[L] Mon valeureux chevalier
Des bruits suspects me réveillent au beau milieu de la nuit. Je me redresse sur mon lit et allume instinctivement ma lampe de chevet pour essayer de comprendre ce qui se passe.
Thomas se tient déjà debout près de la fenêtre. Il observe l'extérieur avec un air soucieux tandis que le vrombissement des moteurs se fait de plus en plus insistant.
– Nous sommes repérés... murmure-t-il en fronçant les sourcils. Quelqu'un nous a balancés.
Je déglutis en m'efforçant de rester calme, puis m'accorde quelques secondes pour réfléchir à la situation.
L'infirmière du Centre Pokémon est la seule personne à savoir que nous sommes ici. La pluie de cendres nous a dissimulés à la vue des habitants de Vulcanor, et je n'ai jamais cessé de regarder par-dessus mon épaule pour m'assurer que personne ne me suivait.
Steve aurait pu se douter que j'allais chercher à obtenir mon troisième badge, mais il n'enverrait pas un convoi tout entier à ma poursuite sur la base d'une simple supposition.
Ces enfoirés savent que nous sommes ici.
– Qu'est-ce qu'on fait ? je demande d'une voix blanche.
Mon ami m'observe de haut en bas avec un air perplexe, et je deviens rouge comme une pivoine en réalisant que je ne porte rien d'autre que ma nuisette.
– Commence par t'habiller... soupire-t-il. Je vais trouver une solution.
La porte de notre chambre s'ouvre au même moment. L'infirmière attarde son regard sur moi mais ne fait aucun commentaire sur ma tenue. Son visage livide indique qu'elle ne s'attendait pas à une telle mobilisation de la part de la gendarmerie.
– Il faut partir d'ici... souffle-t-elle avec gravité. Dépêchez-vous.
Thomas porte aussitôt la main à sa ceinture et s'avance d'un pas menaçant dans sa direction.
– Qu'est-ce qui nous dit que tu ne vas pas nous trahir ?
La jolie blonde soutient son regard sans ciller.
– Absolument rien... reconnaît-elle avec un haussement d'épaules. Soit vous me faites confiance et vous me suivez maintenant, soit vous perdez votre temps à débattre en attendant les autorités.
Elle tourne les talons et quitte la pièce d'un pas vif. Je comprends alors que je n'aurai pas le temps de mettre quelque chose de plus chaud et rassemble en hâte mes affaires pour la suivre.
– On n'a pas vraiment le choix... je souffle à mon ami avec une moue inquiète. Je ne tiens pas à revoir ce malade.
Thomas crispe la mâchoire et saisit rapidement son sac avant de quitter la chambre à son tour. Nous avons passé toute la journée d'hier à nous reposer en songeant que nos ennemis pourraient frapper en pleine nuit, et notre stratégie se révèle finalement payante.
Ces salauds espéraient nous cueillir au moment où nous serions les plus vulnérables, mais nous sommes plus malins que ça.
– Tu nous emmènes où ? gronde mon ami au moment où l'infirmière se dirige vers la salle des urgences. Il n'y a aucune sortie de secours là-bas.
– Aucune sortie visible... corrige la blonde en levant les yeux au ciel. Faites-moi confiance, et bougez-vous.
Je ne me pose pas de questions et décide de me fier à notre hôte. Quelles que soient ses véritables intentions, j'ai le sentiment que rien ne pourra nous arriver tant que Thomas se tiendra à nos côtés.
Poussifeu se redresse en nous voyant débouler dans la pièce et pousse un piaillement de joie en captant mon regard. Je lui adresse un sourire triste en réalisant que c'est probablement la dernière fois que nous nous croisons tous les deux.
– Vous me promettez de prendre soin de lui ? je demande à l'infirmière en la voyant se diriger vers son ordinateur.
– Il ne sortira d'ici que lorsqu'il sera en parfaite santé... assure-t-elle en tapotant rapidement sur son clavier.
Nous entendons un déclic mécanique, et je vois une partie du sol s'ouvrir dans un coin de la pièce.
– Une trappe dans un Centre Pokémon ? s'étonne Thomas en fronçant les sourcils. Pour quoi faire ?
La blonde esquisse un sourire sans joie.
– Pour survivre. Le prix des médicaments a flambé ces dernières années, et nous ne recevons plus aucune subvention de la part de la Ligue.
– Alors tu as décidé de te tourner vers le marché noir... murmure mon ami en plissant les yeux. Il semblerait que cette région compte finalement plus de criminels que de gens honnêtes.
Je m'apprête à lui faire remarquer qu'il n'est pas le mieux placé pour juger, mais son intervention ne sonne pas comme une accusation. Au contraire, il semble ravi de voir que d'autres gens se livrent à des activités illégales.
J'aurais probablement été scandalisée quelques jours plus tôt, mais plus rien ne m'étonne aujourd'hui.
– Ca mène où ? je demande en observant l'étroit escalier s'enfoncer dans la pénombre.
