et de métal, et lorsqu’elle les frôle du sommet de son crâne, ils tintent comme des carillons. Ce ne sont que des lampes, depuis longtemps vidées de leur huile ; le reliquat d’aucun wailord ne les a remplies depuis des années.
Elle avance sans discontinuer, propageant sa chaleur comme un faisceau dans ces tunnels obscurs. Ses yeux luisent d’un éclat déterminé que rien ne saurait détruire. Ses aspirations et ses aspérités ne font qu’un, taillées dans la roche dure de son corps, accumulée au gré des décennies tandis que d’autres yeux de feu se sont éteints au fond des galeries.
S’il faut franchir les frontières qui la séparent du monde d’en haut, elle le fera. Rien n’est plus sacré ici-bas, dans les veines de la terre, que le sang familial qui y coule.
Inévitablement, la créature se retrouve face à une paroi qui semble impénétrable. Qu’importe, au fond ; les barrières sont faites pour être détruites.
***
Le silence est d’une lourdeur de plomb.
Billie scrute, par l’étroite fenêtre, les rayons du soleil. L’été n’est pas encore fini. S’il n’apporte guère beaucoup de chaleur sur la région, elle peut au moins s'enivrer quelques instants de la lumière naturelle. Les visites aux blessés paraissent presque moins macabres en dehors des souterrains. Elle se réjouit vaguement que les convalescents soient transférés dans des baraquements extérieurs.
Thomas est assis à côté d’elle, muet comme un magicarpe. Ils se parlent peu, mais la jeune femme fait de son mieux pour soutenir son frère. Sur le lit auprès duquel ils sont installés repose le machopeur à la jambe manquante ; malgré la douleur qu’il doit ressentir en permanence, c’est surtout son partenaire humain qui semble porter le poids de cet accident sur le dos.
Il a repris le travail quelque temps plus tôt, l’administration lui ayant assigné un nouveau coéquipier. Elle juge opportun de ne poser aucune question à ce sujet pour ne pas le froisser, même si elle est quelque peu curieuse de savoir si c’est au moins une autre espèce. Il ne supporterait certainement pas de faire équipe avec un machopeur qui n’est pas le sien.
Billie lui jette un regard en coin. Il paraît négligé ; mange moins et ne prête plus aucune attention à son reflet fantomatique quand il le croise dans des miroirs. Il garde les yeux rivés sur la silhouette allongée de son partenaire de toujours. Ses poings sont crispés sur ses genoux, et elle sent à la tension dans sa posture qu’il n’aimerait rien de plus que hurler à s’en déchirer les cordes vocales.
Sentant la patte de son minotaupe l’effleurer, l’ouvrière se tourne vers lui. Elle n’est pas certaine de parfaitement déchiffrer son expression, mais elle se doute de ce qu’il lui demande. De parler à Thomas pour essayer de rendre les choses moins pénibles.
Dommage qu’elle n’ait jamais cru aux miracles. Parfois, elle songe que cela serait plus simple si Arceus pouvait réellement résoudre tous les problèmes. S’il suffisait d’allumer des cierges et de prier pour Sa clémence ! Elle se souvient qu’Il n’a pas fait grand-chose quand leur père s’est retrouvé bloqué au fond d’un trou ; quand leur mère a passé des heures à prier pour qu’on l’en sauve.
La voilà, aujourd’hui : amère et portant sur son dos le poids de toute sa famille.
Quelque chose d’autre la préoccupe, mais elle ne sait si en parler est une bonne idée. Elle l’a vu parler avec cette femme plus d’une fois — cette Lenore Miller aux belles boucles rousses. Considérant sa réputation d’agitatrice, cela ne lui dit rien qui vaille.
— Thomas, essaie-t-elle, parlant à voix basse pour ne pas déranger les autres convalescents. Je sais que ce n’est pas vraiment le moment idéal pour en parler, mais qu’est-ce que tu trafiques avec cette… apprentie révolutionnaire ?
Elle espère que le vitriol qui laisse un drôle de goût dans sa bouche ne coule pas trop sur ses paroles. Le jeune homme lui adresse un regard étonné.
— Quoi ?
— Madame Miller. Je t’ai vu avec elle plusieurs fois. Pas que tes fréquentations me regardent, mais… écoute, ne va pas t’attirer des problèmes.
