[T] Une tasse de thé
Lucille et moi survolons le Désert de Doranthe dans un silence presque absolu. Seuls les battements d'ailes réguliers de Dracaufeu viennent perturber la quiétude de notre traversée.
Des pensées contradictoires se bousculent dans mon esprit. Je voudrais pouvoir revenir en arrière pour m'abstenir de raconter la vérité à mon amie et mener ainsi à bien mon plan initial, mais ces aveux semblent m'avoir soulagé d'un poids qui compressait ma poitrine.
Lucille pense qu'il est possible de sauver sa mère. Elle ne me laissera pas lui faire du mal tant que nous n'aurons pas tout mis en œuvre pour la ramener à la raison. J'ai accepté les termes de son contrat en sachant pertinemment que ce ne sera pas possible.
Marianne est au-delà de toute rédemption.
– Les arbres... souffle mon amie en désignant les bois qui se dessinent au loin. Ils sont... noirs ?
Mon visage s'assombrit tandis que j'embrasse du regard la Forêt d'Obscurance. Cet endroit sinistre me donne la chair de poule, et j'hésite un instant à maintenir notre allure pour rallier directement Lunapolis.
– C'est un vert très foncé... je réponds en resserrant machinalement mes bras autour de sa taille. On s'arrête près de la lisière pour trouver un point d'eau, puis on repart très vite.
Dracaufeu commence à faiblir. La chaleur étouffante du désert et la réverbération du soleil sur le sable sont autant de facteurs qui rendent le vol difficile. Les Pokémon Feu offrent certes une bonne résistance à ces condition extrêmes, mais ils ont eux aussi besoin de se réhydrater.
Lucille acquiesce avant d'amorcer la descente. Elle oriente habilement mon dragon et s'amuse même à lui faire décrire des courbes dans les airs avant de le poser tout en douceur.
– Quelle maîtrise ! je taquine sans pour autant feindre mon admiration.
Ma maigre tentative pour détendre l'atmosphère ne suscite aucune réaction, mais je ne m'en offusque pas et bondis du dos de ma monture pour regagner la terre ferme.
Ma protégée me lance un regard noir lorsque je lui tends le bras pour l'aider à descendre.
– Ça n'a rien à voir avec mon côté surprotecteur... je lance avant qu'elle n'ait le temps de protester. C'est juste que tu es blessée à la cheville. Et je n'ai pas envie de traîner un boulet.
Lucille accepte mon aide à contrecœur et ne peut s'empêcher de grimacer en posant son pied sur le sol. Je la fais immédiatement s'asseoir sur l'herbe et retire chaussure et chaussette pour examiner tout ça de plus près.
Sa cheville a triplé de volume.
– Ça ressemble à une entorse... je déclare en sortant aussitôt un rouleau de bandage de mon sac à dos. Je vais faire un strap pour immobiliser ton pied, et on va appliquer un peu de glace par-dessus avant de repartir. Ce n'est pas l'idéal, mais ça fera l'affaire en attendant de rejoindre la ville.
Mon amie acquiesce sans faire de commentaires. Elle observe avec minutie chacun de mes gestes et serre les dents lorsque je viens enrouler la bande adhésive autour de son pied.
– C'est trop serré ? je demande avec une moue soucieuse.
Lucille secoue la tête et appuie légèrement de chaque côté de sa cheville pour s'assurer que celle-ci est bien maintenue.
– Non... souffle-t-elle. Ça va, merci. Je ne savais pas que tu étais aussi secouriste, à tes heures perdues.
Je m'autorise un sourire discret avant de ranger mon matériel dans mon sac. J'appelle ensuite Tortank et lui demande de lancer un Laser Glace sur un carré d'herbe non loin de nous.
Ce vieux grincheux lance son attaque depuis sa carapace sans daigner sortir sa tête.
– Qu'est-ce qu'il a ? demande Lucille en fronçant les sourcils. Il est... timide ?
Je pousse un léger soupir et m'approche de mon partenaire pour taper trois coup sur son armure. Ce dernier m'ignore délibérément.
– C'est pire que ça... je réponds d'une voix teintée de regret. Tortank a la phobie des êtres humains. Son premier dresseur le maltraitait sévèrement.
