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Dans les veines de la terre de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 27/07/2023 à 14:33
» Dernière mise à jour le 27/07/2023 à 19:56

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Drame   Famille   Galar

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Aux cœurs de pierre
— Arrête de bouger. Je sais que c’est désagréable.

Billie soupire devant l’obstination de son minotaupe. L’animal s’évertue à détourner la tête pour empêcher sa dresseuse d’accéder à la tache rougeâtre qui macule son pelage sombre. La blessure n’est que superficielle, à peine visible sous la crasse du charbon, mais la jeune femme se refuse à laisser la moindre plaie s’infecter.

Elle attrape une baie dans sa sacoche et l’agite sous le museau de son coéquipier, qui ne peut s’empêcher de regarder le fruit avec envie.

— Mange ça et laisse-moi faire, ordonne-t-elle, prenant bien soin de laisser une certaine douceur poindre dans sa voix.

Bien que méfiant, son partenaire ne rechigne pas à laisser la nourriture fondre entre ses dents. Rassurée, l’ouvrière s’applique à désinfecter la coupure nette et à bander la plaie du mieux qu’elle peut. Les années l’ont habituée à la rigueur de ces tâches. Elle se sentirait idiote d’encombrer l’infirmerie pour si peu, et si les mines lui ont appris quelque chose, c’est qu’il vaut toujours mieux compter sur soi-même.

Tout de même ; les journées paraissent de plus en plus épuisantes à mesure que la saison estivale se rapproche. Il ne fait jamais très chaud dans cette région de Galar, même au plus fort du mois de juillet, mais elle ne peut s’empêcher de s’inquiéter.

Les rumeurs abondent dans les tréfonds des galeries, où les racontars sont une denrée aussi commune que la saleté. Elle n’y prend guère part, mais l’on ne peut s’empêcher d’entendre, lorsqu’entre deux chansons des murmures éreintés parviennent jusqu’aux oreilles. Ce sont des histoires de révolutions avortées — tuées dans leur œuf par des mains trop propres pour être honnêtes. Des histoires d’argent et de principes.

Cela fait déjà plusieurs jours depuis la réunion, et rien ne semble avoir changé. Pas si vite, bien sûr. Billie mesure le temps en unités de travail, incapable d’appréhender la rotation des aiguilles d’une montre qu’elle ne possédera sans doute jamais. Elle se demande comment lui le perçoit ; son minotaupe, si taciturne avec son regard torve et la courbe parfois vicieuse de ses babines. Une ligne sans fin, peut-être, ou bien une chaîne dont chaque nouvelle heure à s’échiner est un maillon.

Elle n’aime pas se laisser aller à tant de mélancolie, mais ses pensées ne brillent guère lorsqu’elle est presque seule. Ses yeux quittent ceux de son plus vieil ami. Elle préfère observer les autres ouvriers qui grignotent leurs repas avec leurs partenaires ; le balancement familier des lampes à huile au-dessus de leurs têtes ; le pêle-mêle de casques et de pioches qu’on laisse traîner sur des caisses en attendant la fin du déjeuner.

Ses collègues sont là-bas, trop loin pour qu’elle distingue clairement leurs visages. Il lui arrive de manger avec elles, mais leurs bavardages la fatiguent. Certaines parlent de leurs maris, de leurs enfants, et ses doigts veulent se crisper. Car qui voudrait partager cette vie-là ?

Un soupir d’agacement reste coincé entre ses dents. La faim la tenaille, mais elle s’est promis d’attendre Thomas, désireuse d’apaiser les tensions entre eux. Peut-être qu’elle ira boire avec lui ce soir… L’idée de le laisser seul ne lui plaît pas tellement.

Lasse, elle continue à regarder autour d’elle, songeant à creuser les parois d’un simple regard acéré. Si seulement ces fichus plafonds s’écroulaient pour de bon, si ces charpentes moisissaient comme leurs os et ceux de leurs ancêtres. Elle aimerait presque entendre une machine hurler, exploser, tout balayer dans son sillage — si seulement les tunnels étaient déserts. Mais il y a trop de monde, même ici, au carrefour des galeries où les espoirs s’enterrent.

