[T] Un jeu dangereux
Le Repaire est un endroit fascinant à bien des égards. Je pensais que cette mystérieuse cité souterraine avait un nom plus officiel, mais il semblerait que mon frère ne se soit pas encombré de ce genre de détails. Ce crétin a sans doute épuisé son potentiel créatif en transformant sa garde rapprochée en hommes du désert.
J'ai passé toute mon après-midi à étudier la topographie des lieux. La ville ne comprend qu'une seule et unique entrée, à savoir celle que nous avons emprunté ce matin via les galeries souterraines. J'en déduis donc qu'il existe quelque part une ou plusieurs issues de secours gardées secrètes pour se prémunir d'une éventuelle attaque extérieure.
La plupart des gens que j'ai croisés se sentent en parfaite sécurité dans le Repaire. J'ai d'ailleurs du mal à concevoir que cet endroit ne figure sur aucune carte, tant les allées et venues sont nombreuses. C'est comme si les visiteurs mettaient un point d'honneur à conserver le silence quant à son existence.
J'effleure machinalement ma ceinture pour m'assurer que mes Pokéball y sont toujours rattachées. J'ai d'ailleurs fini par rappeler Pikachu en songeant que j'attirais beaucoup trop l'attention sur moi.
– Thomas Gray ?
Je me retourne vivement en reconnaissant la voix de Jasmine. Mes yeux s'écarquillent sous l'effet de la surprise en découvrant sa tenue de danseuse.
L'hôtesse porte une délicate tunique en mousseline de soie qui épouse parfaitement les courbes de son corps. Le vêtement est orné de perles scintillantes et de sequins qui captent la lumière artificielle et font étinceler chacun de ses mouvements. Enfin, un somptueux châle en dentelle légère est drapé autour de ses épaules et retombe délicatement le long de ses bras.
– Vous êtes... ravissante... je souffle sans pouvoir détourner mon regard.
La jeune femme m'adresse un sourire sincère et me remercie d'un hochement de tête.
– Le Maître souhaite vous voir... me dit-elle d'une voix légère en désignant le Palais. Il a privatisé le salon VIP pour que vous puissiez vous entretenir en privé.
Je sens mon visage s'assombrir malgré moi. Notre dernier échange relevait plus du spectacle qu'autre chose, et je n'en suis pas fier. Mon frère et moi avons beaucoup de choses à nous dire, et cette entrevue sera peut-être le moyen d'obtenir des réponses à mes questions.
– Je vous suis... je lâche dans un soupir.
Jasmine semble satisfaite et m'entraîne d'un pas vif en direction du majestueux édifice. Nous traversons ainsi le Quartier des Plaisirs sans que rien ne vienne troubler le silence environnant. Je voudrais pouvoir lui présenter des excuses pour les propos inadmissibles tenus par Lucille un peu plus tôt, mais je ne tiens pas à rouvrir cette blessure à quelques minutes seulement de sa représentation.
Finalement, la jeune femme décide de se lancer la première.
– Vous comptez beaucoup pour lui... dit-elle sans me regarder.
Je hausse un sourcil perplexe en songeant que mes liens avec Michael ne la regardent en rien. Néanmoins, il est bien possible que ce dernier l'ait choisie non pas pour sa frivolité et ses talents de danseuse, mais pour son empathie et sa perspicacité.
– Il a une drôle de façon de le montrer... je réponds avec un ricanement.
L'hôtesse esquisse un nouveau sourire mais n'insiste pas davantage. Nous entrons dans le bâtiment en attirant les regards envieux – et assassins – des clients, puis rejoignons l'arrière du Palais pour déboucher sur un long couloir menant au Hall Pourpre et au salon VIP.
– C'est ici que nos chemins se séparent... lance Jasmine avec un clin d'œil séducteur. N'hésitez pas à venir me voir lorsque vous aurez terminé votre conversation.
Je lève les yeux au ciel d'un air amusé tandis qu'elle ouvre une porte donnant sur une immense salle où des centaines de clients se déhanchent au rythme de la musique.
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine lorsque je remarque la présence de Lucille. Cette dernière est collée à un homme que je n'ai encore jamais vu et le fixe d'un regard embrasé.
– Qu'est-ce que c'est que ce bordel... je gronde en bloquant la porte.
Je sens la colère monter en moi et hésite un instant à m'engouffrer dans le Hall Pourpre pour régler mes comptes avec ce type, mais l'ouverture de la porte derrière moi détourne mon attention au dernier moment.
– Vous êtes pile à l'heure... m'accueille la voix enjouée de la deuxième hôtesse croisée ce matin. Le Maître vous attend.
Je lance un regard mauvais à la jeune femme. Son intervention impromptue vient d'empêcher un nouvel esclandre, et je soupçonne mon frère d'avoir été informé de la présence de mon amie dans le Hall Pourpre.
– Il ne va pas être déçu... je grogne en m'engouffrant dans le salon VIP.