Mon amie me lance un regard horrifié. Elle ne conçoit pas plus que moi que l'on puisse faire du mal à des Pokémon.
– Je n'ai jamais su lui ôter cette peur... j'ajoute sombrement en le rappelant dans sa Pokéball. Il faut dire que je ne suis pas non plus un modèle de sociabilité.
Lucille ne cherche pas à me contredire. La plupart des décisions que j'ai prises depuis notre rencontre se sont révélées désastreuses, et ce n'est certainement pas en quelques semaines à son contact que je pourrai rattraper dix longues années d'exil solitaire.
– Raconte-moi plutôt ton histoire... me dit-elle en cassant un bloc de glace qu'elle vient poser sur sa cheville. Je veux tout savoir.
Je plonge mon regard dans le sien et réfléchis un instant à ce que je pourrais lui dire. Il y a tant de choses à raconter que je ne sais même pas par où commencer. Un roman de soixante chapitres ne suffirait sans doute pas à relater toutes mes aventures.
– Tu peux essayer de commencer par le début... soupire mon amie en devinant le fond de ma pensée. J'aimerais comprendre comment un jeune garçon de quinze ans ait pu devenir...
Elle me détaille des pieds à la tête avec une moue perplexe.
– Ça... achève-t-elle avec un haussement d'épaules.
Je lui lance un regard noir avant de m'asseoir à mon tour sur l'herbe humide. La perspective de cette conversation ne m'enchante pas du tout, mais je n'ai pas l'intention de revenir sur ma promesse.
– Il était une fois... je commence en lui lançant un coup d'œil provocateur. Non, je plaisante. Quand mes parents ont emménagé en Arkephyr, pour raisons professionnelles, je n'étais pas destiné à devenir dresseur de Pokémon. C'était plutôt le truc de Michael, qui ne tenait pas en place à l'école et exaspérait tout le monde.
Ça n'a pas beaucoup changé. Il semblerait que mon frère soit resté égal à lui-même depuis tout ce temps.
– Ma famille avait d'autres projets pour moi... je lâche avec un sourire amer. J'étais promis à de longues études pour devenir médecin... ou avocat. Avec un niveau aussi brillant que le mien, il ne pouvait bien évidemment pas en être autrement.
C'est ce que ne cessait de répéter mon père, qui était à la tête de la plus grande compagnie ferroviaire du pays tout entier. Il avait construit son empire à partir de rien et s'attendait à ce que je fasse au moins aussi bien que lui.
– On dirait que ça ne s'est pas passé comme prévu... murmure Lucille.
Mon sourire se teinte de nostalgie.
– C'est le moins que l'on puisse dire. Nous étions en vacances chez ma cousine, à Cryslanthos, lorsque Michael a voulu capturer son premier Pokémon. Il avait acheté deux Pokéball en secret, et il m'a demandé de l'accompagner dans les montagnes. C'est là-bas qu'il a trouvé son Minidraco. Et c'est aussi ce jour-là que j'ai fait la connaissance de Pikachu. Et que tout a changé pour moi.
Je m'en souviens comme si c'était hier. Les Pokémon ne m'inspiraient rien d'autre que de l'indifférence, mais cette rencontre avec Pikachu avait fait voler en éclat mes idées préconçues et bousculé toutes mes certitudes.
– Notre voyage initiatique a commencé sur une fugue... je continue en baissant les yeux d'un air un peu honteux. Je n'avais pas le courage de confronter directement mes parents, alors je leur ai laissé une lettre en leur expliquant que je souhaitais voyager avec mon frère pour découvrir la région, et que je reviendrais ensuite pour reprendre mes études.
Ni mon père ni m'a mère n'ont cherché à me contacter depuis ce jour. Ma trahison était impardonnable.
– Pour la première fois de ma vie, je me suis senti libre... j'explique néanmoins avec un légère pointe de culpabilité. Voyager dans la nature aux côtés des Pokémon m'a procuré un sentiment indescriptible. J'étais là où je devais être, tout simplement.
Lucille hoche la tête d'un air compréhensif. Je ne suis pas certain qu'elle approuve mon attitude à l'égard de mes parents, mais elle ne semble pas vouloir m'interrompre et me laisse poursuivre mon récit.
