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Dans les veines de la terre de Misa Patata



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» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 14/07/2023 à 00:42
» Dernière mise à jour le 27/07/2023 à 19:56

» Mots-clés :   Absence de combats   Absence de poké balls   Drame   Famille   Galar

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Leurs mains sont noires
La morsure régulière des pioches résonne durement dans la galerie.

C’est la musique du métal claquant contre la roche. Un festin qui n’en finit pas ; des crocs acérés qui s’écorchent sur des parois dures et le lent éboulis des gravats coulant le long des fissures. Les ouvriers grignotent la terre à petit feu, minute après minute, heure après heure. Et l’on creuse toujours plus profondément pour trouver, là où la chaleur s’intensifie, de nouveaux gisements.

Les mines de charbon de Galar ne sont qu’une immense dent cariée dans la bouche du monde.

Billie O’Regan sent l’écho de chaque coup se répercuter dans tout son squelette. Elle manie la pioche comme aucune autre jeune femme de son âge, avec force et précision. Et pourtant, chaque balancement de ses bras résonne comme une première fois. Les muscles se tendent et se relâchent sur le rythme familier d’une chanson que ses lèvres ne murmurent qu’à peine. Les autres ; tantôt elles s’époumonent, remplissant les tunnels des fumées de leurs voix ; tantôt elles chuchotent comme si elles craignaient de réveiller une présence endormie.

En résulte que le puits n’est jamais silencieux. Même la nuit, lorsque les travailleurs peuvent enfin goûter au repos, les gémissements du sol s’élèvent comme une mélopée. Des légendes circulent. Des feux de paille alimentés par les inconscients qui viennent y tester leur courage. L’on parle de bêtes féroces qui hurlent à la lune sans jamais l’avoir vue. L’on parle de fantômes hantant les galeries qui les ont vus mourir.

Elle pense que ce sont les machines. L’âge de la vapeur apporte avec lui tous ces nouveaux mécanismes grinçants. Ces poulies, ces roues et ces ascenseurs. Chaque fois que son équipe descend le long des plateformes, elle sent le crissement de la machinerie se répercuter contre son casque, et cela fait grincer ses dents.

Les bêtes ne les supportent pas davantage. Les travailleurs non-humains ne tolèrent guère le tangage irrégulier des ascenseurs et se trouvent forcés d’emprunter les galeries auxiliaires pour rejoindre les tréfonds de la mine. Elle n’aime pas ça. Elle n’aime pas tourner le dos à son minotaupe et craindre de ne pas le retrouver une fois en bas.

Il est toujours là, à l’attendre. Ses yeux perçants brillent dans le noir, et son museau est déjà rendu crasseux par la descente. Elle se demande souvent, lorsque les automatismes s’emparent de son corps, laissant le champ libre à sa pensée ; qui d’elle ou de son coéquipier y laissera sa peau le premier.

Un changement de musique fait vibrer l’air. Billie s’autorise quelques secondes de répit, le temps de saisir la mélodie et d’y adapter le cours de ses mouvements. C’est comme cela qu’on lui a appris à travailler, des années plus tôt. À vingt-six ans, elle ne sait plus combien. On lui a enseigné le dur labeur avant des rudiments de calcul car rien, ni sa famille ni la grande économie nationale, ne l’ont jamais prédestinée à autre chose que les mines de charbon.

Du coin de l'œil, elle s’assure que l’animal souterrain cadence ses coups de griffe sur ceux de sa pioche. Elle ne l’entend pas grogner, signe que la fatigue n’a pas encore érodé sa vitalité. Mais quelque chose lui serre tout de même le cœur, chaque fois qu’elle pose son regard sur ce compagnon qui ne questionne jamais la dureté de leur mode de vie. Elle n’a aucune échappatoire à lui offrir, si ce n’est la fuite — cela, elle ne saurait s’y résoudre.

Ce sont encore trois chants qui passent avant que la sirène n’annonce la fin de la journée. Le son strident éclot comme un mauvais présage et se diffuse, maladie industrielle, dans les artères de la mine, en même temps que les voix des ouvrières se taisent. Billie entend des soupirs parmi ses collègues les plus âgées. Le salut de leurs corps ne semble tenir qu’à un fil que chaque heure de travail amincit.