– Quelque part entre Vulcanor et Altar... répond l'infirmière en se tournant vers moi. Vous arriverez dans un coin paumé en marge de la route principale – personne ne vous cherchera là-bas.
J'échange un regard entendu avec Thomas. Au même moment, de violents coups sont frappés à la porte du Centre Pokémon.
– Dépêchez-vous... souffle notre hôte. Je vous couvrirai.
Je hoche brièvement la tête et la remercie avant de m'approcher une dernière fois de Poussifeu.
– Profite de ta vie, d'accord ? je lance avec le cœur serré. Je suis sûre que tu trouveras un chouette endroit où t'installer.
Le Pokémon m'observe avec ses petits yeux noirs, et je songe avec tristesse qu'il ne comprend rien à ce que je lui raconte. Je dépose alors un bisou sur sa joue et me dirige vers la trappe pour disparaître une bonne fois pour toutes de cette ville maudite.
– Oh, Lucille... m'interpelle l'infirmière avant que je ne quitte la pièce. Pense à éteindre ton smartphone. Je crois que c'est comme ça qu'ils arrivent à remonter votre trace.
Un frisson glacé parcourt mon échine. J'utilise systématiquement ma carte de dresseuse pour réserver mes repas et mes chambres dans les Centres Pokémon. Tout se fait via l'application officielle de la Ligue.
Pourquoi n'y ai-je pas songé plus tôt ?
– Je suis désolée... je murmure avec horreur à l'adresse de Thomas. C'est de ma faute s'ils nous ont retrouvés.
Mon ami secoue brièvement la tête pour m'assurer qu'il ne m'en tient pas rigueur. Je me dépêche d'éteindre mon appareil et le fourre rapidement dans la poche de mon sac en me demandant si j'aurai un jour l'occasion de le réutiliser.
Je ne suis pas certaine de pouvoir vivre sans donner de nouvelles régulières à mon père.
– Rendez-vous au Colisée caché d'Altar... souffle précipitamment la blonde tandis que de nouveaux coups sont frappés à la porte. Demandez à voir le Serpent – il pourra vous rendre invisibles.
Je fronce les sourcils sans comprendre. J'aurais mille questions à lui poser, mais Thomas empoigne mon bras et s'engouffre dans les profondeurs des souterrains sans demander son reste.
– Il faut y aller... lâche-t-il d'une voix rauque. Cette fille risque sa vie pour nous protéger.
J'acquiesce à contrecœur et me laisse entraîner dans ce tunnel peu engageant où l'odeur de moisissure prend le pas sur tout le reste.
L'obscurité de cet endroit est écrasante. J'avance à tâtons en posant mes mains sur les parois lisses et humides des souterrains, priant pour ne pas tomber sur des créatures hostiles.
– Viens, Pikachu... murmure alors Thomas. Utilise ton Flash.
J'entends un bruit d'ouverture de Pokéball, immédiatement suivi par un rayonnement aveuglant qui illumine le tunnel comme en plein jour.
Les joues habituellement rouges du rongeur luisent à présent d'un éclat étincelant et nous offrent une visibilité parfaite sur plusieurs mètres. Je découvre alors un environnement menaçant qui me ferait presque regretter les ténèbres.
– Tu crois vraiment qu'il y a une sortie ? je lance avec une grimace de dégoût.
Mon ami regarde devant lui et semble tendu par la concentration.
– On en créera une s'il le faut.
Je le crois sur parole. Steve était vraiment furieux lorsque Thomas lui a filé entre les doigts lors de son embuscade près de la source chaude. Son subalterne avait dit qu'il s'était enfui en creusant un tunnel dans la caverne, et que même leurs Steelix – de gros serpents de pierre et d'acier – n'avaient pas réussi à l'intercepter.
Mon ami a probablement un Pokémon de type Sol dans son équipe. Un joker qu'il garde précieusement dans sa manche pour les situations les plus extrêmes.
– Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? je demande en risquant un regard en arrière. J'ai l'impression que nous allons passer notre vie à fuir. Ça me fait peur.
Je ne sais pas comment nous avons pu en arriver là. Les choses auraient peut-être été différentes si je n'avais pas croisé la route de Thomas, mais je ne peux m'empêcher de penser que Steve et ses sbires auraient malgré tout cherché à m'atteindre.
Tony et son acolyte en avaient après moi lorsqu'ils ont tenté de m'endormir. Ils ne s'attendaient sans doute pas à tomber sur plus fort qu'eux. Steve avait d'ailleurs prévu de m'emmener avec lui avant que mon ami n'intervienne pour me sauver la mise.
Et si j'étais la véritable cible de ces gens ?
– Nous allons suivre les conseils de l'infirmière... grommelle-t-il d'un air sombre. Trouver ce Serpent et devenir invisible – quoique cela implique.
Sa réponse ne me rassure pas du tout. Pas plus que son attitude qui me paraît bien moins confiante qu'à l'accoutumée.