– Michael et moi sommes devenus inséparables. Nous avons trouvé la complicité qui nous manquait lorsque nous étions enfants. Il était à la fois mon meilleur ami et mon rival. Et puis nous avons fait la rencontre de Juliette.
Mon cœur s'emballe légèrement à l'évocation de son nom. Mon frère m'a assuré qu'elle avait survécu à l'explosion du centre commercial, et qu'elle lui donnait parfois de ses nouvelles. Mais lorsque je l'ai interrogé sur sa localisation, il n'a pas été capable de me renseigner. Ou peut-être ne l'a-t-il pas voulu.
Lucille brûle d'envie de me bombarder de questions sur celle que je considérais autrefois comme une âme sœur, mais elle a la présence d'esprit de s'en abstenir et conserve un visage impassible.
– Nous formions un trio improbable... je poursuis avec un faible sourire. Michael ne jurait que par les dragons et s'absentait parfois plusieurs jours pour trouver la perle rare. Il réapparaissait ensuite comme si de rien n'était, puis disparaissait à nouveau.
Les champions d'arène avaient même appris à nous craindre et se passaient le mot. L'un d'entre eux nous avait d'ailleurs proposé de l'affronter en combat trio, plutôt que de devoir nous combattre l'un après l'autre.
Nous étions les étoiles montantes d'Arkephyr.
– Mon frère n'était pas avec nous lorsque nous nous sommes égarés dans cette même forêt, j'ajoute d'un air sombre. Nous n'avions pas encore de Pokémon capables de voler à cette époque, et nous avons erré pendant deux jours sans savoir où nous allions. Et puis nous sommes tombés sur un Suicune.
– L'un des trois chiens légendaires ? s'étonne Lucille en haussant un sourcil. Il y avait un Suicune dans cette forêt ?
Je hoche doucement la tête tandis que les souvenirs de ce jour-là affluent en désordre dans mon esprit. Juliette et moi avions eu une réaction similaire lorsque nous nous étions retrouvés face à l'extraordinaire créature.
– Juliette était tellement choquée qu'elle a envoyé une Pokéball pour le capturer... je lance avec un rire bref. Suicune n'a pas bougé, et la capsule a rebondi sur lui sans même s'ouvrir.
– Parce qu'il appartenait déjà à quelqu'un ? devine mon amie avec un air sombre. Il appartenait à ma mère, c'est ça ?
J'acquiesce à nouveau en retrouvant mon sérieux.
– Il ne s'est pas donné la peine d'engager le combat et a préféré s'enfuir. Mais lorsqu'il a jeté un regard en arrière, nous avons compris qu'il voulait qu'on le suive. Alors on l'a suivi.
Qui ne l'aurait pas fait ? La plupart des dresseurs les plus chevronnés parcourent le monde sans jamais apercevoir le moindre Pokémon légendaire.
Nous aurions été fous de ne pas chercher à en savoir plus.
– Suicune nous a conduits dans une magnifique clairière où vivent toutes sortes de Pokémon... je murmure en accrochant le regard de Lucille. Tu te souviens de mon refuge dans la Forêt des Soupirs ?
Ma protégée hoche la tête sans ciller. Elle est suspendue à mes lèvres et semble attendre la suite avec impatience.
– Imagine la même chose... je souffle d'une voix à peine audible. Mais en dix fois plus grand et avec une jolie maisonnette au milieu...
L'endroit était enchanteur. Juliette et moi avions l'impression d'être au beau milieu d'un rêve, et toute la méfiance que nous pouvions ressentir jusqu'alors s'était dissipée à l'instant où nous avions posé les yeux sur ce lieu si particulier.
– Une jeune femme est venue nous accueillir... je continue en pinçant les lèvres. Elle avait un charisme fou et dégageait une aura fascinante. Mais ce n'était pas tant cette jeune femme que le Pokémon qui l'accompagnait qui a retenu notre attention.
– Tu parles de Suicune ? me coupe Lucille en fronçant les sourcils.
Je secoue la tête avec un air grave.
– Non... Je parle de Mew.
Les dresseurs qui ont eu la chance d'apercevoir un Pokémon légendaire au cours de leur existence ne sont certes pas nombreux, mais ceux qui peuvent se vanter d'en avoir vu plusieurs se comptent probablement sur les doigts d'une main.
