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Dans les veines de la terre de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 04/08/2023 à 18:54
» Dernière mise à jour le 04/08/2023 à 18:54

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Drame   Famille   Galar

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De sang-froid
Les jours s’écoulent et se ressemblent.

Billie se dit qu’elle aimerait posséder une montre pour enfin mesurer les éternités. Puis elle songe à ces chaînes qui pendent aux gilets des hommes qu’elle hait ; à celui d’un autre, auquel elle s’étonne de penser plus qu’elle ne devrait. Elle se dit pour se dédouaner que c’est d’abord le charbi qui la préoccupe — son éclat de soleil brûlant dans les entrailles de la terre.

Elle se traîne constamment jusqu’à l’hôpital, alors, pendant ses heures de pause. Son partenaire ne rechigne jamais à l’accompagner. Il ne dit pas son attachement pour la créature qu’ils ont tous deux secourue, mais elle le sent dans chacun de ses pas. Elle sent aussi que les tensions s’apaisent entre eux, et cela lui laisse un arrière-goût de bonheur passé dans la bouche. Cette étrange étincelle de vie contenue dans un amalgame de charbon lui laisse penser qu’il reste de belles choses dans les mines, si l’on se donne la peine de les trouver.

Elle aimerait aussi en profiter pour se rendre au chevet du coéquipier de son frère, mais ; Thomas est toujours là, prostré près d’une couchette comme un priant, les mains crispées sur les draps, ses genoux creusant des sillons de douleur dans la terre caillouteuse. Au lieu de lui apporter quelque support, elle se prend à l’éviter lorsqu’ils sont hors de chez eux. Croyant peut-être, naïvement, qu’ignorer la peine la fera disparaître.

Elle sait bien que non. Une opération sanglante a laissé le machopeur infirme. Incapable de travailler, il ne peut même plus prétendre être un rouage de plus dans la grande économie du charbon. Plus rien ne l’attend, à présent, sinon une lente décrépitude en remerciement de ses années de service.

Un éclat de rage fleurit dans sa gorge. Les estropiés humains touchent des pensions, mais leurs partenaires ? L’on suppose peut-être, en haut lieu, que les fêlures justifient l’abandon. Mais elle connaît son frère mieux qu’elle-même, ou peu s’en faut. Elle sait, sans l’ombre d’un doute, que son coéquipier brisé restera le premier et le dernier qu’il considérera comme tel.

Billie soupire et, comme chaque matin, prend le chemin du labeur. Les murmures étouffés gagnent de l’ampleur au fond du puits numéro 3. Des chuchotements l’on passe aux paroles plus assurées, et l’écho des voix enfumées remplit les galeries avec l’ardeur inéluctable d’une épidémie. Elle se sent sale et malade de les écouter raconter ce qui se passe ici ou là ; éboulements et glissements de terrain se succèdent depuis quelques semaines. Malgré elle, elle en récolte les miettes.

Alors qu’elle s’apprête à emprunter l’ascenseur qui mène dans les tréfonds de la mine, une grosse main se pose sur son épaule et l’interrompt. Elle se retourne pour voir la figure familière de Mr. Wimsey. Le contremaître et son vieux minotaupe sont déjà crasseux. Ils ont la fatigue gravée dans la peau, et peut-être jusqu’au fond des os.

Son propre partenaire paraît si jeune en comparaison qu’elle le reconnaît à peine lorsqu’il pose ses yeux curieux sur elle comme pour la soutenir.

— Billie, dit le vieil homme avec un sourire trop maigre pour être sincère. On ne te voit plus beaucoup. Où est-ce que tu passes tes pauses déjeuner ?

Il a remarqué ses absences, bien sûr. Si cela lui est égal de recevoir des reproches ou des regards en coin, elle préfère tout de même ne rien lui dire. Une part d’elle veut garder le charbi comme un secret ; le protéger des yeux trop curieux tant qu’ils ne sont pas bleus et vifs.

Elle fourre ses mains dans ses poches. Le geste semble étrangement défensif.

— Je préfère rester seule, en ce moment. Après ce qui est arrivé… La compagnie des autres me pèse. Tu sais ce que c’est.

