Mais quelle différence ? de Ashenere

Nora avait 12 ans et aujourd'hui encore, elle partait à l'aventure. Les vacances étaient enfin là, sa mère avait glissé un délicieux sandwich dans son sac, le soleil brillait. Mais, ce qui rendait Nora plus heureuse encore, c'est le boîtier bordeaux qui trônait sur son bureau. Elle n'avait pu s'empêcher de le couver des yeux tout en se préparant. Elle avait fait tous les efforts, obtenu de bonnes notes, supplié, enchaîné les corvées, et enfin, enfin, lors de sa fête d'anniversaire, elle l'avait obtenu.

Son premier appareil photo.

Fini les photos floues avec son vieux téléphone, fini les vingt-cinq photos (et pas une de plus) de l'antiquité que son père utilisait et la semaine d'attente pour obtenir les résultats. Bienvenue au numérique, au nombre quasi infini de photos… Et de réglages. Nora avait passé une bonne partie de la nuit à tester tous les boutons, découvrir tous les menus, relire ses notes sur la distance focale et l'exposition. Toutefois, la lumière artificielle de sa chambre et les peluches immobiles n'étaient pas son objectif. Son objectif était dehors, tapi dans les fourrés, dans les lacs ou dans les grottes. Nora avait toujours voulu devenir photographe Pokémon, et maintenant qu'elle avait son Posipic étincelant, son rêve allait se réaliser, elle en était sûre.

Elle prit l'appareil avec douceur, attacha la dragonne à son poignet, enfila la pochette en bandoulière et sortit.

— Ah Nora, t'a enfin fini ta grasse mat' ? Je venais te réveiller justement !

Aveuglée par le soleil, Nora n'avait pourtant aucun doute sur l'identité de celui qui venait la narguer ainsi de bon matin.

— Ori, comment ça va ? Ouais, j’ai loupé mon réveil, j'ai passé trois heures à tester mon cadeau ! répondit-elle en exhibant son Posipic.

— Mais nan, me dit pas que t’a pris ce truc ! Tout le monde sait que les Négapic sont les meilleurs appareils !

— Même pas vrai ! Dans PokéSnap, ils disent que c’est les Posipic, et que les Négapic sont juste plus chers pour donner l’impression d’être mieux.

— Ils disent n’imp’ dans PokéSnap, faut lire Pok’images ! Et eux, ils disent que les Posipic ont pas la moitié des options des Négapic.

— Ah oui, c'est vrai que l’option “lumière spéciale grotte sous-marine d’Hoenn”, c’est vraiment in-dis-pen-sable.

Ils avaient déjà eu cette discussion des dizaines de fois, se disputant pour la meilleure marque d’appareil ou pour le magazine avec les plus belles photos. Ori, qui sentait qu’il allait perdre la bataille du jour, décida de changer de sujet.

— Bref, même si c’est juste un Posipic, ma rivale a enfin un appareil digne de ce nom ! Maintenant, tu pourras plus dire que tes photos sont moins bonnes à cause de ton appareil.

— Pff, je prends des photos plus belles que toi, même avec mon téléphone !

— Mais oui, c'est ça, allez viens, on va tester ton nouveau jouet dans la forêt ! Surtout que j'ai découvert un truc de fou, faut absolument que tu voies ça !

Sans même attendre sa réponse, Ori s'élança vers le Bois du Serment. Habituée à l'impulsivité de son meilleur ami, Nora le suivit, non sans avoir vérifié, encore une fois, que sa dragonne tenait bien. En quittant la petite rue devant la maison de Nora, ils passèrent devant la vieille tour de l'horloge. Par réflexe, Nora leva les yeux vers le cadran immobile. Elle avait toujours espéré qu'un jour, les aiguilles se remettent en marche, signe annonciateur d'un grand changement (une invasion d'extraterrestres, une pluie de bonbons, l'attaque d'un Sorbouboul géant… le grand changement était différent à chaque fois qu'elle voyait la tour). Aujourd'hui, malgré l'arrivée de son Posipic, les aiguilles indiquaient toujours cinq heures huit.

— Hey, Nora, Ori ! Vous venez vous entraîner avec nous ?