Une ambiance feutrée s'empare aussitôt de mes sens. Les lumières tamisées projettent des ombres dansantes sur les murs recouverts de riches tentures veloutées d'un rouge profond, mettant ainsi en valeur les tables de jeu élégamment ouvragées et les canapés en cuir usés par les affres du temps.
Mon frère est installé au fond de la pièce, nonchalamment installé sur un fauteuil, derrière une table basse un peu vieillotte où sont posés deux petits verres et un seau de glace pilée.
– Je te prierais de bien vouloir contourner le mobilier avant de m'en coller une... lance-t-il d'un ton détaché en tirant une bouffée de sa cigarette.
Je conserve un visage impassible en restant immobile. Je n'ai pas l'intention de le frapper à nouveau – ce n'est pourtant pas l'envie qui me manque, mais je n'ai pas non plus l'intention de m'excuser pour mon attitude sur la place.
Michael désigne le canapé devant lui de sa main libre.
– Je t'en prie... dit-il avec un sourire espiègle. Installe-toi.
Je m'avance d'un pas mesuré et m'assieds sans quitter le Serpent des yeux un seul instant. Ce dernier ne se formalise pas un seul instant de ma méfiance à son égard.
– Tu prendras un whisky ? propose-t-il en sortant une bouteille neuve de la table basse.
– Non merci... je réponds sombrement. Je ne bois pas.
Mon frère lève les yeux au ciel avant de remplir les deux shots et d'y ajouter une poignée de glaçons.
Ce crétin a vraiment le don de m'exaspérer.
– Comme tu es quelqu'un de profondément ennuyeux, je te propose de participer à un petit jeu.
Je hausse un sourcil sans faire de commentaires. Michael interprète mon silence comme une invitation à continuer.
– Nous allons à tour de rôle tenter de deviner une vérité sur l'autre concernant ces dix dernières années où nous ne nous sommes pas vus. Si on vise juste, l'autre vide son verre. Mais si on se plante, c'est à nous de boire.
Je me lève du canapé et m'apprête à quitter les lieux. J'ai depuis longtemps passé l'âge des jeux à boire. Si cet abruti m'a fait venir juste pour se prendre une murge, alors il s'est clairement trompé de partenaire.
– Réfléchis à deux fois avant de quitter cette pièce... lâche-t-il en croisant les jambes sur son fauteuil. Je suis persuadé que mes informations sur la Team Fusion valent bien un soupçon d'excès.
Je crispe la mâchoire et m'immobilise bien malgré moi. Cet enfoiré n'hésite pas à recourir au chantage pour parvenir à ses fins, quand bien même nous pourrions avoir une discussion autrement plus riche tout en restant en pleine possession de nos moyens.
Mais ce ne serait pas aussi divertissant. Et il n'y a rien de pire qu'une vie fade et sans saveur aux yeux de Michael Gray.
– Très bien... je cède en retournant à ma place. Finissons-en rapidement.
Mon frère a peut-être glané des informations croustillantes ici et là sur mes ennemis, mais je doute qu'il les ait approchés comme j'ai pu le faire dix années auparavant.
Il ne me fera pas boire plus d'un verre ou deux.
– Je te laisse l'honneur de commencer... dit-il avec un sourire en coin en se redressant sur son fauteuil.
Michael me connait par cœur. Il sait pertinemment que je vais me jeter dans la bataille avec toute la force de ma volonté. Et ce grand malade va lui aussi tout donner pour que je m'effondre le premier.
Mon âme de compétiteur vibre déjà à l'idée de mener ce duel des plus singuliers.
– À tes risques et périls... je murmure en réfléchissant calmement à ma première vérité.
Prendre des risques serait une grossière erreur. Je dois énoncer des faits simples pour forcer mon frère à boire jusqu'à ce qu'il soit suffisamment désinhibé pour parler de lui-même.
Le jeu n'aura alors plus aucune importance.
– Tu as créé le marché noir parce que tu t'ennuyais en tant que Maître Pokémon... je commence en plongeant mon regard dans le sien.
Le Serpent prend délicatement son verre entre ses doigts. Il hume un instant le whisky à l'intérieur, puis finit par le poser sans y goûter.
– Raté... lance-t-il avec une moue faussement désolée. J'ai créé le marché noir après avoir échappé à plusieurs tentatives d'assassinat au sein même de la Ligue Pokémon. C'était une nécessité, pas un caprice.
Je m'efforce de conserver une expression neutre en attrapant mon verre et vide son contenu d'un trait. Le liquide me brûle un instant la gorge avant de réchauffer mon estomac vide. Mon frère attend alors que je le repose sur la table basse pour le remplir une seconde fois d'un geste parfaitement maîtrisé.
Ses révélations me laissent songeur. Je me suis moi-même condamné à l'enfer en faisant exploser ce centre commercial dix ans plus tôt, mais je n'ai jamais véritablement pris la pleine mesure des répercutions que cela a pu avoir sur mes proches.
– Ta petite copine est la fille de Marianne... dit-il en gardant la bouteille de whisky en main. Tu l'utilises comme monnaie d'échange pour approcher la mère.
