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Dans les veines de la terre de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 31/07/2023 à 20:33
» Dernière mise à jour le 19/08/2023 à 13:51

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Drame   Famille   Galar

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Dans les yeux
Il sent quelque chose lui ronger l’intérieur du coude.

La brûlure — comme des dents mordant dans sa chair — éclipse toute autre sensation alors que son cerveau peine à le situer dans le temps et l’espace. C’est avec effort qu’il parvient à soulever ses paupières ; aussitôt l’éclat aveuglant d’une lampe le force à les baisser de nouveau. Elles sont lourdes comme les rideaux d’un théâtre, aurait dit Maman si elle n’était pas enfouie sous terre.

Lui, pourtant… Lui aussi s’enterre pour une place au soleil. Si l’on peut dire. Il y a renoncé depuis longtemps, préférant à l’astre la mousse chaleureuse de la bière. Il en aurait presque le goût sur le bout de la langue s’il n’était teinté par des relents métalliques. Ses lèvres sont sèches, la soif le tiraille et quelque part son estomac se serre.

Thomas O’Regan ouvre les yeux une nouvelle fois.

Il lutte contre la pulsion qui l’incite à les refermer et scrute douloureusement ce qu’il suppose être un plafond. Ce ne sont rien que des poutres et des lampes à huile. Elles y pendent, lamentables, comme les lambeaux de ses rêves de jeunesse. Il hésite, finalement, à laisser ses paupières se remettre entre lui et le monde.

Mais il n’en a pas le temps. Le son d’un froissement éveille simultanément son ouïe et les reliquats de ses autres sens. L’endroit porte l’odeur familière des mines, et peut-être quelque chose d’autre ; la douleur dans son bras s’estompe pour ne plus se réduire qu’à une gêne ; il croit entendre le murmure trop régulier des machines au loin.

Et surtout, surtout : il se rappelle.

Billie, d’abord, Billie et l’inquiétude étrangère dans le creux de sa gorge, qui sonnait si faux et pourtant si vrai. Il entend encore s’épanouir ses accents sincères avec un drôle de pincement nostalgique — le regret des différends passés le prend aux tripes maintenant. Après elle, il y a eu du bruit, du monde, de l’air, et puis la soumission à une fatigue gravée dans ses os comme tant de malédictions séculaires.

Mais avant ;

Avant, lui rappelle l’entrelacs de souvenirs qui coule dans ses veines, les tunnels ont cherché à l’avaler. Un déluge de pierres, et le bruit sourd d’un choc. Quelque chose se brise : avant, maintenant, plus tard, il ne sait trop. Qu’est-ce donc qui se casse si nettement, produisant le son caractéristique d’une brindille sur laquelle on marche ? Il tressaille et songe à son squelette, mais rien dans sa douleur ne lui laisse penser à de telles fêlures.

Thomas tend l’oreille. Il entend à nouveau ce froissement qu’il peine à situer — quelque part sur sa gauche, peut-être. Tourner la tête lui est pénible, allongé comme il est. Il parvient à s’asseoir et sent comme ses muscles sont ankylosés. Il n’y a que des rideaux blanc cassé, tellement incongrus ici, pour lui tenir compagnie. Derrière l’un d’eux se découpe une silhouette.

— Il y a quelqu’un ? essaie-t-il, et les mots sortent de sa gorge avec des intonations qui ressemblent à une toux.

L’effet a le mérite d’être immédiat. De l’autre côté, la forme humaine s’immobilise. Une main pâle s’engouffre entre les interstices et ouvre en deux son mur de rideaux. L’ouvrier est presque surpris de voir une vraie personne.

Un visage qu’il croit avoir déjà vu, peut-être — un homme assez jeune encore, son regard à la fois distant et horriblement pénétrant derrière les verres de ses lunettes. Thomas se demande un instant s’il ne s’agit pas d’un fantôme. La pression d’une main contre son poignet lui fait disparaître l’idée de la tête alors qu’il sent son pouls irrégulier se stabiliser. Il se rend vaguement compte qu’il doit être à l’infirmerie après…

Comme sa gorge est sèche. Il se demande si c’est là le goût qu’ont les déserts lointains de ses récits d’enfance.