Elle aperçoit la silhouette délicate de celui qu’elle croit être le docteur, discutant avec le contremaître. Un genre de lézard sombre s’accroche au bas de son pantalon, la faisant vaguement sourire. Elle le voit prendre des notes sur un carnet, et de temps en temps, remonter les lunettes qui glissent le long de son nez.

Il rôde comme une ombre dans les mines, mais il ne ressemble pas à ceux qu’elle côtoie ; bien habillé et rasé de près, il jure comme une toile de maître au milieu d’un amas de ruines. Elle laisse ses yeux traîner quelques secondes de trop sur le marbre de son visage, traçant des angles coupants accentués par la lumière, et se demande de quoi cela aurait l’air sous ses doigts. Si sa peau serait froide comme les statues blanches auxquelles il ressemble tant.

C’est étrange, mais— elle ne veut pas le voir noirci par le charbon.

Guettant l’arrivée de son frère, elle prête une oreille distraite à leur conversation. Leurs voix lui parviennent assez claires, chacune teintée d’un accent différent. Mr. Wimsey parle avec la gouaille habituelle de la classe ouvrière, tandis que l’autre sonne, suppose-t-elle, comme quelqu’un qui a fréquenté les universités.

— Les études, c’est pas mon rayon, vous savez… J’ai à peine vu les bancs de l’école quand j’étais petit.

— Hm-hm, marmonne le docteur en griffonnant.

— Remarquez, c’est très bien, ce que vous faites, mais je me demande : vous n’avez pas assez de travail avec tous ces accidents ? Vous n’êtes pas bien nombreux à vous occuper des soins.

— C’est ce que je me tue à dire aux administrateurs, mais vous savez comment ils sont. Ne vous inquiétez pas de mes recherches. Mon devoir est d’abord auprès des ouvriers et je n’entends pas vous abandonner à votre sort.

Il semble pensif un instant, laissant glisser ses doigts pâles sur son menton.

— À ce propos, j’ai appris que madame Miller avait vu le directeur…

Un ricanement rocailleux quitte la gorge du contremaître.

— Pour tout le bien que ça fait ! Oh, vous méprenez pas. Je pense que c’est une bonne cause. Mais vous savez ce que c’est, maintenant— depuis combien de temps vous êtes là ?

— Pratiquement un an, répond le plus jeune, laissant un sourire vaguement rêveur fleurir sur ses lèvres. Je crains de ne pas être très au courant du fonctionnement de cet endroit. Sir Pendleton est assez accommodant avec moi, mais… Je ne prétends pas le connaître. Ni lui, ni vos conditions de travail.

— Vous avez pas vu le pire. Quand j’avais votre âge, oh, c’était autre chose. Il y avait moins de bêtes parmi nous. Les journées étaient plus longues. Si longues qu’on voyait à peine le soleil en hiver. Les vieux gars comme moi, on se brisait le dos à coups de pioche, et voilà le résultat. J’en suis réduit à surveiller les jeunes, partagé entre le soulagement et la gêne d’être rendu si inutile, à les regarder travailler pendant que mes genoux me font des misères. Mon vieux partenaire n’en mène pas large non plus.

Du coin de l'œil, elle voit le docteur se pencher légèrement pour observer le minotaupe du contremaître. Elle suppose qu’il étudie sa physionomie pour mesurer les ravages du labeur, ou quelque chose de cet acabit.

— Il est encore en bonne santé, mais si je peux vous recommander quelques précautions…

Billie cesse d’écouter, trop consciente que les minutes passent et qu’il n’y a pas trace de son frère venant de la bouche béante de sa galerie. Elle reste assise, serrant pathétiquement sa gamelle de ragoût entre ses mains fourbues.

Finalement, plusieurs hommes émergent du tunnel menant aux galeries où Thomas travaille. Elle en reconnaît un ou deux à leur démarche : leurs visages sont particulièrement sales, aujourd’hui. Plus en retrait, un ouvrier claudiquant est soutenu par son machopeur. Elle plisse les yeux pour être certaine — son cœur manque un battement — que c’est bien du sang qui macule une partie de son bas d’uniforme. Ce n’est pas son frère.

Les autres semblent indemnes, à l’exception de la noirceur qui les recouvre de la tête aux pieds. Quelques-uns tâchent de maîtriser des quintes de toux qui résonnent contre les parois. La jeune femme sent l’anxiété monter en elle, la faim se disputant à des reflux de bile. Elle sent même la tension qui hérisse les poils de son minotaupe.