Il hoche la tête avec cet air bienveillant qu’elle lui connaît. Bien sûr, lui aussi a connu l’accident et l’incertitude. Son ancien partenaire ne s’en est pas sorti. C’était il y a longtemps, très longtemps. Dans le même incident qui a fauché la vie de leur père, quelque part au fin fond des tunnels.

Dans son cas, ce rejet n’est qu’un demi-mensonge. Elle cherche la présence du charbi comme une lueur dans ses ténèbres, et entend dans son regard ensoleillé les tendres échos de son enfance.

Il ne s’agit que d’une fuite en avant. De cela, elle a pleinement conscience. Tout de même — elle veut y foncer tête baissée.

— Je m’inquiète pour Thomas, admet-elle à mi-voix, comme s’il était honteux de laisser les sentiments poindre à la surface.

— Moi aussi, petite.

Elle constate avec tristesse que Mr. Wimsey n’est plus le colosse de son enfance. Elle n’a plus besoin de se tordre le cou pour le regarder. Maintenant, elle voit comme ses épaules s’affaissent à la manière de montagnes épuisées ; comme le gras de son ventre paraît le tirer toujours plus vers le bas. Que dire de son coéquipier, alors ? Griffes émoussées, œil aveugle, pelage bardé de cicatrices. On dirait qu’il revient d’une guerre.

Pourtant, elle le voit toujours comme un rocher auquel s’ancrer au plus fort d’une tempête. Ses mains se crispent sous le couvert de ses gants de cuir.

— J’aimerais qu’il ne mette plus les pieds ici, je crois, laisse-t-elle échapper.

— Qu’il s’en aille ? s’étonne le contremaître.

— Oui. Le voir rôder ici, c’est… On a beau en discuter tous les soirs, il ne veut rien entendre. Je lui ai conseillé d’aller chercher du travail à la ville, même si je sais qu’il n’y en a probablement pas, mais non. Il veut rester ici. Va savoir pourquoi.

Elle soupire. Expirer l’air de ses poumons ne lui procure qu’un soulagement temporaire, et n’aide pas à alléger le poids qu’elle sent en permanence sur ses épaules.

— Pour être honnête, j’ai peur qu’il fasse quelque chose de stupide.

C’est le cas depuis le jour de l’accident.

Ce qu’elle a vu flotter dans ses yeux vitreux, à ce moment-là, reste obstinément gravé dans un coin de son esprit. Même lorsqu’elle tente de boire pour diluer le malaise, il demeure, solide comme un roc ; une statue de charbon qu’elle aimerait voir exploser avec les plafonds oppressants des galeries.

Toutefois, elle ne s’autorise pas à lui en vouloir d’avoir des pensées destructrices. Pas après ce qui s’est passé. Elle se sent tiraillée. Une part d’elle aimerait acquérir une compréhension viscérale de ce que ressent son frère. Alors qu’une autre, plus rationnelle, se raccroche à la mondanité du labeur pour ne pas perdre pied.

Une idée lâche germe dans son esprit, et elle la laisse lui filer entre les lèvres avant d’y réfléchir.

— Ce serait peut-être mieux que tu ailles lui parler, non ? demande-t-elle. Je veux dire— tu sais ce que ça fait de… ah. Non, désolée, c’est égoïste de demander ça. Je crois que j’ai seulement peur de ne pas y arriver, ou de rendre les choses pires qu’elles ne sont—

— Billie, l’interrompt le contremaître d’un ton sec.

Surprise, la jeune femme se force à le regarder dans les yeux. Sous son masque de saleté, il ressemble presque à son père. Elle ne se souvient plus tellement de ses traits, débarrassés de leur éternelle noirceur.

Le contact de sa grosse main sur son épaule la rassure, la recolle à sa physicalité, tout comme le regard inquiet de son minotaupe.

— Je verrai ce que je peux faire, promet–t-il, et elle le croit sur parole.


***

Il promène sa carcasse dans les galeries comme un fantôme.

Son pas est étrange, à la fois lourd et léger — de ce monde et d’un autre, à califourchon sur une frontière qui menace de céder sous son poids. Il ne s’est jamais senti aussi seul. L’envie de regarder par-dessus son épaule, de reconnaître la silhouette familière de son partenaire et de la prendre pour acquise lui étreint le cœur.