— De l’eau, parvient-il à articuler.

Il est reconnaissant, pour l’heure, de recevoir ce qu’il demande. Sa tête lui tourne un peu moins lorsqu’il boit, et il se rend mieux compte de sa situation. Tout est encore flou, mais les contours se précisent petit à petit. Il lève timidement ses yeux — envolée, la gouaille qu’il fourre si nonchalamment dans les poches de son uniforme.

Le docteur le regarde, comme attendant patiemment une parole.

— Est-ce que…

Il hésite. Il ne sait pas ce qu’il faut demander, dans ces circonstances. Ses mains serrent inutilement ses genoux ; il sent presque la pression de ses ongles ras à travers l’étoffe épaisse de son pantalon.

— Vous n’avez rien de grave, annonce l’homme à lunettes d’une voix qui ressemble à un murmure.

Thomas le voit vaguement attraper une montre. Son attention est ailleurs. Là où elle devrait être, sans doute. Il est seul dans cette parodie de chambre. Seul, et pourtant ils étaient— ils étaient deux dans cette maudite crevasse.

— Je pense que vous pourrez partir à la fin de la j—

Thomas se relève brusquement et attrape le médecin par la manche de sa chemise ; ses doigts sales y laissent des traînées noires sur blanc.

— Comment va Mi— comment va mon machopeur ? interroge-t-il, un sentiment d’urgence dégoulinant de sa voix.

Il voit bien comme la fermeté de sa poigne incommode l’autre, mais ne relâche pas l’étreinte pour autant. Ce n’est que de la chair et de l’os. Rien d’autre. Il n’entrevoit ni terminaisons nerveuses, ni raisons de croire que la douleur de cet homme-là le concerne. Il y a plus important. Le jeune mineur ne desserre la prise de ses doigts que lorsqu’il se rend pleinement compte de son geste.

L’autre homme se retourne — Thomas croit qu’il va partir pour de bon — puis s’immobilise un instant. Assez pour que l’ouvrier aperçoive un œil malicieux grimper le long de son dos, et se rende compte qu’il s’agit d’une créature à l’allure reptilienne. Il tâche de l’ignorer et regarde le docteur, qui attrape un papier dans sa poche.

— Quel est son matricule ? Nous en avons plusieurs en observation, dit-il d’une voix égale de professionnel.

Le jeune mineur déglutit, comme lorsqu’à chaque fois qu’on lui demande de réciter cette absurde suite de chiffres. Ils n’ont pas le droit de les appeler par des noms, ici-bas ; seule règne la froideur clinique des badges d’identification. Il donne le matricule, chaque chiffre comme un coup de poignard dans le dos de son plus vieil ami.

Il sait d’ores et déjà que quelque chose cloche quand la main du médecin se crispe sur sa feuille. Cela ressemble aux traces noires que l’ouvrier a laissées sur sa chemise ; l’empreinte de ses doigts comme le spectre d’une violence enfouie.

Il voit l’éclair fugace de deux yeux bleus avant qu’ils ne replongent dans leur monde d’encre et de papier.

— Votre partenaire a subi un choc violent. Son état est aussi stable que possible et ses jours ne sont pas en danger. Mais l’éboulement a sévèrement brisé l’une de ses jambes.

— Une jambe cassée… répète le jeune homme, tâchant de prendre la mesure. Ce n’est pas, euh… Ce n’est pas si grave, n’est-ce pas ?

Il y a autre chose. Il sait qu’il y a autre chose. Les yeux ne savent pas mentir ; il remarque bien comme ceux-là s’évertuent à le fuir, comme pris en faute ou témoins de choses qui les dépassent. Les siens propres s’écarquillent au point de lui faire mal alors qu’il serre encore ses genoux dans deux mains qui s’arquent comme des pattes de migalos.

