[T] Tout un cirque
– Vous êtes sûrs de ne pas vouloir rester quelques jours de plus ?
Je secoue lentement la tête et esquisse un sourire amusé en voyant la mine affligée de mon frère. Ce bref séjour dans son Repaire n'a pas été de tout repos, mais nous en ressortons tous les deux apaisés et prêts à aller de l'avant.
– Nous avons déjà trop traînés... je réponds en lançant un regard par-dessus mon épaule. La gamine doit encore gagner cinq badges pour revenir te bosser les fesses.
Lucille ne fait pas attention à nous. Elle est au téléphone depuis plus de vingt minutes avec son père et lui raconte son voyage dans les grandes lignes – exception faite de tout ce qui me concerne de près ou de loin.
Ce dernier ne verrait sans doute pas d'un très bon œil le fait que sa fille fréquente le criminel le plus recherché de la région.
– Elle n'a rien d'une gamine... me fait remarquer Jasmine avec un sourire narquois. Malik en sait quelque chose.
Son partenaire lui lance un regard exaspéré sans se donner la peine de répondre. Tous deux ont abandonné leur tenue habituelle au profit d'un pantalon de survêtement large et d'un tee-shirt ample.
Force est de constater que ce style streetwear leur va comme un gant.
– J'aurais quand même une question à vous poser avant de partir d'ici... je lance en plissant les yeux. Pourquoi tout ça ? Le Palais, le cadre désertique, les sabres et les couteaux...
Michael est un garçon excentrique, mais il n'a jamais rien fait sans raison précise. Cet environnement des plus singuliers et les traditions qui y sont rattachées n'ont rien d'un caprice et trouvent forcément leur source quelque part.
– L'étoile d'Arkephyr... murmure sombrement mon frère. Ça te rappelle quelque chose ?
Mon visage devient grave tandis que je me remémore une énième tragédie passée.
– C'est difficile à oublier... je murmure tout bas.
C'était il y a plus de treize ans. Nos parents avaient décidé de nous emmener voir le spectacle de cirque le plus attendu de l'année, non loin de Cryslanthos – la cité des dragons.
L'étoile d'Arkephyr était le nom de la troupe la plus célèbre de tout le continent, en hommage à une légende très ancrée dans le patrimoine de la région. Chaque année, le temps d'une journée, une étoile brillait plus que toutes les autres dans le ciel. Les Anciens racontaient qu'elle annonçait la venue du Pokémon Jirachi, le Faiseur de Vœux, et que ce dernier exauçait le souhait d'une personne au cœur pur avant de disparaître à nouveau.
Les artistes de la troupe avaient construit un spectacle grandiose autour de cette légende, et certains spectateurs affirmaient même avoir vu Jirachi leur apparaître à la fin de la représentation pour réaliser le vœu d'un heureux élu.
Michael et moi n'avons jamais pu confirmer cette folle théorie. Un accident dramatique s'est produit peu après le début des festivités, quand les torches encore allumées des jongleurs ont provoqué un incendie d'une ampleur terrifiante.
Les lieux ont été évacués de toute urgence, mais beaucoup de membres de la troupe n'en ont pas réchappé.
– Je ne savais pas que ça t'avait marqué à ce point... j'ajoute en fronçant les sourcils.
– Malik et moi faisions partie de la troupe... intervient alors Jasmine d'une voix blanche. Nous avons perdu nos familles ce jour-là.
J'écarquille les yeux et demeure interdit.
– Il était lanceur de couteaux, et moi acrobate... ajoute-t-elle avec un soupçon de nostalgie. C'est pour cette raison que nous évoluons dans ce décor, et que nous préférons utiliser des lames plutôt que des armes à feu pour garantir la sécurité du Repaire.
Il me faut un peu de temps pour assimiler tout ça. Jasmine et Malik se sont retrouvés sans foyer du jour au lendemain à cause d'un tragique accident. Quelques années plus tard, Michael leur a offert l'opportunité de s'épanouir à nouveau dans un cadre familier.
Mais mon frère n'a pourtant rien d'un enfant de chœur. J'ai toujours du mal à comprendre pourquoi il s'est donné autant de mal pour des gens qu'il ne connaissait pas.