– Attends... m'interrompt à nouveau mon amie en prenant une profonde inspiration. Je n'arrive plus à suivre. Regirock, Suicune, Mew... Tu es en train de me dire que ma mère possède tous ces Pokémon ? C'est complètement surréaliste !
Je ferme un instant les yeux pour laisser à Lucille le temps d'intégrer ces nouvelles informations. Les Pokémon légendaires ne sont pas supposés se retrouver entre les mains des dresseurs, car ils sont souvent liés de près ou de loin à un écosystème et garantissent l'équilibre de leur environnement – quand ce n'est pas davantage.
– Marianne nous a invités à entrer chez elle pour prendre une tasse de thé... j'ajoute en me remémorant la suite des événements comme si c'était hier. Elle était stupéfaite que quelqu'un soit parvenu à s'approcher aussi près de son sanctuaire.
Je marque une pause et sors la bouteille d'eau de mon sac pour me réhydrater. Toutes ces révélations sur mon passé m'ont donné soif.
– Elle s'est montrée très intéressée par Juliette. Elle soupçonnait mon amie d'avoir le même don qu'elle : celui de voir en rêve les légendes de ce monde. Elle était persuadée que c'était ce don si particulier qui lui avait permis de croiser la route de Suicune.
Lucille devient blême, et je comprends alors que je viens de mettre le doigt sur quelque chose.
– Je... bredouille-t-elle en posant son regard sur sa cheville. Comment a réagi Juliette ?
Sa réaction me laisse penser que ce mystérieux pouvoir lui est familier, et qu'elle n'en avait pas conscience jusque-là. Cela expliquerait que sa fuite l'ait poussée droit sur Regirock.
Je préfère toutefois mettre ma curiosité de côté et décide de poursuivre mon récit pour rester fidèle à ma parole.
– Elle a démenti... je réponds avec une moue songeuse. J'imagine que ta mère a vu en elle la fille qu'elle avait abandonnée quatre ans plus tôt. Mais tu n'avais que huit ans à l'époque. La comparaison avec toi était donc impossible.
Marianne est tout sauf une idiote. Elle savait pertinemment que Juliette ne pouvait pas être sa fille. Et pourtant...
– Qu'est-ce qu'elle a fait ensuite ? demande Lucille avec un léger tremblement dans la voix.
Je laisse malgré moi échapper un rire sans joie.
– Ensuite ? Elle nous a tout raconté dans les grandes lignes. Sa rencontre avec Mew avant ta naissance. Son départ de la maison pour accomplir sa destinée. La création de la Team Fusion pour y parvenir. Elle a absolument tout confessé ce jour-là.
Lucille fronce les sourcils sans comprendre.
– Ça n'a aucun sens... dit-elle en secouant la tête. Ma mère serait la plus grande criminelle de la région, et elle aurait tout balancé à des adolescents autour d'une tasse de thé ? Pourquoi ?
Je m'apprête à lui répondre, mais les mots ne me viennent pas. C'est comme si je n'étais plus en mesure de produire le même son.
– Parce que j'avais projeté de tout leur faire oublier ensuite... susurre une voix douce et mystérieuse.
Un frisson glacial parcourt mon échine lorsque je vois le portrait craché de Lucille avancer tranquillement dans notre direction.
Je porte aussitôt une main à ma ceinture... avant de réaliser avec effroi que mon bras n'a pas bougé d'un centimètre. Mon regard se porte alors sur mes Pokéball, mais la magie qui entrave mon corps semble également bloquer mes Pokémon.
– Tu es si belle... murmure Marianne à l'adresse de sa fille. Quelle joie de pouvoir enfin admirer la jeune femme que tu es devenue.
Lucille semble elle aussi avoir été immobilisée. Elle lance un regard empreint de terreur à sa mère, mais cette dernière ne s'en formalise pas et affiche un sourire énigmatique.
– Mais voilà que je manque à toutes les convenances... ajoute-t-elle en levant les yeux au ciel. Mew ?
Une petite créature rose à l'aspect inoffensif se matérialise devant nous et s'amuse à faire quelques pirouettes dans les airs autour de sa maîtresse.
– Fais-moi plaisir et téléporte nos invités... ordonne d'une voix douce l'architecte de la Team Fusion. Nous allons prendre une tasse de thé.