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Dans les veines de la terre de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 19/07/2023 à 23:06
» Dernière mise à jour le 27/07/2023 à 19:56

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Drame   Famille   Galar

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Cris et chuchotements
La Grand-Place est anormalement agitée ce matin.

Billie sent les murmures se répercuter jusque dans ses os, désagréables comme des sangsues croulant le long de ses veines asséchées. Elle résiste à l’urgence de se gratter, sachant que l’épaisseur de ses gants n'effacera guère cette impression. Son minotaupe non plus n’est pas tranquille : ses yeux perçants virevoltent d’un visage à l’autre, comme intrigués par l’absence d’un masque de saleté sur ces peaux trop blanches.

Elle jette une œillade à son frère, qui la suit sans enthousiasme. Thomas passe de plus en plus de ses soirées à écumer les pubs avec les “copains” de son équipe — un ramassis de bons à rien qui sentent l’alcool, juge-t-elle sans jamais oser le formuler. Ses yeux sont injectés de sang et il trimballe des relents de whisky dans son col de chemise, encore noirci par le labeur de la veille. Son machopeur ne peut qu’offrir de piteux regards d’excuse.

Les relations sont tendues entre ces deux-là ; elle ressent la même chose avec son propre coéquipier. Toute leur famille, si craquelée soit-elle, a toujours été unie. Ce n’est plus pareil aujourd’hui. Plus depuis qu’elle est censée servir de guide à des âmes aussi damnées qu’elle.

Plus loin, un rassemblement inhabituel s’avère être la source de toute l’animation. Elle voit certaines de ses collègues du puits numéro 3, et d’autres, des traits flous sur des visages sans noms. Mr. Wimsey le contremaître est là aussi, promenant sa bedaine pendante entre l’un et l’autre, marmonnant ce qui pourrait être des remontrances aussi bien que des plaisanteries, un vieux minotaupe dans son sillage.

Et au milieu, comme l’attraction principale au cœur d’une foire de village, une femme. Elle n’a pas tout à fait quarante ans, l’air sérieux et — une saccade secoue la perception de Billie un instant — curieusement magnifique malgré son uniforme de grisaille et la moue pensive qui trace des rides au coin de sa bouche. Elle reconnaît l’organisatrice de ce mouvement de défense des droits des ouvriers ; celle qui distribue des pamphlets et se moque du directeur quand il n’est pas là.

Comment s’appelle-t-elle, déjà ? Lenore, peut-être ; la consonance est familière et résonne agréablement dans les recoins de sa tête. Ce doit être cela.

Quelle rousseur ont ses cheveux, même éclairés par les lampes artificielles qui pendent au-dessus de leurs têtes. Elle ressemble à un astre sur le point de détruire le monde pour le recréer à son image. Oh, elle aurait presque l’air d’une déesse si elle n’était pas encombrée par son humanité. La courbe croissante de ses lèvres, faite pour effleurer le tissu de l’univers ; la noblesse de ses pommettes ensevelie sous la mondanité crasseuse de la houille.

Elle pourrait être dangereuse. Elle pourrait être ailleurs.

Billie repère un dunaja, enroulé à ses pieds. Ses propres collègues n’ont pas de tels coéquipiers. Elle doit s’occuper de la maintenance des tunnels, alors, ou quelque tâche analogue. Les outils qui pendent à sa ceinture pointent dans la même direction. Avec un arrière-goût de jalousie au fond de la gorge, la jeune femme se demande si ce poste-là serait plus enviable. Elle n’ose pas regarder son partenaire alors que cette pensée la traverse.

Des ouvriers commencent à s’asseoir sur des sièges de fortune face à la belle femme qui s’affaire, son énergie ruisselant du moindre de ses pores comme une sueur miraculeuse. Même le contremaître bougon daigne prendre place sur une vieille caisse. Elle-même va pour passer son chemin, mais la vision de son frère rejoignant le mouvement l’arrête net. Il l’ignore complètement et s’installe au dernier rang, les bras pendant lâchement contre ses cuisses.

Elle hausse un sourcil, pas tout à fait réprobateur.

— Qu’est-ce que tu fais exactement ?

Thomas grommelle quelque chose qu’elle n’est pas sûre de très bien entendre, mais cela ne lui plaît pas. Il a les yeux encore vitreux ; du whisky dans le sang, sans doute. C’est davantage à son machopeur qu’elle devrait s’adresser. Il a la tête sur les épaules, les yeux plein de remords quand bien même la faute n’est jamais la sienne. Elle voudrait presque laisser couler, juste pour lui apporter un peu de répit. Il n’y goûte guère, ni au fond des galeries, ni quand le jeune homme est sa seule compagnie.