– Ce n'était pas un accident... lâche-t-il comme s'il pouvait lire dans mes pensées. L'incendie a été provoqué par la Team Fusion.
Une lueur flamboyante traverse le regard de Jasmine. La jeune femme enfonce ses ongles dans ses paumes pour essayer de contenir sa fureur, mais je peux sentir d'ici sa soif insatiable de vengeance.
Tout nous ramène toujours à la Team Fusion. Ces salauds gangrènent la région depuis bien trop longtemps.
– Pourquoi avoir fait ça ? je demande en accrochant le regard de l'hôtesse. Qu'est-ce qu'ils avaient à gagner en détruisant votre cirque ?
– J'imagine qu'ils en avaient après Jirachi... déclare Malik d'un air sombre. Pour le forcer à exaucer un de leurs vœux.
Je plisse les yeux en réfléchissant aux motivations de mes ennemis. Ils ne voulaient sans doute rien du tout. Marianne ne laisserait jamais ses sous-fifres approcher un Pokémon légendaire. Pas même cette brute épaisse de Steve Erzat.
L'architecte de la Team Fusion désirait sans doute quelque chose d'impossible à obtenir. Quelque chose dont elle avait désespérément besoin pour mener à bien ses funestes projets.
J'effleure de mes doigts la sixième Pokéball de ma ceinture tandis que les différentes pièces du puzzle s'emboîtent dans mon esprit.
Tout est beaucoup plus clair désormais.
– Tu as compris... murmure Michael en me lançant un regard perçant. Tu sais ce qu'ils voulaient.
– Vous parlez de quoi ? lance joyeusement Lucille en passant un bras autour de ma taille.
Je pousse un léger soupir de soulagement en enlaçant à mon tour mon amie. Je ne pouvais pas rêver d'un meilleur timing.
– On discutait de ces horribles vêtements qu'ils m'ont obligé à porter... je grommelle en lançant un regard d'avertissement à mon frère.
Il est encore trop tôt pour que Lucille soit impliquée dans cette histoire. Je sais qu'elle nourrit l'espoir de retrouver la trace de sa mère au cours de son voyage initiatique. Entendre la vérité ici et maintenant risquerait de l'anéantir et de mettre à mal tous mes plans pour atteindre Marianne.
– Je les aimais bien, moi... dit-elle en gonflant les joues. Ça change de ton sweat à capuche... Tu penses à le laver, de temps en temps ?
Je lève les yeux au ciel en esquissant un sourire. Le changement de sujet s'est plutôt bien passé, mais je sais que cette discussion devra se poursuivre un jour ou l'autre.
J'espère seulement que le Serpent ne m'enverra pas ses deux crochets à mes trousses pour obtenir des réponses. J'ai déjà suffisamment à faire avec Erzat et ses sbires.
– Ton père est rassuré ? demande Jasmine d'un ton léger, comme si notre conversation n'avait jamais eu lieu.
Lucille esquisse une moue songeuse.
– Je suppose... répond-elle avec un haussement d'épaules. Je lui ai parlé de tous mes Pokémon, et je lui ai dit que j'étais quelque part entre Vulcanor et Altar. D'ailleurs...
Elle se dégage doucement de mon étreinte et plante son regard émeraude dans le mien en me présentant une paume ouverte.
– Aboule le Badge Magma...
Mon visage se fend d'un sourire. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle change aussi rapidement d'avis sur le sujet.
– Mais qu'avez-vous donc fait de Lucille ? je taquine en déposant dans sa main le précieux sésame.
Ces deux jours ont permis à mon amie d'accepter les récents événements et de se tourner plus sereinement vers l'avenir. La Team Fusion aura tôt fait de retrouver notre trace, mais elle ne pourra plus utiliser la géolocalisation pour nous pister.
Et je suis bien décidé à rendre coup pour coup.
– La route est encore longue... prévient Michael d'un ton sérieux qui contraste avec son attitude habituelle. Les prochains champions ne chercheront peut-être pas à t'éliminer de la compétition, mais ils ne te feront pas de cadeau.