Sans perdre un instant, elle se précipite auprès de Mr. Wimsey, vite rejoint par plusieurs de ses hommes, et tâche de trouver du sens au brouhaha de voix et d’exclamations qu’ils échangent. Un mot revient plusieurs fois. Un mot terriblement redouté par tous les mineurs.

Éboulement.

Un frisson court le long de sa colonne vertébrale. Une sueur froide se colle à ses paumes. Elle regarde alentour, encore une fois, dans l’espoir de trouver le visage qu’elle cherche. Il n’y a nulle trace de Thomas ou de son partenaire. Elle attrape le vieux contremaître par le bras, chiffonnant sans le remarquer sa manche avec force.

— Je dois aller chercher Thomas. Il travaillait dans quelle galerie, ce matin ? s’enquit-elle, incapable de contenir la peur sourde qui bat contre ses tempes.

Pris au dépourvu, Mr. Wimsey la dévisage comme s’il s’agissait d’un chien enragé. Elle ne se rend pas compte tout de suite. Quelques secondes passent et elle fait un pas en arrière, lâchant son bras.

Le docteur l’observe en silence. Elle croise brièvement son regard derrière les verres de ses lunettes. Il a les yeux bleus, pâles comme des lampes à huile. Si bleus qu’ils paraissent trouer l’obscurité. La créature qui s’accroche à son pantalon la scrute aussi ; elle se force à tourner la tête alors que l’homme s’éloigne pour s’occuper du blessé.

— Thomas, répète-t-elle. Où est-ce qu’il est ?

La réponse lui parvient comme étouffée. Elle s’y accroche furieusement, plante ses ongles dans chaque mot pour laisser des cicatrices dans le tissu de sa perception.

— Billie, attends ! s’écrie le contremaître.

Elle ne l’écoute pas, bien sûr.

Elle attrape une lanterne et court aussi vite que ses jambes le lui permettent ; sans se demander si son minotaupe la suit.


***

Le rugissement familier des machines semble la coincer dans un éclat d’univers taillé dans la houille et l’obscurité.

Billie songe que c’est une mauvaise idée de compter à ce point sur la mécanique. Avant ce nouvel âge technologique, elle aurait entendu l’éboulement et senti ses secousses dans chacun de ces os. Maintenant, les tremblements se gravent dans une routine sinistre. Par-dessus l’odeur rance de l’huile de wailord, elle perçoit des échos de sueur, résidus des hommes qui viennent de remonter. Son minotaupe, marchant à son côté, en plisse le museau d’inconfort.

Ils avancent d’un pas décidé le long d’une galerie déserte. Des pioches et autres outils ont été abandonnés à la hâte ; certains sont encore encastrés dans des parois, comme si leurs propriétaires avaient été interrompus en plein mouvement. L’ouvrière s’étonne que personne n’ait songé à donner l’alarme, mais au fond, elle sait que l’instinct de survie ne s’embarrasse pas d’altruisme. Elle espère que ceux qui s’en sont tirés n’ont pas laissé leurs partenaires non-humains payer le prix de la cupidité de son espèce.

Le halo pisseux qui entoure la lampe suffit du moins à les éclairer sans difficulté. Billie repère des lanternes brisées au sol, sans doute secouées par la violence du choc, et cela lui arrache un tressaillement. Elle ne flanche pas, cependant, tant pour elle-même que pour son frère. Elle doit faire bonne figure devant son coéquipier, mais une part d’elle est consciente qu’il n’est pas dupe.

À mesure que tous deux progressent, elle se sent obligée d’appeler pour insuffler un semblant de vie à ces veines trop silencieuses dans lesquelles ils s’engouffrent. Les deux syllabes d’un prénom s’entrechoquent contre les parois. Elles s’éloignent sans trouver leur destinataire.

Elle imagine ; des légions d’étoiles éclater sur l’envers de ses paupières. Par-dessus, le grondement sinistre de la terre qui tremble, des frissons secouant les réseaux de cavernes artificielles.

Billie appelle encore, et encore, et encore— jusqu’à ce que son minotaupe se tende en même temps que quelque chose parvient à ses oreilles attentives. Cela pourrait être n’importe quoi. Une voix, peut-être. Elle s’accroche à ce filet d’espoir.