Elle s’interroge souvent, la nuit, quand le sommeil refuse de la cueillir entre ses doigts délicats : si ce qu’ils ont vaut la peine d’être sauvé.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée de…

Billie agite une main fatiguée pour désigner les gens autour d’eux, faute de trouver les mots adéquats.

— On ne devrait pas se mêler de politique, ajoute-t-elle, des notes pensives plein la voix.

Les yeux verts de son frère, si semblables aux siens, la percent de part en part. Il laisse ses lèvres se tordre en un sourire jaune, et fait mine de chercher une montre dans les poches de son gilet. Seulement, nulle chaîne dorée n’y pend ; jamais assez d’argent.

— Demande l’heure à n’importe qui et on te dira que le boulot ne commence pas avant un moment. Va t’enterrer dans ton puits si ça te fait plaisir.

Son rictus s’élargit, révélant des dents trop blanches serties dans un visage qui ne connaît que la noirceur du charbon.

— Moi, j’aime mieux écouter ce qu’elle a à dire.

— C’est bon, s’entend répliquer Billie doucement. T’as raison.

C’est à contrecœur qu’elle s’assoit à côté de lui, sur un vieux tabouret qui menace de céder sous son poids à tout instant. Elle s’assure du coin de l'œil que son minotaupe ne s’éloigne pas et regarde de nouveau Lenore. Ses boucles cuivrées chatoient toujours sous l’éclat terne des lampes à huile. Ce n’est pas ici qu’elle devrait être, mais dans un monde meilleur. Elle ne sait au juste si ce constat s’applique à elle autant qu’à cette goutte de beauté dans leur océan de laideur.

Elle aimerait, juste un instant, le croire.

Maintenant que tout le monde est installé, une chape de silence tombe sur le vaste espace au plafond bas. Chacun peut y entendre le son de sa propre respiration, et les échos de ces souffles mélangés ressemblent aux murmures d’une entité supérieure ; ici-bas, où rien ne compte sinon la cadence meurtrière des coups de pioche, cette quiétude ressemble à une musique éthérée jouée par le plus muet des orchestres.

L’ombre d’un frisson court dans la nuque de Billie. Elle se retient de laisser ses doigts gantés de cuir courir se réfugier dans ses cheveux, car au milieu de cette paix factice, chacun de ses muscles se tend comme la corde d’un violon. Un instant, elle songe qu’il vaudrait mieux disparaître au fond du puits numéro 3 et commencer immédiatement le travail.

Son partenaire, lui, ne semble pas vouloir bouger. Ses yeux d’acier sont rivés à la seule ouvrière restée debout ; elle promène son corps élancé d’ombre en ombre, et la brûlure de l’huile de wailord donne à son teint des éclats maladifs.

Quand elle ouvre la bouche — le son de sa voix caresse chaque oreille, son accent local roulant comme le flot apaisant d’un ruisseau.

— Je suis là pour vous poser une question, annonce-t-elle sans préambule, laissant résonner ses intonations contre les parois rocheuses. Une question qui nous concerne tous, nous les hommes et femmes qui nous épuisons dans les mines de charbon pour réchauffer le reste de Galar. Plus encore : une question qui concerne nos partenaires non-humains, dont les conditions de travail excèdent les nôtres par leur dureté.

Ses poings se serrent. Même depuis le fond, Billie voit comme la pression dans ses jointures blanchit ses phalanges ; elle ne sait pas ganter sa colère.

— Ils sont à nos côtés chaque jour quand nous descendons dans les puits et les tunnels. Ils sont à nos côtés depuis toujours, nous procurant un soutien ici comme dans notre vie à l’air libre, si brève soit-elle.

L’auditoire se suspend au moindre de ses mots. Entre deux phrases, le silence écrasant pèse sur leurs épaules comme du plomb. Comme les tonnes de charbon qu’ils extraient des veines de la terre.

— Nous nous tuons au travail pour des hommes comme Sir Pendleton, dit-elle, crachant le nom comme une insulte. Que cela nous serve de leçon. Mais eux ; qui leur demande leur avis ?

Pas un murmure, si ce n’est celui des souterrains.

— Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point les accidents sont fréquents dans les galeries. Combien sommes-nous à nous épuiser chaque jour ? Combien sont-ils ?

Elle s’arrête un instant pour reprendre son souffle ; replace une mèche rousse derrière son oreille. Tous les regards sont sur elle, et Billie surprend même son minotaupe à être anormalement attentif, comme buvant chaque parole. Il comprend, bien sûr. Ils comprennent tous. Hommes, femmes, bêtes, au fond cousus dans la même étoffe.

— Combien sont-ils à perdre jusqu’à leur vie parce que nous le leur demandons ?

Sa voix se hausse, subtilement mais assez pour que les notes brûlantes de sa colère viennent réchauffer son auditoire. La jeune femme, assise au milieu de tous ces visages, absorbe les mots avec un mélange de scepticisme et de culpabilité. Comme elle voudrait— seulement briser les chaînes, d’un coup de pioche, et offrir la liberté.

Elle écoute, malgré le désir urgent de se lever et d’aller s’enterrer à son poste avec son partenaire. Elle écoute alors que les phrases s’enchaînent, que les attaques contre le système résonnent contre les parois de son crâne. Elle écoute, et elle voit comme ils sont tous pendus au moindre de ses mots. Son frère et leurs coéquipiers ; sa famille.

Elle ne sait pas au juste combien de temps a passé lorsque le discours s’arrête. Ses jambes la démangent, mais elle reste aussi longtemps que les autres seront là, baignant dans leurs convictions comme si elles n’étaient pas aussi les siennes. Peut-être pas complètement, malgré l’injustice constante ressentie dans sa poitrine.

Une feuille de papier circule parmi les travailleurs, ainsi qu’un crayon ironiquement charbonneux. Toutes ces mains, gantées ou sales, curieusement uniformes dans leur noirceur, griffonnent des croix ou des noms, et elle regarde, muette, se demandant si elle doit aussi se prêter au rituel.

Aucun d’entre eux n’hésite, alors pourquoi devrait-elle ?

Lorsque la liste est poussée dans ses mains, elle l’examine scrupuleusement comme pour y chercher un piège. Ses yeux n’en décèlent aucun. Ce n’est qu’une pétition en faveur de meilleures conditions de travail, dont les échos ne résonneront sûrement pas jusqu’à la ville. Quand bien même, tous ces noms l’impressionnent. Elle ne pense pas qu’ils auront le même effet sur le directeur, mais…

Peut-être qu'elle peut se permettre d'espérer, ne serait-ce qu'un peu. Elle se souvient de comment étaient les choses du temps de son père, quand chaque ouvrier n'avait pas l'obligation de travailler avec un partenaire. Les heures de travail s'enchaînaient plus durement encore. Ce sont des gens comme Lenore qui ont levé les poings et la voix ; qui ont poussé pour se faire entendre alors que toutes les oreilles du pouvoir leur restaient sourdes. Le prix est cher payé, s'il s'agit de la servitude des travailleurs non-humains. Elle ignore ce qui motive les autres, mais pour elle, la fatigue de son coéquipier lui pèse autant que la sienne propre, et elle se refuse à perpétuer ce cycle d'exploitation si elle peut contribuer à le freiner.

Une boule dans sa gorge l’invite à se presser alors que la sirène retentit.

Billie signe. Pas pour elle, ni pour Lenore ; pour Thomas et pour son machopeur ; pour son minotaupe, ce compagnon d’enfance qu’elle n’ose plus regarder dans les yeux.

Elle signe et ravale sa bile.


***

Elle mâchonne en silence, mais son sandwich a le goût de sciure. Sentant le regard insistant de son minotaupe, elle soupire et lui donne ce qui reste de sa pitance ; il dévore méthodiquement, allant jusqu’à lécher ses griffes fraîchement aiguisées pour ne pas rater une miette de pain.

Ils sont tous ensemble, pour une fois, mais cela ne suffit pas à améliorer leur humeur. Thomas, le nez dans sa gamelle de haricots, semble aussi maussade qu’elle. Et que dire de son partenaire ? Son corps couvert de noir plie sous une fatigue aux allures séculaires. Ils ressemblent tous à des ombres, leurs yeux injectés de sang comme des phares au cœur d’une tempête incessante. Billie se sent rarement plus naufragée qu’au milieu des siens, ces jours-ci.