Billie s’attend à ce qu’il s’énerve ou se renferme davantage, mais à sa grande surprise, il se contente d’un soupir las. Ce geste seul semble le vieillir de dix années.
— Je me doutais bien que tu finirais par me faire la morale.
— Alors j’aurais vraiment une bonne raison de m’inquiéter ? s’enquit-elle.
Thomas déglutit, peinant à dissimuler son malaise. Sa sœur s’interroge. Il n’a jamais su mentir décemment, bien sûr, mais cela ne signifie pas qu’il a vraiment quelque chose à se reprocher. Les intentions de cette femme ne sont pas mauvaises, à première vue — elle serait hypocrite de le penser après avoir signé sa liste. Non, ce n’est pas tout à fait cela qui l’inquiète le plus.
— Tout le monde sait que le directeur a rejeté sa proposition de réduire les heures de travail. J’ai peur que…
— Que ? s’enquit son frère, fronçant les sourcils.
— Qu’elle essaie d’autres méthodes pour le convaincre de l’écouter. Je n’en sais rien. Avec tous ces gros bras et leurs molosses qui traînent, je doute qu’elle prépare une grève. Non, je m’attends à pire.
Le jeune mineur reste muet. Elle remarque que ses mains sont toujours aussi crispées sur ses genoux, malgré le calme apparent qui habite ses traits. Billie se réjouit presque que son machopeur soit endormi ; qu’il n’ait pas à voir son partenaire dans un état pareil. Le minotaupe, lui, semble absorber la tension qui règne entre eux.
— Imagine qu’elle prévoie une attaque, ou je ne sais quoi, insiste l’ouvrière.
Elle se fige, réalisant le poids de ses paroles, et pose une main sur le bras de son frère.
— Attends ! Ces éboulements, ce ne sont peut-être pas des accidents.
— Qu’est-ce que tu racontes ? s’emporte Thomas. Tu crois vraiment qu’elle s’amuse à faire exploser les tunnels ?
— Parle moins fort, chuchote Billie. Qu’est-ce que j’en sais ? Peut-être que le premier accident — ton accident — aurait pu l’inspirer. Réfléchis. Si les galeries s’effondrent, on ne risque pas de travailler autant. Ni nous, ni nos partenaires.
Thomas ne dit rien. Il serre tellement fort ses poings sur ses genoux que ses jointures en deviennent blanches. Sa sœur s’en veut de suggérer une idée pareille. Au fond, elle n’y croit pas vraiment. Mais la possibilité que cette femme le manipule pour arriver à ses fins lui fait horreur.
Finalement, elle voit la tension se réduire dans la posture de son frère. Il la regarde et ses yeux qui ont la même couleur verte que les siens la traversent de part en part.
— Ce serait peut-être mieux comme ça, siffle-t-il entre ses dents.
Il ne dit plus rien d’autre. Son attention se porte exclusivement sur son coéquipier blessé. Se sentant de trop, elle préfère le laisser seul.
***
Voilà quelques jours qu’elle n’a pas pu se réfugier dans le calme des galeries supérieures. Les propos de Thomas rongent ses nerfs, et elle éprouve le besoin de retourner là où elle se sent un tant soit peu en paix.
D’un pas vaguement nerveux, Billie se dirige vers l’hôpital sitôt que la sirène annonçant la pause déjeuner résonne. Son minotaupe la suit sans discuter, aussi curieux qu’elle de connaître l’état du charbi depuis leur dernière visite.
Quelque part, elle se réjouit aussi d’échanger à nouveau avec le docteur— Lawrence, se corrige-t-elle, s’autorisant à cette familiarité pour elle-même. Elle ne sait au juste s’il se rappelle son geste idiot ; ce frôlement de sa paume contre sa main froide. C’est là que la terre s’est mise à trembler, qu’une panique viscérale l’a saisie et poussée à s’éloigner. C’est peut-être mieux ainsi.
C’est une agitation inhabituelle qui l’accueille à son arrivée. Elle aperçoit des infirmiers et des leveinards courir de droite et de gauche ; certains arborent des taches de sang sur leurs blouses. Elle frissonne et songe à arrêter l’un d’eux pour obtenir plus de détails, mais se ravise. Quelle que soit leur urgence, elle ne ferait que gêner leur travail. Son minotaupe pousse un cri inquiet, et elle se force à sourire pour le rassurer.