Les prochains mots qu’il entend lui donnent l’impression de lui parvenir depuis l’autre extrémité d’un long, très long tunnel qui ressemble à une galerie familière.

— Pas toujours, mais dans ce cas précis, il y a eu des complications. Compte tenu de l’état de ses nerfs et de la menace d’une infection, nous n’aurons d’autre choix que de procéder à une amputation. Je suis désolé…

Un déluge de pierres. Quelque chose se brise : passé, présent, futur. Thomas se recroqueville sur lui-même, peiné que l’affliction dans les yeux d’un autre soit trop sincère pour être un mensonge.

Il veut fermer les siens.


***

Billie et son minotaupe passent enfin sous l’arche qui signale l’entrée de l’hôpital de fortune.

C’est une galerie comme une autre, à première vue ; renforcée par des charpentes, des poutres si épaisses qu’elles semblent capables de résister au pourrissement de leurs squelettes de bois. Des cloisons et rideaux blancs comme des linceuls séparent les couchettes. Plus loin, plongée dans la pénombre, elle croit deviner la forme d’une table d’opération. L’idée même lui arrache un frisson.

Ils naviguent tant bien que mal dans cet espace, portant à deux la mystérieuse créature trouvée sur le lieu de l’éboulement. Malgré sa petite taille, la chose pèse bien vingt livres, et la jeune femme sent son poids se répercuter dans les muscles déjà fourbus de son dos. Si son partenaire ne grogne pas pour se plaindre, elle sait toutefois que sa fatigue lui pèse.

— On y est presque, marmonne-t-elle en guise d’encouragement.

Elle ne reçoit qu’un hochement de tête en réponse. Ils continuent à marcher jusqu’à une porte métallique enfoncée dans une paroi. Tout autour, la galerie semble déserte. Ils n’entendent qu’à peine le froissement de draps et le cliquetis d’instruments médicaux — les infirmiers s’affairent auprès des patients, et elle s’en voudrait de les déranger.

Tout en soutenant la créature charbonneuse d’une main, Billie frappe de l’autre contre le battant. Son coup résonne longuement dans l’hôpital, charriant ses échos ferrugineux comme l’odeur légère du sang qui infeste ses narines. Elle préférerait sentir des produits chimiques ou n’importe quoi d’autre ; n’importe quoi d’autre que le parfum prémonitoire de la mort.

La porte s’ouvre sur le médecin en chef des mines, ce même homme à l’élégance froide qui discutait plus tôt avec le contremaître. Il est un peu plus grand que Thomas, mais sa minceur de lézargus lui laisse penser qu’elle le briserait en deux sans effort. Derrière lui, elle entrevoit une pièce plus petite, creusée dans la roche. Probablement un bureau.

— J’ai peut-être quelque chose pour vous, annonce la jeune femme. Est-ce que je peux…?

D’un mouvement de tête, elle désigne la salle dont il bloque l’accès. Le docteur laisse un instant son regard glisser sur leur fardeau — elle croit y lire de la surprise — et acquiesce, libérant le passage. Ils s’engouffrent dans la pièce et la porte se ferme derrière eux dans un léger claquement.

Billie promène rapidement ses yeux le long des parois. L’ameublement est spartiate et lui fait presque penser à sa propre chambre : il n’y a qu’un bureau, quelques étagères assemblées à la hâte, et une table plus grande à moitié jonchée de papiers.

Cette créature que l’homme de science balade partout avec lui est là aussi, rôdant près d’elle sur le sol, sa queue serpentant le long de ses bottes. Elle ignore quel nom lui donner. Sa curiosité doit être trop évidente ; c’est ce qu’elle se dit lorsqu’il suit son regard et tord ses lèvres en ce qui pourrait presque passer pour un sourire.

— C’est un tritox, dit-il. Une espèce endémique de la lointaine région Alola.

— Un partenaire inhabituel, ne peut-elle s’empêcher d’observer.