Son esprit peine à se focaliser sur le travail depuis la réunion du matin. Elle revoit cette Lenore, ses boucles rousses et la sûreté de ses gestes, et se demande si sa signature ne sera qu’un nom de plus à effacer des pages de l’histoire. L’obscurité des galeries ne laisse guère les illusions s’épanouir.

Ils ne se parlent que par l’entremise de grommellements et de regards trop appuyés pour être naturels. Chaque geste qu’elle esquisse résonne comme un échec : elle lève le bras, la main crispée dans l’attente de pouvoir se poser sur l’épaule de son frère, puis se ravise, se mure dans son silence, scrute l’échine sévèrement courbée de son coéquipier. Il se tient en retrait, la laissant agir comme un mur entre le jeune homme et lui. La tension est aussi épaisse que le masque de crasse qui couvre son visage.

Elle songe, amère, qu’elle a presque hâte de voir la pause se terminer. La distraction qui se profile ne lui en laisse pas le temps.

Mr. Wimsey, le contremaître qui supervise directement son frère, approche. La lourdeur de ses pas fait légèrement rebondir son ventre. Cependant, son allure presque comique est vite contredite par sa mine renfrognée. Ses épais sourcils se froncent sur deux yeux bruns habituellement bienveillants, et la courbe descendante de sa bouche plie au milieu de sa barbe négligée. Un vieux minotaupe au pelage parsemé de grisaille claudique dans son sillage. Elle ne peut que remarquer comme ses griffes sont émoussées.

Tout de même, l’homme s’efforce de sourire lorsqu’il parvient à leur hauteur. Billie ne peut que se rappeler avec tendresse de l’amitié qu’il portait à son père ; de l’affection qu’il continue à leur prodiguer en dépit de la distance et de la rudesse de leur vie.

— Dites, les jeunes. C’est à propos de ce matin…

Sa voix bourrue s’étouffe presque sous une étrange couche de nervosité. Thomas hausse un sourcil inquisiteur qu’elle voudrait lui faire ravaler. Elle ne manque pas de remarquer le regard mauvais que son propre minotaupe lui jette.

— Ce papier— cette liste, là. Vous l’avez signée.

— Ouais, répond le jeune homme avec assurance. Et pourquoi pas ? Je suis d’accord avec ce qu’elle disait. Même si elle a l'air de se moquer de notre sort à nous. Tant que ça embête le directeur...

Billie se contente d’un hochement de tête pour signifier qu’elle aussi. Wimsey, néanmoins, ne semble pas se satisfaire d’une réponse si laconique. Une inquiétude tout à fait étrangère habite ses yeux, et cela incite la jeune femme à se demander si elle a bien fait.

— Ne vous méprenez pas, s’empresse de dire le contremaître, je partage aussi votre avis. C’est juste… Je m’inquiète pour vous, les enfants. Tout ça, toute cette politique. C’est bon pour des gens comme miss Lenore, peut-être, mais pour vous et moi, bon. Je ne sais pas.

Il s’éclaircit la gorge, gêné.

— N’allez pas vous attirer des ennuis avec Pendleton. Ce boulot, c’est tout ce qu’on a. Je vous conseille de faire profil bas.

Un bref silence les entoure comme une couverture confortable. C’est une famille décomposée, qui survit tant bien que mal dans les dessous d’une terre qui menace constamment de les avaler ; qui refuse de les recracher. Ils continuent de creuser, malgré tout, car ils sont faits de roche et d’acier, et leurs cœurs coagulés comme de la lave en fusion.

Billie lève ses yeux verts et les plante fermement dans ceux du contremaître. Il n’a pas un mouvement de recul, mais elle croit percevoir quelque chose de soudain y briller. Comme l’étincelle fugace d’un regret.

— Si quelqu’un risque quelque chose ici, c’est elle, pas nous. Le directeur se moque bien de nos noms. Tu penses s’il va les remarquer au milieu de tous les autres.

Elle se mord la lèvre, incertaine quant à l'effet de ses paroles.

— Tu as déjà perdu un partenaire dans un accident, ajoute-t-elle, alors tu sais ce que c'est. Peut-être que ça m'étonne de te voir si passif face à ce qu'on subit tous. Nos parents n'aimeraient pas voir ça. Je suis fatiguée de me battre pour un avenir qui veut pas de nous, mais je suis sûre que c'est le mieux à faire. Quitte à être des débris, autant traîner le patron avec nous dans la boue.

— Elle a raison, renchérit Thomas. Tous ces cols blancs sont pareils. Moi, je m’en fous— j’ai la conscience tranquille. On fait du bon boulot et on n’a rien à se reprocher. Pour ce que ça vaut.