Du reste, personne ne s’étonnerait plus de la voir ici. Elle fait comme partie du paysage, maintenant, bien qu’elle s’évertue à ignorer les douleurs des autres. L’on ne questionne pas davantage sa présence que celle d’autres mineurs, même quand elle passe son temps avec un homme de science plutôt qu’à veiller un patient.
La porte qui mène au bureau du médecin-chef est entrebâillée, si bien qu’elle ne prend pas la peine de frapper. Une odeur de produits chimiques se mêle aux relents plus familiers d’une fumée de cigarette, et à ce curieux parfum souterrain si caractéristique des mines qui colle au charbi. L’air est épais, presque étouffant. Elle entre et repère tout de suite la créature à sa place habituelle.
Lawrence ne l’a pas entendue arriver ; elle l’aperçoit penché près de son bureau de fortune, un filet de fumée pendu entre les lèvres, ses mains blanches noircies d’encre. Juché sur la table, son tritox ne cesse d’observer, jusqu’à ce que ses yeux venimeux repèrent la jeune femme. Le petit cri qu’il pousse suffit à alerter son dresseur.
Billie note qu’il paraît surpris de la voir. Son regard trop bleu s’illumine un instant. S’il semble aussi soigné qu’à son habitude, elle décèle toutefois les signes de l’épuisement dans sa posture et sa pâleur.
Il éteint précipitamment sa cigarette et lui serre la main — avec le professionnalisme qu’elle lui connaît, rien d’autre.
— Je ne vous attendais pas aujourd’hui, je— je ne savais pas si vous alliez revenir voir le charbi, dit-il, l’air gêné.
— Je comptais venir, se justifie-t-elle, mais le temps m’a manqué. Il se passe tellement de choses en ce moment… Peut-être que je devrais repasser demain ? Je vois que vous êtes tous débordés.
— Non, non.
Lawrence jette un coup d'œil furtif à sa montre de poche, et lui glisse un sourire d’excuse. Elle se demande s’il s’agit du même genre de politesse, ou de quelque chose d’autre, maintenant ; et peste contre elle-même de se laisser si facilement séduire par leurs différences.
— C’est vrai que nous sommes occupés, mais je vous assure que vous êtes toujours la bienvenue si—
Un coup contre la porte métallique l’interrompt, et laisse penser à Billie qu’elle ferait sûrement mieux de s’en aller.
— Docteur, annonce un infirmier, on a besoin de vous une minute. Si vous voulez bien…
— Tout de suite.
Il se tourne un instant vers Billie. Le sérieux remplace subitement sa réserve face à son devoir, et accentue les contours anguleux de son visage fatigué. Ses yeux pâles se cernent de noir et cela ressemble presque trop à du charbon sur sa peau de marbre. Le tritox, lui aussi, la scrute, mais avec une expression qui lui laisse entendre que la créature est moins aveugle que son maître.
— Je vous en prie, restez autant que vous voulez avec le charbi. Le temps de régler quelques urgences, et je reviens.
— Oh, je ne voudrais pas vous déranger, répond-elle, incertaine.
Il lui assure qu’il n’en est rien avant d’attraper une sacoche et de disparaître dans la galerie-hôpital, son partenaire dans son sillage. Elle entend le son de ses pas précipités, et puis plus rien d’autre que les râles des blessés et les cliquetis de leurs sinistres opérations. Elle frissonne, malgré la température ambiante agréable et la faible chaleur émise par la créature secourue.
Elle capte un regard de son minotaupe ; y lit la même chose que dans celui de la salamandre, et s’agace de constater qu’il est si facile de percer la croûte de ses pensées.
Plutôt que de s’en formaliser, elle attrape la chaise qui traîne près du bureau et s’y assoit à proximité de la table où repose leur nouvel ami. Elle n’espère plus tellement profiter du calme d’une conversation — pas avec ces bruits constants à l’extérieur, et le sentiment d’urgence qui plane sur l’ensemble de la galerie.
Elle n’ose pas examiner le charbi de trop près en l’absence du docteur, de peur de le blesser ou de l’effrayer. Mais quelque chose l’étonne dans son regard, aujourd’hui ; d’ordinaire si vif, l'œil de feu semble terni par des ombres soucieuses. Billie ne saurait en jurer, mais elle croit voir l’écorce charbonneuse de la créature trembler imperceptiblement.