S’il avait su que les choses finiraient ainsi, Thomas O’Regan aurait peut-être pu devenir un homme meilleur. Au lieu de cela, il n’a cessé d’agiter ses pulsions pathétiques comme un spectacle ; de se gorger d’alcool et de rires pour oublier la crasse du charbon. Il regrette, maintenant, d’avoir infligé tout cela et de ne pas être celui qui en paie le prix.

Alors qu’il traîne sur la Grand-Place en attendant la sortie des ouvriers, les regards des autres glissent sur lui comme une pluie fine. Ses yeux sont encore vitreux, rouges de larmes, et ses oreilles sifflent des échos de l’éboulement. La rumeur des travailleurs se mêle aux grondements graves des machines. Il croit presque entendre le sang de la terre couler dans ses veines, noir à l’en rendre malade.

Personne d’autre que lui n’est seul.

Chacun s’accompagne d’un, parfois deux partenaires. Hommes et femmes les traînent dans leur sillage comme leurs propres ombres, et lui, maintenant, se donne l’impression d’être entièrement dépouillé. Ses pensées en spirale lui font tourner la tête.

Voilà des jours qu’il ne travaille plus — des semaines ? Le temps n’a plus l’air que d’une ligne continue lorsque l’on goûte à un repos forcé par les circonstances. Ses pas le mènent tous les jours jusqu’à cette affreuse galerie-hôpital où des hommes de science charcutent les espoirs d’honnêtes travailleurs. Il se prend à souhaiter revenir en arrière ; que l’on prenne plutôt sa jambe à lui, au lieu de celle de son plus vieil ami.

Le pire, peut-être, est sans doute l’attitude résignée de son coéquipier. Il ne parle pas, bien sûr, mais Thomas ressent au plus profond de son cœur que c’est surtout lui qui prend la chose au tragique. Il n’ose songer que son machopeur voit en la fin de sa servitude une délivrance. Quand bien même cela serait vrai…

Le jeune homme se demande si cela mettrait en péril leur relation vacillante.

C’est lorsque la sirène retentit qu’il peut se forcer à penser à autre chose. Le regard plus alerte maintenant, il guette l’entrée des galeries, desquelles s’écoule un flot d’ouvriers tous plus sales les uns que les autres. Si certains ont la figure épargnée, ils compensent largement en exhibant des uniformes maculés de houille. Tous portent le même masque, ici-bas.

Il se lève d’un bond dès qu’il voit arriver celle qu’il attend. Pas sa sœur, mais cette belle femme aux boucles rousses partout accompagnée d’un dunaja ; celle qui attise la colère et rêve de révolutions jusque là sans avenir. Elle mesure son approche d’un regard circonspect, mais ne l’ignore pas lorsqu’il prononce son nom.

— Madame Miller, je voudrais vous parler un instant…

Ses yeux se plissent, faisant perdre à Thomas un peu de son courage. Il fait de son mieux pour ne pas regarder le serpent qui rôde autour de ses bottes.

— Je ne crois pas vous connaître, dit-elle prudemment.

— Thomas O’Regan. Je— j’ai été pris dans un éboulement il y a quelque temps et— excusez-moi, bafouille-t-il en passant la langue sur ses lèvres craquelées par la soif. Mon partenaire a subi le plus gros choc, il a— il a subi une opération et ne pourra plus travailler.

Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose — que ce ne sont pas ses affaires, peut-être ? — mais se ravise, notant la courbe défaitiste de ses épaules et la fatigue si cruelle qui lacère son jeune visage. C’est vrai, il se sent l’âme d’un vieillard.

— Écoutez, si je peux faire quelque chose pour vous, bien sûr…

Elle s’interrompt et il aperçoit une sorte de tristesse dans son regard. Il n’est pas sûr.

— Vous savez qu’ils vont vous assigner un autre coéquipier, non ? C’est comme ça que les choses marchent ici. Ils se moquent bien de nos états d’âme.

Le jeune homme hoche la tête, se rappelant ce qu’on lui a dit quelques jours auparavant. Il ne se rappelle plus de qui venaient ces paroles, mais quelle importance ? C’était quelqu’un de trop bien loti pour compatir à son malheur. Quelqu’un de trop inhumain pour avoir la décence de remplacer un matricule par un véritable nom.

Cette terrible suite de chiffres qu’il connaît par cœur ne cesse de s’égrener dans son esprit. Ce sont ses secondes à lui. Rien que des unités de temps qu’il n’a qu’à compter jusqu’au coucher du soleil.