Le vieux Goyah les interpellait de sa voix tonitruante à chaque fois qu'ils passaient devant sa maison. La plupart des enfants de la petite ville profitaient de leur temps libre pour aller s'entraîner avec l'ancien Maître d'Unys, dans l'espoir de devenir aussi forts que leur idole. Sous le regard bienveillant de Goyah, les plus âgés se livraient des duels tandis que les plus jeunes se disputaient pour voler sur le dos du grand Pyrax ou glisser le dos du Dracolosse.

— Non merci M'sieur Goyah, répondit Ori sans s’arrêter. On va dans le bois pour tester le nouvel appareil de Nora !

La jeune fille agita le Posipic dans les airs.

— Ah super, amusez-vous bien alors les p’tits ! (Il appelait tout le monde “p’tit”). Mais faites attention à pas embêter les Pokémon sauvages !

— Promis ! s'exclama Nora en continuant sa route vers les bois.

Ori et elle n'avaient jamais été intéressés par les combats Pokémon. Ce qui les avait fascinés dès le plus jeune âge, et ce qui les avait rapprochés, c'étaient les Pokémon sauvages. Leur comportement entre eux, dans la nature, leurs combats sans l'intervention des dresseurs, qu'ils soient en meutes ou solitaires, ça, c'était beaucoup plus cool.
Comme ils n'avaient pas encore le droit de s'aventurer sur les routes alentour, le meilleur endroit pour observer des Pokémon sauvages, c'était le Bois du Serment. Nora avait perdu Ori de vue (décidément, il courait toujours plus vite qu'elle), mais elle savait où il s'arrêterait. Elle slaloma entre les arbres, hésita quelques fois à s'arrêter pour prendre quelques photos, mais s'y refusa. Sa première photo devait être significative. Pas cet arbre qui s'élançait vers le ciel, pas ce Poichigeon qui voletait entre les branches, pas cette fleur aux feuilles mordillées par des Larveyette. Lorsqu'elle rejoint Ori à leur point de rendez-vous, elle sut ce qu'elle devait photographier.

Le Roc de la Détermination.
Cet immense rocher, dont le sommet se perdait dans les arbres et qui portait, selon la tradition, la marque de la détermination des trois Lames de la Justice. Terrakium, Viridium et Cobaltium avaient tranché cette pierre d'un coup de corne chacun et les trois failles se croisaient pour former une sorte d'étoile. La violence de l'impact se devinait aux éclats éparpillés sur le sol et depuis longtemps recouverts de mousse, mais également aux nervures sectionnées de la roche. Tous les enfants d'Amaillide avaient tenté d'y ajouter leur marque, à l'aide d'un bâton ou d'une pierre particulièrement aiguisée. Certains s'y rendaient avec leur premier Pokémon, sûr de la force de leur partenaire. Tous repartaient déçus, et, malgré tout, un peu plus admiratifs de ces Pokémon Légendaires.
Comme les autres, Nora et Ori avaient essayé et comme les autres, ils avaient échoué. Mais, la jeune fille comprit en ce moment qu'elle allait laisser sa marque d'une tout autre façon.
Lorsque plus tard, on publierait ses photos dans des magazines, et qu'on lui demanderait quelle photo avait lancé sa carrière, elle évoquerait toujours celle qu'elle prit ce premier matin de vacances, avec son Posipic flambant neuf et Ori à ses côtés.
Toutefois, nous n'en étions pas encore là et lorsque Nora, après avoir modifié de multiples réglages et cherché l'angle de prise de vue parfait, appuya enfin sur le déclencheur et se déclara satisfaite, Ori exprima son impatience.

— Bon, c’est bon, tu l'as pris en photo le vieux caillou ? J'ai dit que j'avais un truc de fou à te montrer, tu te souviens ?

— Ah ouais, c'est vrai, c'est quoi alors ? Un Pokémon qu'on a jamais vu dans le bois ?

— Nan, encore mieux que ça. J'ai trouvé un passage secret !

On aurait dit qu'Ori allait exploser d'enthousiasme. Nora le regarda d'un air sceptique.

— Un passage secret ? T'es sûr que c'est pas juste un endroit qu'a changé à cause de la dernière grosse tempête, genre un arbre qui est tombé ou un truc comme ça ?