Avec une extrême prudence, elle s’en approche, veillant toutefois à ne pas laisser ses mains propres effleurer la surface chaude et charbonneuse. Il n’y a pas trace d’une blessure ou d’une cassure le long des aspérités de la créature. Elle aimerait écarter avec certitude toute possibilité de douleur physique, mais sans le savoir requis, elle ne peut que contempler, impuissante, le mal-être du pauvre charbi.
Son minotaupe aussi semble inquiet de voir leur protégé dans un tel état. Il tapote la table du bout de ses griffes pour attirer son attention. De fait, l'œil solaire se tourne aussitôt vers l’autre bête, et cette vision semble — l’éclair d’un moment — redonner un peu d’énergie à ce regard. La jeune femme préfère ne pas se réjouir trop vite.
Elle attend avec une certaine anxiété le retour de Lawrence, et se prend encore à regretter de ne pas posséder de montre. Elle ignore combien de temps s’est écoulé lorsqu’il revient ; elle est rassurée de ne pas voir de sang sur ses mains ou sa chemise.
— Pardonnez-moi, dit-il, avant de se rendre compte de son expression. Quelque chose ne va pas ?
Billie hausse les épaules et désigne le charbi d’un mouvement de tête.
— Vous ne trouvez pas qu’il a l’air différent ? s’enquit-elle, une pointe d’inquiétude dans la voix. Plus nerveux. Je n’ai pas l’impression qu’il soit blessé ou quoi que ce soit, mais… c’est vous le docteur.
L’homme de science rajuste ses lunettes et entreprend d’examiner la créature. Son tritox, perché sur la table, scrute le manège avec intérêt ; lui aussi s’est plutôt entiché de cet étrange compagnon. La jeune femme ne peut s’empêcher de remarquer un pli soucieux dans le front du médecin lorsqu’il a terminé.
— Je ne sais pas trop comment l’expliquer, admet-il. Quant à ce qu’il faudrait faire de lui, je ne suis pas plus avancé. C’est peut-être un jeune charbi qui a été séparé de ses congénères.
Il émet un soupir et passe une main dans ses cheveux.
— Pour être honnête, je dois dire que cela me dépasse un peu.
— Peut-être que c’est à cause des éboulements qu’il a peur ?
— Oui… c’est une possibilité. S’il est né dans ces cavernes, il vit peut-être ces changements comme une menace. Je vais essayer de — il rejoint son bureau à grandes enjambées et griffonne quelque chose sur un morceau de papier — me renseigner sur les charbis dès que possible.
Billie hoche la tête, ne sachant trop quoi faire d’autre. Elle est tout à fait hors de son élément lorsqu’il s’agit de biologie, de médecine, et de toutes ces questions scientifiques qu’elle a laissées sur les bancs de l’école.
Ces histoires d’éboulements, toutefois, lui restent en travers de la gorge. Elle en voudrait personnellement aux mines si elle ne savait pas que c’était la faute des administrateurs et de leurs maudites machines. Cela lui rappelle leur conversation précédente, et ce que Lawrence a dit… Elle n’a pas eu le temps de l’interroger à cause de la sirène.
— Et, hum, cette secousse qu’on a entendue l’autre fois, vous savez… Vous pensiez que ce n’était pas une machine. Qu’est-ce que c’était, alors ?
— Je l’ignore, admet-il à mi-voix. Mais je me demande si…
— Quoi donc ?
— Ah, comment dire… Je ne voudrais pas vous alarmer, mais je pense que l’exploitation des mines a réveillé quelque chose là-dessous. Peut-être rien de plus qu’une réaction en chaîne due à un premier éboulement. Ou alors — il hésite, resserrant nerveusement son nœud de cravate — une créature qui vit dans les galeries les plus profondes.
Billie laisse échapper un rire incrédule ; le son éclate comme une fausse note dans sa gorge.
— Une créature ? Mes collègues les plus superstitieuses seraient ravies de vous l’entendre dire. Elles racontent toutes sortes d’histoires sur des choses qui hantent la mine et y rôdent la nuit.