Sa main épaisse s’empresse de tapoter l’épaule musclée de son machopeur. Celui-ci s’enhardit presque de ce contact, gonflant sa poitrine d’une fierté mal placée. Billie semble alors se rappeler de leur enfance et de la solidité de leurs liens. Cela lui fait plaisir, ne serait-ce qu’un peu. Elle sait que le moment se noiera vite dans la sueur et la saleté.

Mr. Wimsey, toutefois, ne semble pas rassuré par leurs paroles. Le sourire qu’il leur adresse est chargé de quelque chose qui serait presque paternel ; si seulement l’admettre ne leur était pas blasphématoire.

— Faites quand même attention à vous.


***

Les minutes passent, et toujours aucun signe du directeur.

Lenore Miller soupire presque en silence, craignant que l’écho ne répercute son mécontentement contre les parois. Il fait presque trop chaud dans ce tunnel où se trouvent les bureaux des contremaîtres. Ils n’en portent que le nom : ce sont des salles creusées dans la roche, seulement ornées de tables et de casiers où l’on stocke les documents avant de les envoyer vers la ville. Des lampes à huile y pendent comme des corps lumineux.

Le poids de son dunaja, pressé contre sa jambe, a tôt fait de la rappeler à la réalité lorsque son esprit tente de se soumettre à l’errance. Elle n’a pas de montre dans ses poches, rien que les sirènes pour avoir une vague idée de l’heure qu’il est. Mais la journée de travail est terminée, et la mine trop silencieuse alors que les derniers ouvriers rentrent chez eux.

Peut-être qu’il n’a accepté cette entrevue que pour se débarrasser d’elle ; peut-être qu’il est en ville, alors qu’elle attend sa visite pour lui parler de vies en danger, de vies à sauver. Peut-être que tout ceci lui est bien égal.

Alors cela l’étonne presque de le voir finalement arriver. Son pas est léger, trop souple pour être celui d’un mineur au dos détruit par le labeur. Il s’habille de belles étoffes autant que de nonchalance, et face à cela, elle ne peut qu’obéir, impuissante, à une décharge de colère courant dans ses veines.

Derrière lui, son grahyèna traîne la patte comme un condamné qu’on mène à l’échafaud. Il ne lui jette qu’un regard désintéressé avant de renifler. Elle s’imagine que le chien est à l’image de son maître, et que l’expression de son dédain reflète celui que l’homme lui-même tâche de ne pas montrer.

Comme son visage est serein, même dans l’ombre d’une galerie auxiliaire ; des paupières lourdes, un nez trop droit et la courbe molle d’un sourire sous une mince moustache blonde. Des traits si impersonnels qu’elle aimerait les voir couverts de houille.

— Madame Miller, murmure-t-il une fois à sa hauteur.

Rien que son nom. Il attrape une clé et déverrouille le premier bureau venu. La porte grince sur ses gonds mal huilés, traînant un frisson le long de sa nuque.

— Après vous.

Aussitôt qu’elle entre, une forte odeur de renfermé lui frappe les sens. De papier, aussi, mais les relents caractéristiques des souterrains supplantent le reste. La pièce n’est que chichement éclairée, assez pour y voir mais sans doute trop peu pour accomplir le travail sans s’abîmer les yeux.

Sir Pendleton ferme le battant derrière lui, et son chien se poste devant comme pour barrer toute échappatoire. Elle scrute l’homme avec méfiance. Les rayures qui s’étalent sur son costume noir pourraient l’emprisonner, mais c’est avec subtilité qu’il les dompte. Elles s’épanouissent, lignes crayeuses, comme des veines suivant le cours naturel de son sang. Elle fixe la chaîne d’argent suspendue à son gilet et se demande combien de vies cette montre a pu coûter.

Il sourit presque. Sa blondeur se fane lorsque le soleil ne caresse plus ses cheveux. Lenore ne sait trop comment aborder le sujet qui la préoccupe, mais elle craint que prendre son temps ne cause sa perte.

— J’ai été informée que vous aviez bien reçu mes documents, tente-t-elle.

— Oui. Vous souhaitez les récupérer ? Je crains d’avoir laissé tout cela en ville. Ne vous faites pas d’illusions, cependant. Bien que je comprenne vos préoccupations, il n’est pour l’heure pas question de céder à vos doléances.