Il aimerait se les arracher de la tête ; du bout de ses doigts sales.

— Je sais que le moment est mal choisi, poursuit Lenore Miller de sa voix la plus douce, mais je vous encourage à penser à notre lutte. Votre accident — je suis désolée — n’est pas le premier et ne sera pas le dernier. Le directeur et les propriétaires sont négligents tant que nous continuons à remplir leurs poches.

Thomas acquiesce mollement à nouveau. Il jurerait sentir chacun de ses os craquer dans une tentative de fuite. Le dunaja serpente, frôle sa jambe. Il frissonne.

— Vous avez peu de chance de trouver du travail en ville…

— Je n’en ai pas l’intention, marmonne-t-il, se rappelant des conseils de Billie. Ma place est auprès de mon machopeur.

— Bien sûr…

Elle ne dit rien d’autre là-dessus, ni sur le changement de partenaire qui l’attend d’ici quelques jours. Il ne veut pas y penser. De fait, il ignore tout à fait ce qui l’a poussé à aller parler à cette femme, si ce n’est une pulsion née d’un espoir stérile. Cela ne rendra jamais à son compagnon l’usage de sa jambe.

— Loin de moi l’idée de vous manquer de respect, ni de minimiser votre peine, ajoute Lenore. Je comprends ce que vous ressentez. Mais je suis convaincue qu’il faut agir si on veut que les choses changent ici. Tous ces accidents coûtent des vies. Ce n’est pas un prix que je souhaite payer. Ni moi, ni mon dunaja, ni personne d’autre. J’ai parlé au docteur Redmoor—

Malgré lui, Thomas frissonne à l’entente de ce nom. Cela lui rappelle l’homme froid et mesuré qui a le sang de son partenaire sur les mains.

— …et le corps médical soutient notre combat. Nous avons besoin de toute l’aide possible si nous voulons faire plier le directeur et ses supérieurs. Je suis désolée de vous demander ça maintenant, mais réfléchissez-y, Thomas.

Le jeune homme hoche la tête une dernière fois. Ce coup-ci, le geste est habité par une conviction bien réelle. Il ne sait encore laquelle, mais il trouvera ; de cela, il est certain.


***

— C’est à n’y rien comprendre, maugrée le vieux contremaître dans sa barbe mal taillée. Les machines sont pourtant en parfait état.

Sir Silas Pendleton le regarde par-dessus ses notes, et se recule un peu plus dans son siège. Par la fenêtre, un soleil brûlant lui fait signe. Le directeur se félicite d’avoir investi les bureaux extérieurs, pour une fois ; l’odeur des mines est curieusement étouffante ces derniers temps, et cela rend son grahyèna nerveux.

Le molosse, couché à ses pieds, ne fait rien sinon lorgner d’un œil mauvais sur l’homme négligé qui tente d’avoir l’attention de son dresseur.

Cela fait des jours qu’il a dans la bouche le goût rance des mauvaises nouvelles. En voilà une autre : les galeries souterraines ne cessent de s’affaisser au rythme des éboulements et des glissements de terrain. On lui dit et répète depuis des semaines que l’usage trop intensif des machines, couplé aux assauts incessants de la main d'œuvre sur les parois, finira par affaiblir le système entier.

Et puis ? S’il met un frein à l’exploitation, ce sont les actionnaires qui auront sa peau. Il passe une main lasse dans ses cheveux blonds, et laisse les papiers s’éparpiller sur le bureau.

— Je suis sûr que les choses vont se calmer, dit-il pour tempérer les ardeurs du subordonné.

— Hm. J’aimerais avoir votre assurance, sir. Certains se plaignent et je peux vous assurer qu’on entend leurs voix jusqu’au fond des puits.

Pendleton soupire et repose sa joue contre son poing, prenant garde à maintenir la façade hautaine qui lui vaut tant respect qu’inimitié.

— Si par là vous faites allusion à madame Miller, ce n’est pas la peine de vous inquiéter. Je doute que des réunions et des tentatives de grève avortées nous mènent à la banqueroute.

— Pour l’instant, les choses sont sous contrôle, argue le contremaître. Mais ça commence à s’envenimer, en bas. Il y a eu un accident grave il n’y a pas longtemps. Plusieurs morts, un machopeur estropié… Vous croyez vraiment qu’on peut continuer comme ça ?