— Est-ce que vous trouvez cela si improbable ? demande-t-il, sans trace de malice dans la voix. Sir Pendleton m’a dit qu’une partie de la mine avait été condamnée il y a des années, suite à un accident.
La jeune femme hoche la tête. Elle ne le sait que trop bien — cet accident, qui continue à lui démanger la peau comme une plaie mal cicatrisée, lui a pris son père.
— Même si cet endroit n’est théoriquement plus accessible, poursuit Lawrence, je suppose qu’il y reste quand même des traces de vie. Je ne sais pas. Ce ne sont que des spéculations et je serais bien en peine d’aller les vérifier. La théorie a ses limites, même pour nous autres chercheurs.
— Peut-être… Mais ça m’inquiète. Toutes ces secousses, je veux dire. Ça m’a vraiment l’air de perturber le charbi…
Songeur, l’homme de science reporte de nouveau son attention sur la créature charbonneuse. Billie de même, et elle se rend compte à quel point son regard a changé depuis le moment où elle l’a sortie de l’alcôve naturelle où elle était coincée. Cela lui fait un pincement au cœur.
Le docteur s’éclaircit la gorge. Elle se force à détacher son attention du charbi pour le regarder, et lit dans ses yeux pâles la même inquiétude qu’elle ressent.
— Je vous promets de faire de mon mieux pour arranger son état, dit-il. Je vois bien que c’est important pour vous.
Billie est presque surprise qu’il s’en soit rendu compte. Malgré son rôle crucial dans la gestion des mines, il lui donne surtout l’impression d’être distrait dès lors qu’il ne s’agit pas de son travail. Elle se sent flattée de l’attention qu’il lui porte, et se demande si c’est un bon signe.
Il n’oppose à sa crasse qu’une écrasante pâleur ; à sa médiocrité héréditaire, qu’une élégante érudition. C’est presque dérisoire, se dit-elle, devant la certitude absolue qu’il y a quelque chose de plus entre eux qu’une cause commune. Même leurs partenaires semblent s’en rendre compte. Elle le remarque à la manière dont les tensions se sont apaisées. Comme une trêve bienvenue après de longues négociations. Il n’y a que lui, si brillant, pour ne se rendre compte de rien.
Une soudaine impulsion la pousse à saisir son poignet osseux, et à sourire de l’ironie qui fait que cette fois, c’est elle qui a les mains immaculées. Elle s’en moque, au fond. Que le noir vienne ternir sa peau, tant qu’il n’éteint pas ses yeux.
Il ne manifeste qu’un étonnement compréhensible face à son geste.
— Miss O’Regan—
— Billie, corrige-t-elle sans le quitter des yeux.
Elle le voit ouvrir la bouche ; hésiter, alors que quelque chose de nouveau paraît briller dans son regard ; il ne repousse pas sa main.
— Billie, répète-t-il doucement, comme pour éprouver les contours de son nom.
Il prononce son prénom pour la première fois, et c’est assez pour lui faire oublier tout le reste ou presque. Ensevelies sont les mines sous leur manteau de crasse. Seul demeure un œil solaire et la pluie de ses battements de cœur.
C’est autant par calcul que dans un brusque élan de courage qu’elle clôt la distance entre eux ; les grahyèna se repaîtront de la bienséance qu’elle jette volontiers aux orties. Si elle le sent d’abord surpris, cela ne dure qu’un instant avant qu’il ne réponde à son étreinte et que leurs souffles s’entremêlent. Elle sourit contre ses lèvres, de sentir ses mains soudain maladroites effleurer son dos.
Billie n’est plus au fond d’une mine, mais sous le soleil de plomb d’une île dont elle peine à se rappeler le nom — il y a des palmiers, des oiseaux exotiques et un volcan près duquel rôdent des tritox. C’est à ces lointains rivages d’Alola qu’elle pense en s’accrochant à son gilet. Pourtant, il a le goût de la ville sur la langue.
Elle ne s’éloigne qu’à regret mais garde ses mains fermement crispées, peut-être de peur qu’il ne s’échappe. Ses yeux trop bleus orbitent comme deux planètes autour de leur soleil.
Il a le rouge aux joues et le souffle coupé — l’air si timide qu’il paraît maintenant plus jeune qu’elle. Billie voudrait s’amuser de voir un peu de couleur sur son visage pâle, mais compte tenu des circonstances, son sourire est faible et n’atteint pas ses yeux.