Il craque une allumette et s’allume une cigarette, lui jetant vaguement un coup d'œil grisâtre.

— Votre mari est contremaître, je crois ?

Lenore plisse les yeux, tapissant son visage de ridules méfiantes. Ce ton-là, presque mielleux, ne lui plaît pas ; elle y décèle l’arrière-goût sucré d’une menace à mots couverts. Qu’il balaie ses revendications d’un revers de main ne la surprend pas, mais elle ne le savait pas capable de s’en prendre à autrui pour l’atteindre. Peut-être aurait-elle dû s’en douter.

— Mon mari n’est pas le sujet de cette conversation. Ni moi, d’ailleurs. Je suis venue pour vous parler des conditions de travail des ouvriers non-humains.

— C’est entendu. Mais je vous le répète : je ne peux pas accéder à vos demandes dans l’immédiat.

— Ce n’est pas— écoutez, il y a de plus en plus d’accidents à cause des machines et des glissements de terrain. Les blessures graves deviennent communes. C'est déjà difficile à supporter pour nous autres humains. Vous le savez. Eux n’ont pas voix au chapitre concernant leurs contrats, alors il semble naturel que leurs conditions de travail soient plus décentes.

Elle ne se rend compte de sa nervosité qu’en sentant un léger tremblement dans ses jambes, rendu évident par la présence rassurante de son partenaire, lâchement enroulé autour de son mollet. Elle veut se baisser et sentir sa peau écailleuse sous ses doigts pour se rassurer, mais se retient de montrer son trouble. Le directeur et son chien, malgré leur air apathique, seraient trop heureux de déceler une faiblesse.

Lenore tâche de ne surtout pas le regarder dans les yeux.

— Vos arguments ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd, je vous l’assure. Mais pensez-y : qui remplacera ces ouvriers si nous allégeons leurs conditions de travail ? Revenir à un régime horaire plus lourd pour les travailleurs humains est hors de question, bien sûr ; les dernières lois sont assez claires. Et nous ne pouvons certainement pas débaucher des employés qui travaillent en ville.

Il tire sur sa cigarette et hausse les épaules.

— Nos mines font pratiquement tourner toute l’industrie. Je regrette, mais je ne peux pas me passer de cette main d'œuvre. Quant aux accidents… Nous faisons de notre mieux avec un personnel médical réduit.

Elle se retient de ricaner. En fait de personnel médical, les mines ne comptent qu’un médecin diplômé et une poignée d’assistants qui savent à peine localiser une veine au milieu d’un bras. Quand bien même ils s’acquittent de leurs tâches avec toute la diligence requise, ce n’est jamais assez.

— Le docteur Redmoor seul ne peut assurer la bonne santé de tous les ouvriers, et vous le savez bien, soupire-t-elle, sentant une pointe d’agacement se faufiler dans sa voix.

Sa patience s’effiloche dangereusement. Elle la sent glisser entre ses doigts ; se demande s’il serait judicieux de la laisser éclater.

Et la façade que le directeur lui oppose, si calme et pourtant si méprisante ! Elle ne supporte pas la manière dont ses paupières tombantes voilent ses yeux de chat, ni la courbure insolente de son poignet alors que les volutes de sa cigarette s’enroulent autour de ses doigts. La suffisance qui hante chacun de ses gestes l’incite à sortir de ses gonds.

— Tout cela ne va nulle part. Avez-vous seulement lu nos revendications ? Nous ne pouvons pas—

— Je vous conseille de changer de ton, souffle-t-il en même temps qu’un panache de fumée. Vous êtes moins irremplaçable que vous aimez le penser.

La sienne, de voix, est aussi posée que possible. Polie, même ; trop pour être sincère et percluse de froideur, mais il ne place pas un mot plus haut que l’autre. À se tenir si près de lui, elle perçoit des relents de tabac qui se mélangent aux notes coûteuses d’un parfum, et cela lui fait tourner la tête.

— Je ne suis venu que pour vous avertir, ajoute-t-il à mi-voix. Vous pouvez prêcher autant que vous voulez, je ne m’y oppose pas. Mais si vous poussez les choses trop loin, je peux vous promettre que vous le regretterez.

Lenore n’a pas le temps de répliquer. Sir Pendleton écrase son mégot encore fumant, la contourne et disparaît sans fermer la porte derrière lui. Son molosse est prompt à le suivre, non sans lancer un regard menaçant au partenaire de l’ouvrière.

Tous deux ont besoin d’être rassurés, maintenant.