Il hausse les épaules et se baisse pour attraper la salamandre. La créature joue de ses griffes pour déloger la chaîne de montre qui pend au gilet du docteur, sans succès.

— Pas plus insolite qu’un autre, en vérité. Les tritox sont des bêtes venimeuses. Très utile pour préparer des remèdes — c’est la dose qui fait le poison, comme on dit. Mais voyons plutôt ce que vous m’apportez là…

— Oh, oui.

Elle et son minotaupe le laissent jeter un regard à la créature, la tenant toujours fermement en veillant à ne pas lui faire de mal. La chose semble calme malgré la présence d’inconnus ; elle ne cille même pas de son unique œil alors que le tritox, malicieux, émet un son à mi-chemin entre le sifflement et le crachat.

— J’ai cru comprendre que vous faisiez des recherches sur la faune des mines, alors…

Elle éclaircit sa gorge, maudissant l’éloquence qui s’évertue à lui échapper. Ici-bas, elle est presque comme chez elle ; et pourtant, la voilà dépossédée de son assurance devant les accents huppés de la ville qu’elle méprise tant. Lui n’a pas l’air de se formaliser de sa rudesse.

— Hm. Oui. Vous pouvez le placer sur la table, juste là, indique-t-il en rajustant ses lunettes.

Billie acquiesce, soulagée de pouvoir enfin relâcher ses muscles. Elle manœuvre adroitement avec son partenaire pour poser l’amas charbonneux — l’être vivant, se rappelle-t-elle — sur la surface lisse alors que le médecin tâche de rassembler ses papiers.

Il attrape un crayon au passage et entreprend d’examiner la chose avec des gestes sûrs. Elle reste tout à fait docile, ne remuant qu’à peine lorsqu’il touche un point sensible du bout de son instrument. L’ouvrière, intriguée, observe le manège ; note avec quelle délicatesse il procède et ne peut s’empêcher de se voir au fond de sa galerie, fracassant la roche avec vigueur, et de se sentir presque barbare.

Le docteur l’ignore tout à fait alors qu’elle le regarde à la dérobée. Sa trentaine s’écrit en cernes noirs sous ses yeux ; en plis subtils dans son front pâle ; en touches de grisaille dans ses cheveux. Elle se prend à jalouser sa fragilité, quand bien même elle sait qu’il se briserait s’il devait manier la pioche. Elle l’envie, car elle aussi aimerait faire voler sa plume sur le papier, aider les désoeuvrés, les regarder avec des yeux si bleus qu’ils paraissent contenir l’univers tout entier.

Elle songe qu’il vaudrait mieux colorer le monde, au lieu de contribuer à le noircir. Comme lorsqu’elle était enfant — quand sa famille pas encore décomposée se rappelait du ciel comme autre chose que d’un rêve.

Mais la voix traînante du docteur la rappelle au présent. Elle perçoit le regard intrigué de son minotaupe et lui offre un vague sourire.

— Cette créature est un charbi, explique l’homme de science. Je n’en avais jamais vu que dans des livres.

— Un charbi ? s’enquit-elle, laissant le nom rouler sur sa langue.

— Hm-hm. Des naturalistes les ont découverts dans les mines de charbon il y a deux cents ans. Avant l’âge de l’industrie, quand les souterrains n’étaient pas encore ceux que nous connaissons. Ils étaient plutôt communs à l’époque, si l’on en croit les livres d’histoire et autres traités de— pardonnez-moi, je vous ennuie.

— Mais non, dites-moi.

— Bon, dit-il, presque surpris par cet intérêt. On raconte que les charbis sont des créatures plutôt solitaires et — hm, étrange, tout semble normal — passives. Rien ne laisse penser qu’ils attaqueraient qui que ce soit, hormis pour se défendre. Vous avez bien fait de venir — rien ici… Chose étonnante, aucune évolution n’a jamais été recensée. Pas depuis leur découverte.