Elle-même prend conscience de chaque muscle de son dos et de ses bras, alors qu’un tiraillement familier se change en brûlure. Elle ne se relâche pas pour autant, consciente qu’une dernière tâche pénible l’attend avant de pouvoir quitter le puits.

Ses lèvres émettent un léger sifflement, juste assez aigu pour attirer l’attention de son coéquipier. La taupe lève son museau noirci et cesse d’attaquer la roche à l’aide de ses griffes d’acier.

— Le chariot, grommelle-t-elle de sa voix rendue rauque par l’air épais.

Habitué à l’ordre, l’animal souterrain se poste sans rechigner près d’un wagonnet fixé sur des rails. Sa dresseuse s’attelle alors à charger la houille récoltée dans le véhicule, salissant encore davantage son uniforme et les parties de sa peau exposées. Le poids de la matière l’épuise et la rassure tout à la fois. Elle s’y raccroche, songeant que ce qu’elle tient entre ses bras fourbus les nourrira encore cette saison.

Le reste du puits numéro 3 s’active à la même tâche. L’on respire péniblement, tapissant chaque poumon d’une couche de crasse que rien ne saurait jamais nettoyer. Elle sent les aspérités de son propre être se contorsionner sous les assauts de corps étrangers. Elle se rappelle sa mère ; se demande quand la maladie viendra la cueillir à son tour. Les traits de ses parents s’effritent dans sa mémoire, remplacés par le masque noir éternel de leur métier.

Il n’y a jamais eu assez d’argent pour s’offrir une photo de famille.

À peine assez pour des funérailles convenables.

Elle rumine ses pensées pesantes alors que ses bras s’abrutissent au travail. Son minotaupe, lui, ne grogne pas davantage. Ses yeux étroits, comme deux fentes au milieu de son masque de crasse, la dévisagent sans parvenir à percer ses défenses. Ils sont de roc, l’un comme l’autre — à force de cohabiter dans les entrailles de la terre, leur carapace a acquis la dureté de l’acier, si bien que nul onix ne songerait à défier leur regard.

Les jeux de leur enfance sont loin, à présent. Rien de plus que la caresse d’un souvenir sur sa peau fatiguée ; et peut-être, lorsque la brise est assez douce pour charrier davantage, une impression de bonheur en couleurs pastel à la place d’un noir et blanc perpétuel.

Lorsque le travail s’arrête, que tous les claquements et les échos se taisent, la mine semble presque trop calme. Billie regarde sans intérêt les autres femmes retirer leurs casques, secouer leurs cheveux courts, épousseter inutilement leurs paumes sur le bas de leurs uniformes. Leurs semelles crissent et dessinent des motifs irréels sur le sol. Elle ne bouge pas durant quelques instants. Son esprit prend la mesure de sa réalité. Sous terre, il n’y a pas de place pour prendre son envol.

Sentant de nouveau les yeux de son coéquipier la scruter, elle se débarrasse à son tour de son casque, laissant ses cheveux sombres à l’air libre. Ils ont la même couleur que tout le reste, mais celle-ci est au moins naturelle.

Il n’y a que deux yeux verts pour percer la croûte noire de son visage. Le charbon la peint toute entière, faisant d’elle un fantôme de suie comme les autres. Elle regarde ses mains et n’entrevoit qu’à peine les lignes d’empreintes : cela ressemble au réseau de galeries dans lesquelles elle enterre sa jeunesse, un jour après l’autre.

Son regard glisse une seconde sur les griffes de son minotaupe. Les lames, autrefois affûtées, s’émoussent au contact du labeur ; elle ne sait plus à quand remonte le dernier aiguisage, et l’idée d’infliger de nouveau l’épreuve à son compagnon de toujours lui laisse un goût de bile en travers de la gorge. Ils ont grandi ensemble dans l’obscurité et la crasse. Ils y mourront comme les parents de la jeune femme, et le ciel restera pour eux un éclat de paradis entre deux journées noires.

L’habitude tend à émousser également son ressentiment, mais parfois, le poids est trop lourd sur ses épaules. Même après tant d’années passées à se condamner, elle-même et les siens, à une vie d’errance au fond de tunnels sombres.