— Tu me prends pour un débile ? Je connais ces bois aussi bien que toi, je sais très bien reconnaître un endroit où on est jamais allés. Et c'est pas tout. J'ai vu de la magie !

— De la magie ?

Nora était de plus en plus sceptique et Ori toujours plus excité par ce qu'il racontait.

— Ouais ! En fait, je me baladais comme d'hab’ quand j'ai vu un Chacripan bizarre. J'avais l'impression qu'il brillait, comme s'il était entouré d'un voile de magie ! Je l'ai suivi et je l'ai vu rentrer entre deux arbres serrés. Je me suis glissé derrière lui et c'est là que j'ai vu un chemin qui menait…

Ori s'arrêta un instant. Il savait gérer un moment dramatique, Nora le reconnaissait volontiers.

— Qui menait à une cabane de sorcière ! avoua-t-il enfin.

— De sorcière ? C'est quoi une cabane de sorcière, elle avait des fantômes qui tournaient autour ?

— Mais nooon, pas de fantômes. J'ai vu un Chovsourir pendu à sa fenêtre ! Lui aussi, il semblait briller, comme le Chacripan. Et y avait une lumière verte qui sortait des fenêtres, sûrement une potion qui bouillait dans son chaudron !

— Mouais… Ça me paraît pas suffisant pour dire que c'est une cabane de sorcière quand même.

— C'est forcément une sorcière ! Comment t'explique la lumière verte et les Pokémon qui brillent ?

Nora sentit que son ami allait se vexer. Plus pragmatique que lui, elle n'était pas convaincue par l'existence d'une sorcière au fond du bois. Néanmoins, elle avait souvent été surprise par l'intuition d'Ori.

— Le plus simple, c'est encore que tu me montres cette cabane. On verra ensuite si c'est une sorcière ou juste un Muciole malade qui squatte une ruine !

Nora suivit Ori jusqu'au passage entre les deux arbres et dut reconnaître, qu'en effet, il y avait un sentier là-derrière, un sentier qu'ils n'avaient jamais exploré. Et, au bout de ce sentier, un petit chalet en bois. Mais pas de Chovsourir aux fenêtres, pas de lumière verdâtre, pas de Pokémon qui brille. Juste de la fumée, d’un blanc parfaitement normal, qui s’échappait de la cheminée et indiquait que quelqu’un habitait là.

— Ok, c’est une cabane au fond des bois. Mais y a pas de sorcière, Ori.

— Je te jure que c’est une sorcière, viens on s’approche !

Nora suivit son ami au milieu des buissons. Elle se retournait pour surveiller leurs arrières tandis qu’Ori avançait, déterminé. Ils arrivèrent bien vite devant la porte.

— Et maintenant ? chuchota Nora.

— Euh…

Devant la porte en bois, le courage d’Ori s’effrita. Il n’avait pas prévu plus loin que “s’approcher de la cabane”. Il devait agir avant qu’un sourire moqueur naisse sur le visage de son amie. Toquer à la porte ? N’était-ce pas trop dangereux ? Ils ne pouvaient pas se contenter de s’enfuir maintenant…

La porte s’ouvrit d’un coup.

— Un Muciole géant !

Les deux amis ne purent retenir leur cri et fermèrent les yeux, terrifiés.

— Un Muciole ? Eh bien, j'ai déjà entendu pire comme comparaison !

Le Muciole parlait ? Avec une voix de femme ? Plus surprenant encore, elle ne les avait pas encore dévorés ? Nora rouvrit lentement les yeux. Une robe rayée bleue et jaune, une écharpe rouge autour du cou, un regard grenat et amusé… Elle donna un coup de coude à Ori pour le forcer à regarder.

— Ori, c'est pas un Muciole, c'est une vieille habillée bizarrement !

— Ah oui, t'a raison ! Ah, mais Nora, ça se dit pas ça, t'a vraiment aucun respect !

La vieille femme éclata de rire.

— Qu'est-ce vous faites là les enfants ?

— Je m'appelle Nora, et lui, c'est Ori. Il dit qu'il a vu des Pokémon magiques près de chez vous et que vous êtes une sorcière !

— Des Pokémon magiques ? Oh non, j'ai juste mon petit Chovsourir et mon mignon Chacripan, ils n'ont rien de magique. Entrez donc, je vais vous les présenter.