Mon amie acquiesce avec détermination. C'est une nouvelle aventure qui commence pour elle, et je sais qu'elle fera tout son possible pour gravir une à une les marches de la Ligue Pokémon.
– Les quatre prochains sont acquis à notre cause... précise Malik en échangeant un regard avec Jasmine. Mais pas Érik.
Lucille hausse un sourcil surpris.
– Érik ? répète-t-elle d'un air intrigué. Un beau blond ? Grand et musclé ? Avec des yeux bleus ? Du genre hyper sexy ?
Je m'efforce de conserver un visage impassible en me préparant à une pique de la part de Jasmine, mais celle-ci ne semble pas avoir envie de plaisanter.
– Ses parents et sa petite sœur sont morts dans l'attentat du centre commercial de Lunapolis... souffle-t-elle en évitant mon regard.
La révélation de la jeune femme jette un froid dans la pièce. J'ai le sentiment désagréable que mes démons passés ne cesseront jamais de me pourchasser, et il n'y a absolument rien que je puisse faire pour me racheter auprès de ce champion.
– Il est déjà très hostile envers moi... soupire Michael. Je n'ose pas imaginer quelle sera sa réaction si vos chemins se croisent.
Je ne tiens pas particulièrement à obtenir la réponse à cette question. Certains combats ne sont pas faits pour être livrés.
– Ça n'arrivera pas... j'assure dans un souffle. Je n'ai pas l'intention de mettre les pieds à Jasélia, de toute manière.
– Papa te recevrait sans doute avec son fusil... renchérit mon frère en s'autorisant un sourire.
Ma situation familiale est tellement pitoyable qu'elle en devient risible. Je prends néanmoins la pleine mesure de mes actions en songeant que je ne pourrai jamais retrouver une vie normale dans cette région – une fatalité à laquelle je me suis résigné depuis longtemps.
– Nous n'y sommes pas encore... je murmure en échangeant un regard avec Lucille.
Beaucoup d'obstacles vont se dresser sur notre route dans les semaines à venir. Altar ne devrait être qu'une formalité, mais Lunapolis sera une autre paire de manches. Et une fois que nous aurons passé Blastindor, nous devrons gravir les montagnes menant à Cryslanthos.
Marianne ne restera pas éternellement cachée. Elle frappera au moment où nous nous y attendrons le moins, et essaiera par tous les moyens de mettre le grappin sur sa fille.
– Il semblerait que l'heure soit aux adieux... lâche Jasmine dans un soupir. C'est dommage, je commençais à bien m'amuser.
– Disons plutôt qu'il s'agit d'un au revoir... je rétorque en lui présentant ma main. À la prochaine ?
La jeune femme lève les yeux au ciel avant de déposer un baiser sur ma joue, puis se tourne vers Lucille pour la prendre dans ses bras.
– Prends bien soin de toi... lui souffle-t-elle d'un ton affectueux. Et n'hésite pas à le rendre zinzin dès que tu en as l'occasion.
Mon amie lui rend son étreinte avec beaucoup d'émotions.
– Je suis désolée pour tout ce que je t'ai dit... dit-elle en ravalant ses larmes. J'ai été horrible.
– J'ai connu pire... lui assure la danseuse avec un clin d'œil. Tu es toute pardonnée.
J'échange une poignée de main avec Malik et me tourne enfin vers mon frère. Ce dernier lutte pour se donner contenance et rester digne devant ses subalternes, mais je ne le connais que trop bien.
Un rien pourrait suffire à le faire craquer.
– Il faut vraiment que tu fasses quelques choses pour ces horreurs... je lâche en désignant les crocs de dragons suspendus à ses oreilles.
Cet idiot laisse échapper un sanglot avant de me serrer contre lui de toutes ses forces. Son geste me prend de court et me renvoie plus de dix ans en arrière, lorsque nous parcourions encore la région avec insouciance.
– Retrouve-la... me murmure-t-il à l'oreille pour que personne d'autre ne l'entende. Retrouve-la, et fais-leur payer au centuple.
Mon frère recule d'un pas pour plonger son regard dans le mien, et je lui réponds par un hochement de tête à peine perceptible, gage de promesse silencieuse.
– Merci pour tout... lui dit Lucille en lui serrant la main de manière très formelle. Et désolée...