Thomas m'a toujours donné l'impression de contrôler pleinement la situation, quels que soient les obstacles qui se présentent sur son chemin. Mais pour la première fois depuis notre rencontre, j'ai le sentiment qu'il est dépassé par les événements.
– Tu penses que ça ne servira à rien... je devine en baissant les yeux. Tu n'as pas confiance en ces gens.
Mon ami s'arrête brusquement, et je manque de lui rentrer dedans. Il se tourne vers moi et plonge son regard ténébreux dans le mien.
– Je n'ai confiance en personne... lâche-t-il d'un ton abrupt. Le marché noir regorge de pourritures qui n'hésiteront pas une seule seconde à nous vendre au premier venu. Ces gens ne vivent que pour faire du profit. Ils sont dangereux.
Je m'abstiens de tout commentaire pour éviter un débat stérile. Thomas est lui-même considéré comme un terroriste dans toute la région, et il ne doit pas avoir beaucoup de concurrence en terme de dangerosité.
Ses longues années d'exil en marge de toute civilisation l'ont rendu extrêmement méfiant, et il ne compte sur personne d'autre que lui-même pour survivre.
Jamais nous ne pourrons nous entendre sur ce point.
– J'ai besoin de voir du monde... je soupire finalement en haussant les épaules. Tu n'es pas obligé de rester à mes côtés si tu n'en as pas envie. Tu ne me dois rien, Thomas.
Je suis très sérieuse. Les émotions que ce garçon me fait ressentir par sa seule présence ne doivent pas obscurcir mon jugement. Je ne pourrai jamais envisager une relation saine avec lui – il devra répondre de ses actes un jour ou l'autre.
Autant nous séparer avant que cela ne devienne douloureux pour l'un d'entre nous.
– Je n'ai pas prévu de t'abandonner, Lucille... répond-il de sa voix grave avant de reprendre la route. Tu n'es pas encore en mesure de te défendre seule.
Je m'efforce de contenir ma colère... mais n'y parviens pas.
– C'est pour ça que tu restes avec moi ? je crache avec mépris. Parce que tu me vois comme une petite fille sans défense qui a besoin d'un valeureux chevalier pour la protéger ? Est-ce que je te fais à ce point pitié pour que tu...
Thomas se retourne à nouveau et m'embrasse à pleine bouche pour me faire taire. Je sens alors mon corps s'embraser lorsque ses mains se posent sur mes hanches et joins ma langue à la sienne pour prolonger ce baiser passionnel.
Il finit néanmoins par rompre le charme et éloigne doucement son visage du mien pour me dévorer des yeux.
– J'aime beaucoup l'idée d'être ton valeureux chevalier... souffle-t-il dans un murmure.
Je sens mon cœur battre la chamade. J'ai envie de l'embrasser à nouveau, et de céder enfin à ce désir qui me consume depuis le moment où je l'ai rencontré.
Mais ce n'est ni le lieu ni le moment pour le faire.
– Tu devrais vraiment te rhabiller... ajoute mon ami en détaillant longuement ma nuisette. Ça facilitera la concentration.
J'esquisse un sourire mi-gêné, mi-provocateur, puis ouvre rapidement mon sac pour en sortir mon short en jean ainsi que le top noir offert par Iona. Je ne suis pas certaine qu'il réussisse à mieux se concentrer en me voyant dans cette tenue, mais nous n'avons pas vraiment le temps pour des essayages plus poussés.
– Piiii... gronde alors Pikachu en se plaçant instinctivement derrière moi.
Je me retourne aussitôt et recule de quelques pas en essayant de voir ce qui a attiré l'attention du rongeur. Une petite silhouette surgit alors de l'ombre pour avancer dans notre direction.
– Poussi ?
Je laisse échapper un rire incrédule et cours vers le petit Pokémon pour le prendre dans mes bras.
– Qu'est-ce que tu fais là, toi ? je m'exclame en sentant les larmes me monter aux yeux.
Je me doute bien de la réponse. Poussifeu nous a suivis parce qu'il souhaite m'accompagner dans mon aventure – aussi louche et tumultueuse soit-elle.
Et l'infirmière me fait confiance pour prendre soin de lui.
– Viens par là... je murmure en le guidant jusqu'à mon épaule. Je te promets qu'il n'y aura pas de Pokéball, cette fois-ci.
Thomas nous observe avec une certaine tendresse, et la vue de son sourire me réchauffe le cœur.
Ce sont ces moments-là qui nous donnent la force d'avancer.
– Tu es sûre de ne pas vouloir au moins le capturer ? me demande mon ami. Certaines personnes pourraient essayer de le faire à ta place.
Sa remarque est pertinente, mais c'est une situation à laquelle j'ai déjà mûrement réfléchi.
– Aucune chance... je réponds avec un sourire enjôleur. J'ai un valeureux chevalier qui veillera à ce que ça n'arrive jamais.