Il lui arrive de se demander ce que son coéquipier en pense. Cela l’effraie, et elle tâche de ne pas y songer, mais il y a dans ses yeux une intelligence qui dépasse la simple animalité. Il sait ce qu’ils font là, sous la terre, à s’éreinter sans connaître la récompense. Il sait, et peut-être a-t-il aussi conscience qu’il lui suffit de briser les chaînes qui le retiennent attaché à la mineuse.

Un tremblement menace de secouer son échine. Elle inspecte rapidement le chariot pour la forme et hoche la tête.

— C’est bon, tu peux y aller. Attends-moi comme d’habitude.

Une légère tape sur le dos récompense les efforts de son compagnon, mais cela a le goût d’une arrière-pensée pour elle. Ses mains ne savent plus guère prodiguer de la tendresse. Elle s’en veut — pour ça, et tant d’autres choses.

— Beau travail, ajoute-t-elle tout de même. Les mots lui écorchent la langue. Il n’y a rien de plus laid que ce labeur qui construit des empires sur le dos des désoeuvrés.

Ses yeux s’efforcent de suivre la silhouette familière poussant le wagonnet vers les stations de triage. Elle songe un instant à ce que cela serait, de travailler là où le soleil est une denrée commune.

Ce n’est pas une pensée juste, mais elle sait qu’elle ne le pourra jamais tant qu’elle sera affiliée à un minotaupe.

Billie saisit sa vieille lampe et plisse le nez lorsque l’odeur rance de l’huile de baleine s’y infiltre. Dans un coin de sa tête nagent ces grandioses créatures, ces wailords de légende que l’on chasse et dépèce pour les transformer en combustible. Elle se dit que ce n’est pas si différent de son propre métier ; que peut-être, cette roche qu’elle éventre ressent aussi les à-coups meurtriers de sa pioche dans sa chair dure.

Elle s’engouffre dans un tunnel, et la lumière nauséeuse qu’elle porte donne à son visage noirci une teinte irréelle.


***

Il est près de sept heures du soir quand Billie aperçoit enfin la silhouette familière de son frère, débarquant depuis une galerie auxiliaire.

Elle l’a attendu longtemps, assise à même le sol dans un coin peu fréquenté de la Grand-Place — ce vaste espace qui fait office de carrefour souterrain voit circuler des travailleurs à toute heure de la journée, si bien que les murs, eussent-ils des oreilles, entendraient l’essentiel des conversations croustillantes du corps ouvrier. Elle-même, tentant vainement de les ignorer, reçoit tout de même les échos déplaisants de blagues douteuses et de rumeurs nauséabondes.

Thomas, le pas lourd, trace un sillon désapprobateur en marchant dans sa direction. Son machopeur trottine tant bien que mal derrière lui, la peau crasseuse et les muscles fourbus par la rudesse de son travail. La jeune femme ne distingue qu’à peine les yeux perçants de l’humanoïde sous la noirceur du charbon.

À la manière dont leurs épaules se relâchent, et d’après la courbure légère de leurs dos, elle déduit que l’après-midi a été particulièrement éreintant. Elle-même ressent encore les à-coups de sa pioche contre la roche, mais la brûlure familière s’est atténuée pour ne devenir qu’une présence tolérable chuchotant entre ses omoplates.

— Je vais boire un coup avec les gars de l’équipe ce soir, annonce le jeune homme sans la regarder, presque fuyant, tandis qu’il se débarbouille le visage avec une serviette mouillée. Tu viens ?

Billie considère un instant son frère. Sans la courbure plus ferme de sa mâchoire et la barbe drue qui commence à lui dévorer les joues, elle croirait voir son propre reflet dans ces cheveux noirs et ces yeux d’un vert délavé. Il compense quelques années de moins par une carrure plus massive ; de larges épaules forgées par la pioche, comme sculptées dans du charbon. Parfois, elle reconnaît davantage en lui son père que le garçon qu’elle a vu naître.

Des lignes déplaisantes tracent des angles menaçants le long de ses traits. Il est de sale humeur, comme souvent après une longue journée, et ne manquera pas de le lui faire payer si elle accepte sa proposition. Ce n’est que pure forme. Elle sait, au fond : qu’il n’aimerait rien de mieux que la voir disparaître quelques heures en se noyant au fond d’une pinte.