Sur la table, le tritox immobile ne détache pas ses yeux empoisonnés de cette chose qu’il ne connaît pas. Billie n’y voit guère d’hostilité, mais le grisâtre parme de ce regard la met mal à l’aise.

— Pour être honnête, je ne pensais pas en voir un de mes propres yeux. Cela devrait aider mes recherches… murmure-t-il comme pour lui-même. Je m’intéresse aux espèces locales et à la manière dont les développements industriels influent sur leur santé.

— Oh. Je me demande à quel point les choses ont changé en deux siècles, soupire la jeune femme, même si à cet instant, de telles préoccupations lui semblent un peu vaines. Elle s’accroche à la conversation pour éviter de laisser sa pensée virer sur un terrain glissant.

Le médecin — naturaliste ? — lui jette un bref regard par-dessus son épaule.

— Les changements sont subtils, et pour être honnête, peu intéressants pour qui n’est pas du métier. Mais de récents exemples d’espèces découvertes après l’industrialisation massive de la région — vous avez peut-être entendu parler des smogogos qui rôdent près des usines ; non ? — me laissent penser que des cas similaires pourraient être trouvés dans les mines. Rencontrer un charbi représente déjà un grand pas en avant dans mon étude.

Elle l’écoute avec attention tandis qu’il parle et continue à observer les réactions du charbi face à ses manipulations. L’examen terminé, il s’appuie contre la table, son attention toujours rivée à cette si étrange créature. La jeune femme admire le feu qui couve dans son œil, et la douceur sous-jacente qui contredit la brûlure ressentie à son contact.

— C’est une espèce rare, aujourd’hui. Les exploitations minières ne cessent de s’intensifier depuis le début du siècle. Vous pouvez imaginer l’impact que cela a eu sur les habitants de ces galeries.

Il s’interrompt et la regarde, mais Billie a la curieuse impression qu’il ne la voit pas vraiment. Ses yeux ont cet air lointain qui caractérise les rêveurs ; ceux qui n’ont guère les mains craquelées par le labeur.

— Je pense que les charbis ont quasiment disparu, ajoute-t-il.

— Vraiment ?

Cela lui fait de la peine, bien qu’elle n’y ait jamais pensé auparavant. Qu’est-ce qu’il faudrait dire — ressentir — si d’aventure les minotaupes cessaient d’exister ? Elle se demande si son cœur serait rongé par la tristesse, ou par un soulagement répugnant qui lui laisse un goût de poison dans la bouche.

Elle s’en veut d’y penser.

— Est-ce que vous pouvez le soigner ?

Cette fois, le médecin la regarde vraiment à travers ses lunettes, et elle sent le besoin de se soustraire à cette attention. Elle fixe plutôt la créature ; trace sans les toucher les contours rugueux de sa composition si minérale. Et se demande ce qu’il y a d’organique là-dessous, pulsant sous la surface, chaud comme une flamme.

Elle sent des éternités lui filer entre les doigts avant d’entendre une réponse.

— Je ne peux rien promettre. C’est la première fois que j’ai affaire à un charbi. Mais je ferai de mon mieux.

Il n’est pas très chaleureux, mais quelque chose lui plaît chez cet homme policé. Billie ne sait au juste s’il s’agit de son allure ou de la couleur de ses yeux ; même sa voix posée paraît porter des accents bleutés.

Elle sourit pour de vrai, cette fois. Juste un timide étirement de ses lèvres vers l’extérieur, qui n’arrive pas jusqu’à son regard.

— Je suis rassurée de pouvoir le confier à quelqu’un de raisonnable. Merci, docteur, euh…

— Redmoor, offre-t-il en même temps qu’une main pâle sous laquelle rampe le bleu de ses veines.

Elle scrute avec hésitation, intimidée par la propreté clinique de ces doigts, et songe à la crasse logée sous ses ongles. Même les gants de cuir qu’elle porte sont maculés de houille. Elle veille à garder sa poignée de main légère — suffisamment pour ne pas laisser son empreinte sur cette peau de marbre.

— Billie O’Regan.