— Hum, je— je ne sais pas quoi vous dire—
À présent, il a presque la même teinte chaleureuse que l'œil du charbi. Quelque chose dans cette réserve la touche en plein cœur. Cela lui fait sentir que, pour lui, elle n’est pas si complètement inadéquate ; qu’il y a peut-être un espoir pour une vie meilleure hors de ces étouffantes galeries, pour elle et son minotaupe. Elle veut croire cette réalité tangible, autant que la chaîne de montre qu’elle effleure du bout des doigts.
— Ne dites rien, alors, décide-t-elle.
Il rit, et cela lui paraît résonner dans sa tête comme le son qu’elle a toujours voulu entendre. Elle a oublié la voix de son père et les éclats cristallins de sa mère ; les borborygmes de son partenaire quand il n’était encore qu’un rototaupe. Cela, le simple écho de son rire — c’est la musique de ses sentiments, jouée sur des cordes sensibles qu’elle découvre alors que son cœur s’enfle comme un orchestre.
Si seulement elle n’était pas une vulgaire ouvrière condamnée par sa lignée ; alors elle s’enivrerait de son sourire et de la couleur de ses yeux sans arrière-goût de culpabilité.
Ses cheveux sont noirs, mais déjà teintés d’une couche de cendre grisâtre. Elle y enroule ses doigts sans effort, et lentement savoure l’existence d’une touche de clarté dans son monde obscur. Elle sent le souffle hésitant de l'homme de science qui saccade contre son cou. Son pouls qui bat contre ses tempes au rythme de lointains coups de pioche. Elle enfouit son visage dans la blancheur obscène de son col et se demande quelle couleur lui réserve l’avenir.
C’est un bleu vif qui se grave sur l’envers de ses paupières.
Cela ne dure qu’un instant. Jusqu’au prochain spasme de la terre— plus fort ; plus proche.
***
Plus bas, le labeur continue.
Tous les dresseurs de dunaja et de dunaconda se sont vus réquisitionnés par l’administration. Les éboulements récents ont obstrué l’une des galeries majeures et le directeur a estimé urgent de la déblayer.
Du fait de ses capacités de meneuse, les autres membres de l’équipe placent leur confiance en Lenore Miller pour diriger le chantier. Elle s’en charge d’une main de maître, coordonnant les actions des dresseurs et de leurs partenaires. Nul besoin de la puissance dévastatrice des machines ou du travail plus fin des manieurs de pioche ; ici, il ne s’agit que de creuser pour rouvrir un passage stratégique.
Son propre dunaja se joint au mouvement. Habitués à vivre dans les sous-sols, ces serpents sont probablement les meilleurs atouts des mineurs chargés de veiller à l’entretien des tunnels. Ils assurent la besogne avec davantage de précision que les minotaupes. Si tout se passe comme prévu, ils n’en auront pas pour beaucoup plus de deux heures.
Le temps est long, cependant, lorsque l’on s’épuise à la tâche. Même si la participation des ouvriers humains se limite à donner des directives et à avancer en même temps que leurs coéquipiers, chacun ressent la lassitude jusqu’au fond de ses os. Les plus âgés entendent leurs articulations craquer.
Lenore elle-même n’en mène pas large. Non contente d’exercer à plein temps dans l’enfer noir des mines, elle passe le plus clair de son temps libre à rallier des soutiens ; organiser des réunions et rédiger des pamphlets l’occupe souvent jusqu’aux dernières heures de la nuit. Les résultats ne sont certes pas à la hauteur des attentes, mais elle ne désespère pas de faire plier le directeur et la cohorte d’actionnaires qui l’agitent comme une vulgaire marionnette en costume rayé.
Elle ne quitte pas des yeux son partenaire alors qu’il creuse sans relâche. Cela fait quinze ans qu’ils vivent pratiquement sous la terre, se tuant au travail six jours par semaine pour s’offrir un toit et de quoi manger. Ses rêves de nature et d'élevage de moumoutons lui semblent bien lointains à présent ; ni son mari ni elle n’ont plus la force de s’autoriser à espérer autre chose. Les mines de charbon, pour eux, ne sont que le reflet crasseux de l’industrie qui dévore Galar un peu plus chaque année.