— THOMAS ! s’écrie-t-elle, soudain indifférente à l’urgence qui habille son ton comme une seconde peau.

Les échos résonnent douloureusement dans les tunnels. Elle les sent pulser, organiques, le long de cette galerie qui ressemble à un intestin de pierre. Ses sens se tendent comme des fils de cuivre alors qu’une fatigue s’enracine dans les muscles de son bras.


— BILLIE !?

Le son lui parvient étouffé, si bien qu’elle n’est pas certaine de déceler dans ces notes le timbre familier de son frère. Mais c’est son propre nom qui heurte ses tympans. Elle presse le pas, appelant encore pour obtenir des réponses et localiser la source de cette voix. Ses doigts se crispent si fort autour de la poignée de sa lampe qu’elle craint de les sentir se briser.

Un regard à son partenaire la rassure, et lui remplit le cœur d’une étrange allégresse qu’elle hésite à trouver déplacée. L’animosité de son coéquipier non-humain à l’égard de Thomas s’est renforcée, dernièrement. Et pourtant, il est là, soutien silencieux mais inébranlable à son côté ; il se souvient que les choses n’ont pas toujours été ainsi, et peut-être que dans sa gueule aussi, les souvenirs couvent un goût amer.

Cette errance hésitante, suivant des échanges de cris plus ou moins lointains, les guide jusqu’à une partie plus reculée encore de la caverne. Plus de pioches et de lanternes, ici. Seulement la silhouette menaçante d’une machine, faite de science et de métal. Elle ignore tout de son utilité.

Un amas de rochers, trop volumineux pour être déplacés à mains nues, bloque le passage vers ce qui devait être une alcôve naturelle. Elle laisse ses doigts nus tracer des courbes irrégulières et des angles saillants, et se maudit de ne pas avoir amené quelqu’un d’autre qui aurait un machopeur— puis elle se fige, songeant au partenaire de son frère.

— Tout va bien ? Machopeur est avec toi ? s’enquit-elle, tâchant de ne pas laisser poindre trop de son inquiétude.


— Ouais. Il a encaissé le plus gros du choc pour me protéger.

Une toux, légère mais déjà teintée de notes grasses déplaisantes, résonne de l’autre côté du mur de pierres.


— Il est à moitié coincé et inconscient. Est-ce que—

Billie entend une autre quinte de toux. Ses dents se plantent dans sa lèvre inférieure par réflexe alors que ses yeux verts prennent la couleur d’une tempête.


— Est-ce que les secours vont venir ?

— Oui, répond-elle presque par réflexe.

C’est la vérité, mais cette réponse laconique lui laisse un arrière-goût déplaisant sur le bout de la langue. Thomas mérite mieux que cela. Disparues sont les pensées mesquines qui rôdaient sous la surface. Maintenant qu’un réel danger le menace, elle sait qu’elle ne peut se résoudre à considérer ce qui reste de sa famille comme un fardeau.

Sa gorge est sèche de soif et son estomac crie famine. Elle s’en moque bien.

— Des types de ton équipe sont remontés un peu plus tôt, ajoute-t-elle. Il y avait un blessé. Le docteur s’en occupe, je crois… Je pouvais pas attendre qu’ils envoient quelqu’un, je suis descendue directement. Mais ils devraient arriver.

La jeune femme fait de son mieux pour rendre ses paroles rassurantes. Elle sent l’échec ruisseler le long de chaque mot comme du sang d’une plaie suintante, et s’en veut de ne savoir offrir davantage que cette hypocrisie. Ses yeux errent un instant sur la blessure de son partenaire, proprement désinfectée et bandée, puis reviennent aux rochers qui ont la voix de son frère.

Il ferait presque froid dans la galerie sans la chaleur de la lampe à huile. Les entrailles de la terre n’ont rien d’accueillant, même pour eux, enfants d’ouvriers qui s’y enterrent depuis de longues années. Elle se sent prise au piège dans l’estomac d’un monstre ; pense aux histoires ridicules de ses collègues qui lui font craindre davantage la colère inconstante des machines. Elle rêve, la nuit, d’arracher des milliers de boulons qui prolifèrent telles des croûtes purulentes.

C’est à peine si elle entend la réponse de Thomas par-dessus les battements sourds de son cœur.