Ce salaud est décidément bien renseigné. Dommage qu'il ne soit pas très habile dans le choix de ses mots.
– Ce n'est pas ma petite copine... je réponds avec un sourire narquois en désignant son verre du menton.
Michael pince ses lèvres avant de boire son shot. Il ne se laissera plus avoir sur ce terrain-là, c'est certain.
– Est-ce que tu le lui as dit ? demande-t-il sur le ton de la conversation en remplissant à nouveau son verre. Elle n'avait pas l'air au courant quand je l'ai vue, ce matin.
Je ne me donne pas la peine de répondre à ses provocations et me contente de l'observer froidement. Lucille et moi n'avons pas eu le temps d'aborder la question de nos sentiments depuis notre baiser échangé dans le souterrain, et c'est peut-être mieux ainsi.
Il semblerait de toute façon qu'elle soit vite passée à autre chose, à en juger par la manière dont elle se déhanchait au Hall Pourpre.
– Tu commences à perdre le contrôle de la Ligue Pokémon... je déclare en changeant de sujet. La Team Fusion contrôle le comité qui nomme les nouveaux champions et fait en sorte que les challengers soient recalés dès le début de leur aventure.
Une ombre passe sur le visage de mon frère. Il vide son deuxième shot sans broncher et s'en sert machinalement un troisième.
Son sourire a complètement disparu.
– C'est à moitié vrai... répond-il d'un ton amer. Steve et ses sbires tentent par tous les moyens de me faire sortir de ma cachette. C'est pour cette raison que je ne me rends plus aux réunions du comité, et qu'ils ont donc carte blanche pour nommer qui ils veulent dans les arènes vacantes.
Tout devient plus clair désormais. Michael reste en retrait parce qu'il est directement menacé par la Team Fusion. C'est la raison pour laquelle il n'apparaît aux yeux du public qu'une fois par an, afin de défendre son titre de Maître Pokémon.
Pas étonnant que l'opinion publique lui soit défavorable.
– Pourquoi t'accroches-tu ? je demande en plissant les yeux. Tu as tout ce qu'il te faut ici, au Repaire.
Je décèle chez mon frère un sentiment de lassitude que je n'avais pas encore perçu jusque-là.
– Parce qu'il le faut... murmure-t-il en remuant son verre d'un air absent. Je leur laisse penser qu'ils ont le contrôle pour mieux organiser ma résistance. Les dresseurs éliminés de la compétition sont rappelés et se voient proposer un entraînement d'élite en échange des trois premiers badges. Des tunnels sont creusés chaque jour pour raccorder les principaux Centres Pokémon à des fins de ravitaillement.
Je me résigne à boire mon verre en considérant cette manche comme nulle. Michael n'a pas perdu le contrôle de la Ligue Pokémon. Bien au contraire, il s'est toujours battu pour défendre les intérêts des dresseurs. N'importe quel autre Maître aurait cédé face à la pression exercée par cette pourriture de Steve Erzat.
Toute la colère que je pouvais ressentir à l'égard de mon frère s'évanouit et vient nourrir la haine que je ressens à l'égard de la Team Fusion.
– Tu leur as pris quelque chose il y a dix ans... devine-t-il en me lançant un regard étincelant. Ils n'auraient aucun intérêt à te pourchasser comme ils le font depuis tout ce temps, autrement.
Je prends moi-même la bouteille de whisky pour remplir mon verre avant de le vider presque aussitôt. La Team Fusion ne cessera jamais de me traquer comme une bête sauvage, mais ils n'ont aucune idée de ce qu'ils cherchent véritablement.
Le vrai danger est ailleurs.
– Tu as glané des informations sur Marianne... je souffle en espérant de tout cœur que ce soit vraiment le cas.
– Des rumeurs tout au plus... grommelle Michael avec mauvaise humeur. Mais je veux bien t'accorder le point.
Il lève son verre à ma santé et accueille l'alcool avec avidité. Notre échange se poursuit et nos gestes se font de plus en plus hasardeux tandis que le niveau de la bouteille baisse dangereusement.
C'est la première fois en dix longues années que je m'autorise à lâcher prise. J'ai toujours mis un point d'honneur à ne pas boire afin de conserver toute ma lucidité et ne pas compromettre bêtement mes chances de survie.
– Une dernière vérité chacun... propose mon frère en chancelant sur son fauteuil.
– Vas-y... je marmonne en clignant plusieurs fois des yeux. J'suis prêt.
Michael prend une profonde inspiration avant de se lancer.
– Tu t'interdis de t'attacher à Lucille parce que tu aimes toujours Juliette.
Une vague de tristesse mêlée de colère m'envahit. Je reste figé devant mon verre pendant plus d'une minute, puis me résigne enfin à le vider comme tous les précédents.
– Juliette est morte... je souffle d'une voix brisée.
Mon frère lève la bouteille comme pour lui rendre hommage, puis la secoue légèrement pour remuer les quelques gouttes restantes de whisky en les observant d'un œil vitreux.
Il s'autorise alors un maigre sourire en les versant dans mon verre.