Le directeur considère sérieusement la question ; sous sa mince moustache blonde, pas trace d’un sourire arrogant. On lui a bien parlé de cette affaire, oui, et sans enjoliver les détails les plus macabres. Le personnel médical, faute d’être suffisant, est au moins assez sérieux pour ne rien minimiser. Il se félicite d’avoir trop peu d’imagination pour alimenter des cauchemars.

Ses yeux de grisaille errent un instant sur la forme alanguie de son propre compagnon. Ce vieux chien doit bien avoir son âge, ou peu s’en faut — le souvenir vague d’un été passé à lui courir après, lorsqu’il n’était encore qu’un medhyèna à peine sorti de l'œuf, demeure imprimé sur l’envers de ses paupières.

Qu’est-ce que cela ferait, d’aller s’enterrer avec lui dans une galerie sans issue ? De le laisser enseveli sous un amas de rochers pour sauver sa propre vie ?

Ah ; ce sont les choses auxquelles il s’interdit de penser pour exercer sa fonction avec le détachement qui convient. Il revient au contremaître, le scrutant de ses yeux paresseux.

— Je ne prétends pas vous dire comment faire votre travail, souffle-t-il, une note agacée dans la voix. Mais comprenez que je dois faire le mien. Si l’on se met à faire des compromis maintenant, qui sait ce qu’on me demandera dans trois mois — non, je ne peux pas me le permettre.

Il marque une pause, le temps de jauger la moue désapprobatrice de son interlocuteur. L’homme lui-même est calme, mais la face défigurée de son minotaupe est autrement plus menaçante. Il ajoute, pour faire bonne mesure :

— Pour ces histoires d’éboulements… Débrouillez-vous pour faire déblayer les tunnels au plus vite.

— Bien, sir.

Pendleton rive ses yeux sur la fenêtre alors que l’autre s’en retourne à ses souterrains. Le temps est toujours clair. Mais ce bleu a un drôle de goût, maintenant ; il jurerait sentir l’odeur déplaisante des mines jusqu’ici.


***

Maintenant familière, la flamme de ce regard réchauffe son coeur et carbonise ses angoisses.

Billie ne sait au juste pourquoi l'œil bienveillant du charbi la plonge dans une si sereine hébétude. Peut-être car il contredit tout ce que son environnement lui a inculqué pendant des années : qu’au milieu de la crasse et des douleurs articulaires, il reste de la place pour quelque chose de plus beau, de plus grand qu’elle seule. Ses aspirations, tout ce temps, n’étaient réduites qu’à de brefs éclats de soleil.

Aujourd’hui, alors qu’elle contemple la paisible créature, elle se surprend à attendre davantage de sa vie. Ce n’est pas le moment — pas alors que Thomas cuve sa tristesse comme un ivrogne — et pourtant, la jeune femme sait que si elle ne se donne pas une chance maintenant, elle ne le fera jamais. Ses entrailles se nouent à la simple idée de laisser cette vie de labeur derrière elle. C’est tout ce qu’elle a connu.

Et que dirait-il, son frère, s’il savait à quoi elle rêve ? Elle se demande s’il prendrait ses désirs de liberté pour une trahison ; s’il lui tournerait le dos en retour. Ce n’est pas ce qu’elle veut, bien sûr. Les liens du sang sont aussi sacrés pour elle que la couleur du ciel. Elle sonde le regard perçant de son minotaupe, qui le lui rend bien. Dans ses prunelles brûle le même feu, alimenté par la seule présence d’un nouvel ami dans leur vie.

Une brusque nausée la saisit à bras-le-corps, tapissant sa gorge de bile acide. Elle réalise alors ce que l’éboulement a pris à Thomas ; ce qu’il lui a donné à elle. Après le calme vient la tempête. Elle chancelle, s’appuyant à la table familière où le charbi a élu domicile.

— Est-ce que tout va bien ?

Cette voix, bien sûr, qui lui met le cœur au bord des lèvres. Froide et accentuée comme les façades élégantes de la ville. Et curieusement douce sous son tranchant de scalpel. Elle ne sait si elle doit aimer ou haïr les intonations qui ont scié les espoirs de son frère jusqu’à la moelle.