— D’autres gars ont eu moins de chance. J’en ai vu deux—

Une hésitation le stoppe net, piégeant sa voix dans son alcôve rocheuse.


— J’en ai vu deux se faire emporter. J’ai rien pu faire.

Elle ne sait pas si elle imagine la détresse dans le ton de son frère, ou bien si elle est réelle, mais le résultat est le même. Sans s’en rendre compte, l’ouvrière se rapproche de son partenaire, cherchant dans cette proximité physique le soutien qu’elle peine à prodiguer. L’animal semble comprendre : son regard, si acéré, s’adoucit légèrement alors qu’il offre ses grognements comme conversation.

Quelle équipe pathétique ils forment, tous ; cette famille désunie, fragmentée comme le miroir brisé de leurs jours heureux. Elle ne s’autorise jamais à pleurer, pas même maintenant qu’un mur scelle Thomas au fond d'un trou noir.

Une idée germe dans son esprit alors que ses doigts effleurent de nouveau la pierre.

— Hé, attends ! Minotaupe est avec moi. Peut-être que je peux… peut-être qu’il peut déblayer ces rochers ?

Un bruit lui parvient en réponse. Elle ne sait pas au juste si c’est une quinte de toux ou un rire étouffé.


— Non, je crois pas que ce soit une bonne idée. Je veux dire… ça peut déclencher un autre éboulement, non ?

Elle ferme les yeux, le goût de la défaite au bord des lèvres.

Son esprit épuisé imagine l’assaut de griffes, l’action inévitable de la gravité, et par-dessus tout, l’imprévisibilité si caractéristique d’une nature réduite à l’esclavage. Oui, évidemment, cela pourrait être pire. Ce sont les mêmes mots qu’elle se répète le soir, son corps encore trop sale blotti dans des draps blancs. Cela peut toujours être pire.

— Ouais, soupire-t-elle. Ouais, t’as raison. Merde. Je vais rester là en attendant que quelqu’un arrive, et tant pis si je me fais engueuler.

Il ne répond pas. Elle se réjouit de ne pas recevoir d’objection et s’installe tant bien que mal contre la roche, la lampe à huile brûlant à ses pieds. La présence de son partenaire la réconforte plus qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Ils observent tous un silence presque trop solennel alors que, plus loin, trop loin peut-être, une sirène familière retentit.


— Merci, Billie.

Remercier n’est pas le genre de Thomas. Elle se demande un instant si elle l’a vraiment entendu, ou plutôt rêvé. Qu’importe : elle sourit de cet air triste qu’ont les résignés.


***

Elle regarde avec apathie les brancards s’éloigner.

Mr. Wimsey vient de lui annoncer qu’elle ne sera pas payée aujourd’hui. Elle sait qu’elle n’aurait pas dû obéir à son angoisse ; qu’il aurait fallu retourner au travail et ignorer la boule logée dans son ventre. Elle s’en fiche. Thomas recevra une indemnité le temps de se remettre, et elle pourra retourner s’épuiser pour deux dans son fichu puits.

Billie songe un instant à suivre le convoi des ouvriers et infirmiers, mais l’allure macabre de cette procession lui laisse un goût nauséeux en travers de la gorge. Ses doigts se crispent, ankylosés à force d’avoir serré la poignée de sa lanterne si longtemps. Elle ne sent plus qu’à peine ses genoux, ni le poids trop lourd de son corps qu’elle porte machinalement dans la direction opposée.

Ignorant le regard inquisiteur de son minotaupe, elle s’engouffre dans le passage fraîchement dégagé, prenant garde à ne pas glisser sur des fragments de rochers. Elle y promène le faisceau de sa lampe, ne distinguant qu’un espace exigu où demeure l’odeur âcre de la sueur. Pas celle du sang. Nulle trace n’en peint les parois, ni le sol. Il n’y a rien ici qui indique qu’un homme et son partenaire y sont restés coincés quelques heures.

Dans son dos, un grognement la pousse à jeter un œil par-dessus son épaule.

— C’est bon, j’arrive.

Elle amorce un mouvement pour se retourner, mais quelque chose attire alors son attention. Elle se fige. L’un de ces rochers semble avoir bougé. Cela lui semble d’abord idiot, et elle met cette impression sur le compte de la fatigue. Mais, juste pour être sûre— elle s’enfonce un peu plus dans l’alcôve étroite, brandissant la lumière comme une arme de poing, et laisse ses yeux prendre la mesure.