— Non, vas-y sans moi. Je vais rentrer à la maison, et…

Sa phrase reste en suspension dans l’air à la manière de particules nocives. Tous deux, tendus, laissent passer l’occasion d’émettre un commentaire désobligeant quant à l’état pathétique de leur domicile. Inutile de remuer le couteau dans la plaie en évoquant les murs lézardés, le mobilier désuet, la cheminée glaciale. L’absence de souvenirs heureux sur la commode près de l’entrée.

— Tant pis pour toi, marmonne-t-il. Inutile de m’attendre, alors. Je vais rentrer tard.

C’est cruel, peut-être, mais une part de Billie se réjouit à l’idée de ne pas le voir revenir avec les yeux vitreux et une odeur de whisky imbibant sa chemise. Une autre part, plus insidieuse, aimerait mieux qu’il ne rentre pas du tout. Elle jette un œil inquiet à son minotaupe, mais celui-ci ne semble pas s’intéresser à leur échange — elle a remarqué, bien sûr, comme son partenaire semble de moins en moins à l’aise avec son propre frère, et cela ne fait qu’assombrir son quotidien déjà noir de suie.

Elle observe, silencieuse, alors que Thomas rassemble ses affaires dans sa vieille sacoche miteuse. Sa gamelle et sa gourde d’eau claquent l’une contre l’autre dans un fracas métallique à réveiller les morts ; le moindre son résonne, ici, contre les plafonds érodés de la Grand-Place.

Finalement, elle ne peut s’empêcher de lui adresser un regard mauvais, chargé de tous les reproches qu’elle n’a jamais su lui formuler ; et de tous ceux, pires encore, qu’il serait en droit de lui adresser si seulement il n’était pas si désireux de mettre cette distance entre eux. La froideur est presque plus douloureuse que la rage volcanique qu’ils pourraient déchaîner l’un sur l’autre. Et pourtant, c’est cela qu’elle choisit, lorsque l’opportunité lui est offerte de crever l’abcès.

Elle laisse une main molle se glisser dans ses cheveux, un soupir couler d’entre ses lèvres sèches.

— La bière n’efface pas la crasse, Tommy.

Bien sûr ; il se moque bien de ce qu’elle peut lui dire. Il ne répond que par un faible ricanement avant de tourner les talons, laissant à sa sœur le soin de recoller les morceaux toute seule. Une fois encore.

— Ni la misère, marmonne-t-elle entre ses dents alors que la silhouette de son frère disparaît dans le tunnel.

Il ne jette pas un regard en arrière. Son machopeur, si, et elle se prend à sourire à ce visage pataud devenu presque plus familier que celui de Thomas. Son cœur se serre, juste un peu, à l’idée que toute sa famille se noircit les mains et les poumons dans cet enfer aux relents industriels — et que, peut-être, le poids des mines au-dessus de leurs têtes suffira à creuser le gouffre qui les sépare pour de bon.


***

Le soleil commence à se coucher à l’horizon, peignant le ciel de rose et d’orange.

Thomas O’Regan prend la mesure de ces couleurs chaque fois qu’il émerge de la gueule béante des sous-sols, et les compare par automatisme aux gris et noirs aveuglants dans lesquels il s’enterre avec son partenaire. Jamais un regard de travers n’a échappé au machopeur, jamais un reproche non formulé. À bien des égards, il le sait plus intelligent qu’il ne le sera jamais, et une pointe de regret le pique en plein coeur à l’idée que c’est tout ce qu’il peut lui offrir.

La lumière du jour déclinant troue ses yeux, si habitués à l’obscurité comme ceux d’une maudite taupe. Il le voit ; le partenaire de sa sœur, si insidieusement vindicatif, et s’interroge — ces griffes-là ne pourraient-elles se retourner contre lui ? Contre elle ?

Il en tremblerait peut-être, s’il n’était pas si épuisé par le poids du labeur et si désireux de noyer cette fatigue au fond d’un, deux, trois verres. La bière n’efface pas la crasse. Comme il déteste qu’elle ait raison, et pourtant ; il n’y a rien de mieux que l’oubli pour se désavouer entièrement et nier l’infamie de son existence.