Bientôt, il n’y aura plus de place pour rien d’autre que la noirceur de la houille et la fumée crachée par des usines malades.
Elle en est là de ses ruminations lorsqu’elle croit entendre quelque chose. Un son qu’elle peine à identifier se répercute contre le métal de son casque, si bien qu’elle a l’impression de porter une cloche d’église sur la tête. Elle le retire prudemment pour s’assurer qu’elle ne rêve pas, et—
Il y a comme un coup de tonnerre.
Et l’instant d’après, un fracas devenu presque trop familier ; un éboulement. Lenore l’entend envahir ses oreilles, d’abord lointain puis, comme s’il se rapprochait, de plus en plus fort. Cela ne dure pas longtemps. Guère plus d’une trentaine de secondes. C’est suffisant pour alerter tout le monde. Les à-coups du travail s’arrêtent. Même les serpents cessent toute activité pour se recroqueviller auprès de leurs dresseurs. Et le silence reprend ses droits dans la galerie.
Jusqu’à ce que les uns et les autres se mettent à échanger à voix basse. La panique est manifeste dans chaque timbre. Et légitime, sans doute : personne ne souhaite se faire ensevelir dans un tel tombeau.
— Calmez-vous, s’il vous plaît, intime-t-elle au reste de son équipe.
Son ordre a au moins le mérite d’apaiser les rumeurs étouffées. Elle voit bien, cependant, comme les visages sont crispés par une peur viscérale des mines qu’ils charcutent depuis des années.
— Nous allons évacuer le tunnel calmement, annonce-t-elle, au grand soulagement de chacun. Rassemblez tout votre équipement et surtout, pas d’imprudence.
Malgré son injonction, tout le monde se montre pressé de récupérer ses affaires. Des mains sales s’enroulent autour des poignées de lampes à huile, et de nombreuses créatures serpentent au milieu de toute cette agitation. Lenore couvre de nouveau ses boucles rousses sous son casque, et le regrette presque aussitôt.
Cette première secousse n’était rien qu’un avant-goût.
Elle sent, presque plus qu’elle n’entend, une explosion. Une vague odeur désagréable lui envahit les narines et ses oreilles bourdonnent. Les autres souffrent aussi des mêmes effets. Mais ce sont leurs partenaires à tous qui encaissent le moins bien le choc. Ils s’enroulent tous sur eux même, prostrés, leurs corps écailleux secoués de tremblements qu’ils ne savent pas contrôler.
Tous les travailleurs oublient alors leur prudence pour s’élancer vers la sortie de la galerie. Ils se cognent les uns contre les autres, trébuchent, jurent et halètent sous le poids de leur équipement. Une lampe tombe et se brise dans un fracas, laissant s’écouler son odorante huile de wailord. Les dunajas et dunacondas reprennent vite leurs esprits, aidés par leurs dresseurs — au milieu de tout ce chaos, Lenore se réjouit au moins de les voir si solidaires.
Elle court elle aussi, oubliant jusqu’au but de leur excursion dans cette partie reculée des souterrains. L’importance de leur tâche, à présent, lui passe tout à fait au-dessus de la tête. Elle ne pense qu’au danger auquel ils s’exposent, jour après jour ; eux et leurs coéquipiers. Elle ne pense qu’à cela alors que ses muscles brûlent, ses jambes luttant contre les pentes et les aspérités.
Loin au fond des tunnels, d’autres secousses résonnent contre les parois et les plafonds. L’ouvrière ne saurait dire s’il s’agit d’éboulements ou d’autre chose. Ce son si caractéristique entendu juste avant lui laisse penser qu’il ne s’agit pas d’un simple glissement de terrain.
Elle frissonne en pensant aux implications d’une véritable explosion, mais n’a pas le temps de s’interroger davantage.
La plateforme censée les ramener vers les galeries supérieures est déjà encombrée par la majorité de son équipe. Lenore se retourne pour s’assurer qu’il n’y a personne d’autre derrière elle, et accueille la bonne nouvelle avec un soupir de soulagement. Elle et son dunaja se serrent tant bien que mal auprès des autres ouvriers alors que quelqu’un actionne l’ascenseur.
Ils ont tout juste le temps de remonter avant qu’une autre explosion, plus terrible encore, ne secoue l’ensemble de la mine.