Son nom semble réveiller quelque chose chez l’homme de science. Le bleu de son regard s’illumine encore davantage, même à la lueur blafarde des lampes à huile. Elle ne voit que cela : deux étoiles froides qui éclipsent la noirceur de son monde.

— Oh, hm, vous êtes… l’épouse de Mr. O’Regan ?

C’est vrai, son frère est là aussi. Elle imagine sa carcasse robuste étendue sur une de ces couchettes, derrière un rideau…

— Sa sœur, réplique-t-elle dans un rire mort-né.

Il hoche la tête, peut-être vaguement embarrassé, et se laisse tomber sur la chaise la plus proche. Billie note le craquement inopportun de ses genoux et se demande, finalement, s’il ne vaudrait mieux pas garder sa jalousie pour elle.

— Pardonnez-moi. Si vous souhaitez le voir, je dois vous demander d’être patiente.

La jeune femme ne sait pas ce qu’elle entend poindre dans son ton si mesuré, mais cela ne lui plaît pas. Tout suggère dans l’attitude du docteur que les nouvelles ne sont pas bonnes.

Circonspecte, elle le regarde réarranger la table qui lui sert de bureau, voyant chaque geste comme un palliatif à une nervosité qu’elle s’imagine, quelque part, davantage en droit de ressentir. Rien ne semble à sa place ici, comme le docteur lui-même ; une pile de livres, une boîte de cigarettes, les restes d’un repas, des crayons usés comme seul lien avec le monde impitoyable des mines de charbon. Elle n’ose demander si c’est à ça que ressemblent les universités.

— Votre frère a subi un choc, continue le médecin. Ce genre d’accident… ce genre d’accident tend à laisser des séquelles autant sur l’esprit que sur le corps.

Billie se sent nauséeuse, tout à coup. Elle se rappelle qu’elle n’a rien mangé, et son estomac se tord douloureusement sous les assauts de l’anxiété.

— Des séquelles…?

Il croise son regard une seconde, puis se détourne, choisissant plutôt de se focaliser sur son tritox. La créature s’accroche paresseusement au revers de son pantalon, plantant ses griffes minuscules dans l’étoffe. Il semble trop petit, trop fragile, et en même temps curieusement indépendant malgré cette tendance à rechercher le contact. L’ouvrière n’aime pas ses yeux venimeux. Peut-être car ils lui rappellent ceux de son propre partenaire lorsqu’ils se laissent aller à la mésentente.

Elle regarde sans les voir chacun de ces gestes pétris de — d’empathie ? Il ne la voit peut-être pas non plus quand ses yeux, trop bleus, se plantent à nouveau dans les siens.

— Mr. O’Regan va bien. Quelques contusions mineures et une plaie suturée ; il sera remis rapidement. C’est… c’est l’état de son partenaire qui m’inquiète.

Un frisson. Billie veut l’obliger à soutenir son regard et à tout lui dire. Non. Elle veut se dérober à cet endroit et prétendre que cela n’existe pas. Non. Elle veut voir Thomas. Maintenant.

Du reste, il ne s’y oppose pas.


***

D’un mouvement du poignet, Billie fracture la frontière souple qui la sépare de son frère.

Une odeur âcre de sueur, mêlée à quelques relents chimiques, manque de lui arracher un mouvement de recul ; mais c’est la face à la fois familière et étrangère de Thomas, hagarde, qui enfonce le dernier clou et fait chanceler sa posture.

Elle devine aisément sa pâleur maladive, malgré la fine couche de barbe qui lui tapisse les joues. Mais ce qui la frappe le plus dans ce visage qu’elle croyait connaître, ce sont ses yeux. Verts encore, de cette nuance qu’elle croise parfois dans son propre reflet ; mais comme rendus plus sombres par l’épreuve. Ils s’enfoncent dans leurs orbites, se cerclent de noir et le font ressembler à un masque.