– Pourquoi es-tu désolée ? lui demande Michael en fronçant les sourcils.
Mon amie esquisse un sourire espiègle.
– Tu m'as offert un Draby... rappelle-t-elle en attrapant la petite Pokéball. Et d'ici quelques mois, c'est lui qui me permettra de te piquer le titre de Maître Pokémon.
Jasmine et Malik échangent un regard complice avant de se tourner vers mon frère.
– T'es foutu, mec... soupire le lanceur de couteaux.
Nous nous autorisons à rire de bon cœur une dernière fois avant de quitter l'appartement du Serpent. Ce dernier nous a donné la clé des toilettes du sous-sol. C'est là-bas que nous trouverons, d'après ses dires, la sortie du Palais.
J'espère seulement qu'il ne se paye pas notre tête. Lucille s'est montrée sceptique lorsqu'il nous a présenté l'objet en métal, mais il a fait mine d'être offensé par son manque de confiance.
– Dracaufeu est en forme ? me demande mon amie. Parce que si c'est un piège, je te propose de cramer les toilettes.
Je lève les yeux au ciel et active l'ascenseur pour rejoindre le niveau le plus bas du palais, comme nous l'a préconisé mon frère. Nous débouchons alors sur un couloir sombre au bout duquel se trouve une vieille porte en bois délabrée.
– La clé n'était pas nécessaire... me fait remarquer Lucille. J'ai l'impression qu'il suffit d'éternuer pour qu'elle s'écroule.
J'esquisse malgré moi un sourire et insère avec précaution la clé dans le verrou avant de la tourner une fois. Un déclic se fait alors entendre et laisse apparaître...
– Un siège de toilettes... murmure ma protégée d'un air faussement ébahi. C'est incroyable.
Elle s'avance tout de même pour observer avec une grimace le contenu de la cuvette, lorsqu'un Pokémon étrange se matérialise brusquement devant nous.
– MERDE ! couine-t-elle en pointant aussitôt son smartphone dans sa direction. Tu m'as fait peur !
Mon amie active d'un geste machinal son application Pokédex pour enregistrer le profil de la créature qui lévite tranquillement devant elle.
"Abra. Le contenu de ses rêves influe sur les pouvoirs psychiques qu'il utilise dans son sommeil."
Lucille cligne plusieurs fois des yeux en observant le Pokémon avec une certaine fascination. Elle agite sa main devant sa tête à plusieurs reprises, mais ce dernier ne réagit pas.
– Je crois qu'il dort... souffle-t-elle d'un air incrédule.
– Je crois plutôt qu'on devrait reculer... je préviens tandis qu'une aura bleutée nimbe le corps de la créature.
C'est trop tard. Abra étend son aura devant lui pour recouvrir nos corps et active son pouvoir sans nous laisser le temps de réagir.
Lucille et moi sommes alors emportés dans un tourbillon de lumières et de couleurs qui nous font perdre toute notion de temps et d'espace, tandis que nos corps se dématérialisent brusquement pour se reformer presque aussitôt dans un endroit différent.
– J'ai envie de vomir... gémit mon amie en mettant ses mains devant sa bouche.
– Pas sur moi... je grommelle en reculant d'un pas.
Mon dos se heurte à des barres en métal. Je prends une profonde inspiration pour retrouver mes esprits, puis me retourne pour analyser notre nouvel environnement.
Nous sommes emprisonnés dans ce qui semble être une oubliette de château fort.
– Ça tourne... se lamente Lucille d'une voix nauséeuse. Je ne me sens vraiment pas b...
– Chut... j'intime en posant inutilement un index sur mes lèvres. Je crois que j'entends quelqu'un qui approche.
Un homme descend les marches d'un escalier en pierre et s'avance tranquillement vers nous. Il s'agit d'un individu à l'apparence très quelconque, vêtu d'une chemise blanche simple et d'un pantalon marron très classique.
Je ne le remarquerais sans doute pas si je le croisais dans la rue.
– Bienvenue dans mon château... dit-il d'une voix tout aussi plate en projetant sur nos tronches le faisceau de sa lampe torche. Je suis Thierry, le champion d'Altar.