Elle se dit, croisant des yeux trop bleus, que ce n’est pas tellement à elle de décider. Billie ne lit qu’une sollicitude polie sur ce visage privé de sommeil, et hoche la tête.

— Ça va, ment-elle avec aplomb. La fatigue, je crois. Ce travail m’use jusqu’à la corde.

Ce n’est pas faux, si bien qu’elle ne reçoit pas plus de questions. Le docteur s’approche du charbi pour l’examiner, comme à son habitude. Elle ne détache jamais son regard de ses gestes sûrs et délicats, ou si peu, juste le temps de mesurer dans cette prunelle orange si les choses sont telles qu’elles devraient être.

Depuis le temps que la créature s’est installée ici, rien n’a changé. Son état est stable ; rien d’anormal n’empoisonne sa composition ; mais elle refuse de s’en aller, comme si la perspective d’un retour à la noirceur et la solitude d’une galerie lui faisait peur. L’ouvrière comprend ce sentiment. Une part d’elle, aussi égoïste que ses désirs de fuite, ne veut pas que cette drôle d’amie s’en aille. Elle voit dans sa posture que son minotaupe non plus. L’acier rutilant de ses griffes lui donne presque l’air des chevaliers de ses livres d’enfance alors qu’il se gorge de son air protecteur.

— Je ne comprends pas très bien, admet l’homme de science une fois l’examen de routine achevé. Ce charbi est en parfaite santé. Il devrait pouvoir retourner dans la nature.

Billie scrute avec attention la carapace charbonneuse. Cela lui est toujours étrange de considérer cette matière avec affection, après toutes ces années à abattre sa pioche et répandre la noirceur sur son visage et son uniforme. Elle n’y peut rien et ne souhaite pas lutter. Pas contre une beauté qui la dépasse.

— Vous comptez le relâcher ? s’enquit-elle, cachant l’angoisse qu’elle voudrait laisser déferler dans sa voix.

— Pas tout de suite, répond le Dr. Redmoor. S’il ne veut pas partir, j’aime autant le garder en observation. Et puis, comme je vous disais, l’étudier devrait profiter à mes recherches. Je ne m’attends pas à trouver d’autres charbis par ici…

Cette admission la rassure un peu. Même si ses ambitions scientifiques la dépassent, elle ne peut que lui souhaiter bonne chance.

Pensive, elle laisse sa main caresser la reliure d’un livre éprouvé par le temps. Le silence assassine sa pensée et diffuse un goût de cendre dans sa bouche. Une lampe brûle. Son halo teinte vaguement la pièce de ses échos bleutés. Elle veut l’éteindre, pour voir ; deux yeux électriques dans le noir, et puis une flamme.

— Si vous voulez lui rendre visite, continue l’homme de science, vous êtes toujours la bienvenue. Quand vous êtes là, je le trouve — il semble hésiter — plus serein. Il vous reconnaît comme sa sauveuse, peut-être.

La créature cligne de l'œil, comme pour donner raison à ses propos. La jeune femme sourit.

— N’importe qui aurait fait la même chose, marmonne-t-elle, gênée, sachant très bien qu’elle n’en pense pas un mot.

— Je ne sais pas. Vous l’avez transporté jusqu’ici depuis une galerie éloignée malgré la fatigue. Croyez-moi, bien des hommes plus forts que vous ne s’en seraient pas donné la peine.

Billie laisse échapper un rire nerveux.

— Cela ferait d’eux des idiots, dit-elle.

Il sourit vraiment, cette fois, et cela lui arrache une curieuse impression. C’est un homme de la ville ; elle devrait se méfier de sa politesse et l’empêcher de traiter le charbi comme une bête de laboratoire. Non que ce soit là son intention, mais peut-être que quand elle n’est pas là… Non, elle sait bien que non. Mais elle se trouve stupide de lui faire confiance, et encore plus de l’apprécier.

Elle se moque, au fond, qu’il ait des nuages gris dans les cheveux et une tache de sang séché sur sa cravate. Même son minotaupe a cessé de regarder le tritox qui l’accompagne comme une nuisance.

Alors elle le prend au mot et continue à rôder dans la galerie-hôpital les jours suivants ; ignorant les convalescents pour s’enfermer dans une parodie de bureau et trouver un refuge dans l'œil volcanique d’un tas de charbon animé. L’ironie la frappe parfois, mais elle n’en a cure. Elle n’a d’yeux que pour le charbi qu’elle a sauvé, et d’oreilles que pour des choses nouvelles qu’elle voudrait comprendre.