Il y a bien quelque chose de différent chez l’un de ces amas caillouteux. En fait, cela ressemble davantage à un gros bloc de charbon qu’à un rocher. Rien d’extraordinaire dans une mine. Si ce n’est que son gagne-pain n’est pas censé remuer. Elle s’agenouille pour observer de plus près. Sa main hésite, errant quelques centimètres au-dessus de cette matière qui pourrait être du charbon.

Alors qu’elle l’effleure de sa paume, elle sent une brûlure sur sa peau, en même temps qu’un éclat orangé la fait bondir de stupeur. Elle trébuche et tombe douloureusement sur les fesses, sans cesser de scruter la chose étrange.

Ce qui ressemble à un joyau de feu serti dans cet amas — elle tressaille — n’est autre qu’un œil. Elle croit halluciner, mais la manière dont il bouge dans ce qui tient lieu d’orbite ne laisse que peu de place à l’imagination. Lorsque sa pupille se pose sur elle, Billie cesse instinctivement de bouger, craignant un danger. La sensation de brûlure commence déjà à se dissiper, ne laissant qu’une irritation dans son sillage.

La jeune femme retient sa respiration et se relève, jaugeant qu’il est préférable de garder une distance de sécurité. Seulement, quelque chose la chiffonne dans les mouvements erratiques de la créature. Elle remue faiblement, comme s’il lui était impossible de faire davantage.

— Oh !

L’exclamation lui échappe malgré elle lorsqu’elle réalise : bien sûr, elle aussi a dû être prise dans l’éboulement, et confondue ainsi avec les rochers, nul doute que Thomas ne l’a pas vue dans l’obscurité. Billie déglutit et se rapproche prudemment.

— Je vais t’aider, dit-elle doucement.

Elle s’attend presque à se faire attaquer, mais la chose demeure immobile. Seul son œil flamboyant suit ses mouvements. Elle n’y décèle nulle méfiance. Seulement ce qu’elle croit y voir : un appel à l’aide. Procédant avec toute la délicatesse dont elle est capable, l’ouvrière attrape la pierre la plus proche et la déplace tant bien que mal pour dégager un peu plus la forme irrégulière qui a la couleur du charbon. Elle s’y attelle durant quelques minutes, sentant les yeux si perçants de son partenaire dans son dos.

Une fois la tâche accomplie, elle cerne un peu mieux ce dont il s’agit. La créature mesure environ un pied de long. Il s’agit bien d’une sorte de rocher serti d’un œil brillant, rien de plus. Si la partie inférieure de son corps ressemble presque à une roue, elle ne saurait en jurer. Cependant, malgré l’aide qu’elle lui a apportée, Billie note avec inquiétude que la chose ne semble pas décidée à bouger. Elle continue à trembler faiblement, incapable de faire davantage.

D’une certaine manière, la détresse de cet être lui rappelle la sienne propre ; celle de son frère et de leurs partenaires, coincés ici-bas dans les entrailles du monde. Un pincement au cœur la surprend presque. Elle se croyait suffisamment endurcie. Ce sentimentalisme ne lui ressemble pas, et pourtant, rien ne pourrait la convaincre de s’en défaire maintenant. Elle soupire contre elle-même et se décide à tendre une main secourable.

Se rappelant de la chaleur dégagée par la créature, elle enfile ses épais gants de cuir et invite son minotaupe à s’approcher. Son partenaire se contente de poser dessus un regard circonspect qui ne trahit nulle autre émotion qu’une curiosité savamment contenue.

— Aide-moi à la porter, tu veux ?

Elle déglutit, se sentant bête de devoir se justifier.

— On ne peut pas la laisser là, elle est peut-être blessée…

Pourquoi se sentir si nerveuse ? Il n’y a aucun jugement dans les yeux sombres de son plus vieil ami. Elle pense même — sans être sûre — y lire une étincelle d’admiration aussi inhabituelle que bienvenue. Un sourire sans couleur orne ses lèvres, rehausse la peau souillée de ses pommettes saillantes.

C’est en équipe qu’ils travaillent ; et cette fois sans rancœur.