La femme qui n'était pas un Muciole leur ouvrit grand sa porte et, après avoir hésité la demi-seconde nécessaire pour pouvoir dire "bien sûr, j’ai réfléchi avant d'agir !", Nora et Ori entrèrent dans le chalet. Dans la grande pièce, ils furent surpris par le bazar qui régnait, les livres entassés dans tous les coins, les tableaux de paysages lointains. Au milieu du salon, sur un fauteuil d'une autre époque, un Chacripan dormait, roulé en boule. Accroché à une poutre au plafond, un Chovsourir pendouillait près de la fenêtre.

Ori comprit à ce moment-là qu'il n'y avait jamais eu de lumière verte sortant de la fenêtre. Le vert qui brillait dans la nuit, c'était le Chovsourir lui-même qui l’arborait.
Nora quant à elle ne pouvait décrocher son regard du Chacripan. La magie dont parlait Ori, ce voile brillant, elle le voyait aussi à présent.

— Pourquoi ils ont des couleurs bizarres ?

— Pourquoi ils brillent ? Vous aviez dit qu'il n'y avait pas de magie !

— Ils ne sont pas magiques, ils sont chromatiques, répondit la sorcière.

— Chroma quoi ? demanda Ori, interloqué.

— Chromatiques. C'est un terme de Kalos. À Unys, on les appelle parfois Shiny. Certains les appellent brillants aussi.

— Mais c'est quoi ? Une maladie ?

— Ou une mutation ? intervint Nora. On a vu ça en cours la dernière fois.

Sans s’émouvoir de ces petits curieux qui l’assaillaient de questions, la vieille femme répondait avec douceur et sérieux.

— Personne ne sait. De temps en temps, un Pokémon d'une couleur différente naît et on appelle ça un Chromatique. Mais, pour chaque espèce de Pokémon, il existe exactement une couleur Chromatique.

Devant les regards hébétés des deux adolescents, elle comprit qu’elle leur devait quelques précisions supplémentaires.

— Les Chovsourir sont gris normalement. Mon Chocho est vert. Tous les Chovsourir Chromatiques sont verts. Ils sont extrêmement rares, mais ils sont tous verts. Tandis que tous les Chacripan Chromatiques, comme Chacha, sont bleus au lieu d'être violets.

Nora ne savait pas si elle devait croire ce que racontait cette vieille femme étrange (et qui avait des goûts douteux en surnoms de Pokémon). Cependant, le Chacripan était bleu et le Chovsourir vert, c’était indiscutable.

— On peut les prendre en photo ? demanda soudain Ori, son Négapic à la main.

— Oh euh… Bien sûr, pourquoi pas ?

Nora se rappellerait longtemps, sans trop savoir pourquoi, du sourire étrange que décocha l’inconnue à l’appareil photo. Les deux amis prirent de nombreuses photos, quelques tasses d’un thé très sucré, et jouèrent avec les Pokémon brillants toute la journée. La sorcière répondait volontiers à leurs questions sur les chromatiques, leur racontait les couleurs étranges de certains Pokémon et expliqua que l'on ne connaissait pas encore toutes les versions chromatiques. Elle leur dit aussi que quelques-uns avaient une couleur très semblable à leur couleur naturelle et qu’on les surnommait les “invisibles”.

— Par contre, les chromatiques sont toujours entourés d’un voile brillant. Certains appellent ça le voile de lumière ou la poussière d’étoile, termina-t-elle.

— Donc j’avais raison, c’est pas de la magie, asséna Nora avec son air supérieur habituel.

Ori ne prit pas la peine de répondre, concentré sur son Négapic. Il essayait de désactiver l’option “photo dans l’espace”, mais ça, il ne pouvait pas l’admettre devant sa rivale.

Lorsque le soleil commença à se coucher, les amis se rappelèrent soudain qu’il existait un monde au-delà de cette cabane au fond du bois, saluèrent la vieille femme et promirent de revenir bientôt. Tandis qu’ils s’éloignaient au milieu des arbres, celle qui n’était pas une sorcière murmura un adieu.

Le lendemain, Nora et Ori trouvèrent la cabane vide. Sur la table trônaient deux œufs et deux pendentifs bleutés. Sur les photos de la veille, il n’y avait rien près de la fenêtre ou sur le fauteuil.