Elle n’a pas besoin de s’approcher pour savoir qu’il a pleuré. Les fantômes de larmes creusent dans la crasse de son visage, telles deux rivières jumelées qui n’osent se rejoindre. La courbure de ses lèvres tressaille. Il serre si fort ses genoux entre ses mains que ses jointures en deviennent blanches, même sous les résidus de houille qui les tachent.

Même son minotaupe, si revêche, se fige devant l’écho ruisselant de la terreur. Car c’est bien de peur qu’il s’agit par-dessus tout. La peur d’un enfant lorsque ses démons prennent des formes trop tangibles. Autre chose, peut-être ; elle se souvient que Thomas avait peur du noir.

Ses monstres à lui, ce sont les mines. Non contentes de le hanter depuis le dessous de son lit, elles s’évertuent à lui arracher tout le reste. Les fragments de pierres précieuses, hâtivement rassemblés, que sont les souvenirs heureux et les mauvaises blagues — dérobés par des doigts informes qui n’ont que la couleur de l’obscurité.

Billie ne parle pas.

Non que le désir lui manque. Mais l’idée même de la parole se coince, fil de cuivre pris dans les rouages édentés de son esprit ; et les machines rient jaune, remplissant sa tête de leurs ronronnements familiers.

Elle veut tout balayer, alors. Ces rideaux-linceuls d’un odieux blanc cassé qui imitent les barreaux d’une cellule. Les chuchotis des infirmiers qui serpentent depuis d’autres couchettes. Les excuses à demi murmurées d’un corps médical aux yeux bleus. Tout, sauf peut-être l’éclat curieusement rassurant d’une prunelle orange dans sa pénombre.

Il n’y a pas de chaise où s’asseoir. La jeune femme reste immobile, toisant de sa hauteur la silhouette prostrée de son frère. Il ne la voit qu’à moitié : un voile affligé couvre son regard. Elle fait un pas en avant, deux, trois, et se penche sans égards pour son dos. Sa main sale se pose sur la couchette, effleurant un drap qui a connu des jours meilleurs.

Alors, au milieu du silence, leurs yeux se croisent.

Il lui dit tout — ce qu’il peut, entre deux sanglots crus qui semblent lui écorcher la gorge comme des lames de rasoir. Elle entend les mots trancher dans sa propre chair. Les intonations saccadées couler dans ses veines. Plus terribles encore, les tremblements de son corps qui résonnent avec ceux de la montagne.

Et si elle peine à comprendre, d’abord, ce que signifient ces paroles disjointes, le sens se tisse comme une toile. Le migalos qui en habite le centre n’est qu’une ombre aux yeux de houille. Des pierres s’écoulent en cascade et elle entend, lointain comme le carillon des églises de la ville, ce craquement sourd qu’il répète comme une litanie. Ce cri osseux lui donne si froid qu’elle se croirait en hiver.

Après cela, le coup de grâce : elle chancelle encore, son dos ployant sous la gravité irréversible d’une opération à venir.

C’est presque par instinct que ses bras entourent les épaules de son frère, et elle le sent répondre à son étreinte avec la même énergie née de quelque sentiment noir ; colère ou tristesse, elle ne sait pas. Les deux, peut-être. Peu importe. Les callosités de leurs mains sont tant de caillots sertis dans leurs cœurs.

Ils restent un long moment serrés l’un contre l’autre. Quand bien même leurs muscles chuchotent leur inconfort, ils oublient leurs querelles et saisissent ces instants comme une occasion de s’arracher au monde.

Il ne faut que le son d’un grognement pour que cette bulle éclate.

Thomas lève la tête, l’air étrangement larmoyant lorsque le minotaupe de Billie tend le dessous de sa patte, prenant garde à ne pas lui présenter la courbure acérée de ses griffes. L’hésitation, fugace, disparaît. Et le jeune homme pose sa main sur cette offre de paix — étrangement serein au plus fort de la tempête qui fait rage dans sa tête.

Mais ce que sa sœur lit dans ses yeux, à ce moment-là, a le goût d’une déclaration de guerre.