Leurs conversations sont agréables. Moins chaleureuses qu’elle le souhaiterait, car il n’aime pas parler de lui et semble trop poli pour se laisser aller à la curiosité. Elle parvient à lui soutirer son prénom — Lawrence, dit-il, la réserve au bord des lèvres — mais n’ose l’appeler que par le masque bienséant de son titre doctoral.

Ils s’assoient côte à côte et mangent des sandwiches au goût de sciure, mais leurs discussions apportent un peu de fraîcheur au quotidien morose de l’ouvrière. Ses histoires de biologie la perdent un peu. Elle préfère quand il lui raconte sa rencontre avec son tritox, ou à quoi ressemble l’université où il a fait ses classes. En retour, elle se force à repêcher des anecdotes idiotes du fond de son puits, juste pour le faire sourire.

Il sent les produits chimiques et la fumée. Dans ses cheveux elle devine la suie qui tapisse ses poumons ; dans ses yeux les liqueurs qui font tourner la tête des hommes de science.

Rien pour elle, en somme, qui ne se voit que comme un amalgame de scories. La houille coule dans ses veines noires — la souille et la dépossède de l’individualité qu’elle envie. Mais pour une fois qu’on l’écoute et s’intéresse à autre chose que sa valeur en tant que rouage du système, elle décide qu’elle s’en fiche.

Elle pose sa paume sur le dessus d’une main pâle et froide, et—

Soudain, un horrible vrombissement troue la quiétude qui règne dans la pièce. Ils bondissent tous deux de leurs chaises, et leurs partenaires de même. Sans attendre, Billie s’élance dehors, suivie de près par son minotaupe, pour s’assurer que le plafond de l’hôpital n’est pas en train de leur tomber dessus.

Mais elle se rend rapidement compte, une fois immobilisée, que les tremblements ne viennent pas d’au-dessus. Elle sent le sol gronder sous ses bottes depuis des profondeurs qu’elle est incapable de mesurer. Son coéquipier, visiblement inquiet, plante ses yeux dans les siens. Elle y lit une peur primale, comme s’il pouvait sentir quelque chose qui dépasse ses sens d’humaine.

Cela lui fait couler une pierre au fond de l’estomac ; la tête lui tourne, si bien qu’elle doit s’appuyer contre une paroi pour se maintenir debout. Ses jambes flageolent et menacent de se dérober sous elle. Elle est reconnaissante à son minotaupe de s’être radouci, ces derniers temps, car elle n’aurait pu supporter le poids de son jugement dans son dos.

La jeune femme entend des pas précipités ; sent le poids plume d’une main hésitante sur son épaule.

— Miss O’Regan, — jamais son prénom, bien sûr, même maintenant — tout va bien ?

Elle secoue la tête, incapable de mentir encore, et tâche d’expliquer ce qui cogne contre les parois de son crâne. Avec le tangage irrégulier de son corps, elle n’est pas sûre que les tremblements aient cessé. La question meurt dans sa gorge jusqu’à ce qu’elle soit de nouveau assise, un verre d’eau entre les mains.

— C’est la secousse la plus intense qu’on ait eue, souffle-t-elle entre deux gorgées. J’ai bien cru que… J’espère que personne n’a rien…

Cet espoir s’autorise à franchir ses lèvres uniquement à cause de l’heure. Durant la pause déjeuner, personne n’est censé rôder dans les galeries inférieures. Tout est confus depuis l’accident de Thomas, alors elle se raccroche à ce maigre espoir.

— Foutues machines, grommelle-t-elle ensuite pour faire bonne mesure.

Son minotaupe lui tend le dessous de sa patte, et elle y pose les doigts sans réfléchir, appréciant le soutien de son plus vieil ami.

Mais le docteur— Lawrence—

Elle se sent mal, mais son visage à lui est encore plus blême que d’habitude. Il la regarde, ses yeux trop bleus hagards derrière les verres de ses lunettes. Billie remarque comme ses mains sont crispées ; et la nervosité palpable du tritox qui s’accroche à lui.

— Je ne crois pas que c’était une machine, dit-il d’une voix blanche.