Ces choses auxquelles il n’aime pas penser se bousculent dans un recoin de son esprit qui ressemble à un tunnel charbonneux. L’odeur dégoûtante de l’huile lui chatouille encore les narines. Même à l’air libre, on ne respire guère que les fumées des usines qui arrivent de la ville. Elles colorent le ciel de leur noirceur maladive, le peignent à la hâte comme du fusain mal appliqué.

Du noir, partout, s’étalant en nuances ternes : sur les parois de ses poumons, dans les veines de l’Empire.

Comme souvent, des officiels en complet et col blanc rôdent autour des grilles, flanqués de chiens menaçants. Certains portent des armes à la ceinture, au cas où les gueules acérées ne suffiraient pas. Leurs faces sont propres. L’on ne saurait en dire autant de leurs mains, rompues à briser les piquets de grève autant que les os.

Le directeur est là aussi, paradant dans son beau costume dont la noirceur veloutée éclipse celle, terreuse, sale, misérable des visages d’ouvriers. Le soleil se reflète en vaguelettes sur ses cheveux blonds lissés en arrière. Un rictus méprisant tord les lèvres du mineur lorsque les rayons lumineux passent sur une ombre de moustache claire. L’instant d’après, il n’en subsiste qu’une trace.

Il parle avec un homme pâle en veston, ses cheveux couleur de houille parsemés de grisaille. Une sorte de lézard rampe autour de ses chaussures, sa queue susurrant comme un serpent contre la terre. En face, le grahyèna de Sir Pendleton montre les crocs. Des dents taillées à la serpe, jaunâtres, répugnantes. Faites pour déchirer la chair, pour arracher les lambeaux d’espoir encore sertis au fond de cœurs rabougris.

Le jeune mineur ne peut s’empêcher de scruter chaque geste de son patron ; de cet homme d’aspect si hautain qui possède sa famille depuis tant d’années. Il écarte d’un geste les inquiétudes manifestes de son coéquipier, s’arrête et regarde de loin. L’inconnu semble parler avec ses mains plus qu’avec sa voix, et le directeur, si placide, comme s’il ne l’écoutait pas, souffle un panache de fumée… Pas assez noire pour être meurtrière, et pourtant il la sent sinuer dans ses propres entrailles autant que dans celles de la terre.

Une cigarette se consume entre ses doigts immaculés. Ces mains-là, Thomas se prend à les haïr en les imaginant autour du cou de son père ; mais il est mort sans yeux pour le regarder, en-bas, au fond de la mine de charbon. Sir Pendleton n’était pas là.

Et parfois ; il se prend à imaginer les siennes, serrant la gorge du directeur jusqu’à ce que l’air quitte ses poumons et que ses yeux roulent dans ses orbites.

Cela laisse un goût doux-amer dans sa bouche.


***

Sir Silas Pendleton écoute d’une oreille.

Le docteur parle avec force gestes, et les plis dans sa chemise blanche semblent danser quand la lumière les frappe. Sa voix, elle, n’effleure qu’à peine les oreilles, comme un murmure hésitant. Il ressemble à ces jeunes hommes éduqués qui sortent des universités farcis de diplômes et d’idées nouvelles. L’argent ne les intéresse guère ; le charbon pas davantage. Il y a du gris, pourtant, tapi dans ses cheveux noirs, et le pli caractéristique de la pensée comme un sillon dans son front de marbre.

Les lunettes circulaires qui entourent son regard ne suffisent pas à ternir le bleu inhabituel de ses yeux. Si vif, presque déplacé dans ce havre de grisaille où la noirceur de la houille n’est disputée que par les nuances chantantes de la fin du jour.

C’est un étrange endroit où il ne fait pas bon mettre les pieds lorsque l’on se sait indésirable. Le directeur lui-même ne se sent guère maître de son domaine que depuis ses bureaux, dans l’enceinte rassurante de la ville avec ses murailles, ses lampes à gaz et ses calèches flamboyantes. Le goût des choses prend des teintes curieuses, ici où les visages et les mains sont noirs de crasse ; les siennes, bien sûr, ne sont que le reflet cru d’une différence.

Et l’autre, alors ? Si prompt à descendre ausculter les tunnels, à panser leurs blessures : peut-être devrait-il leur ressembler davantage.

Sir Pendleton laisse couler son regard subtil ; trace la courbure d’un poignet, évalue la grâce immatérielle contenue dans chaque geste. Ce sont les mains délicates d’un musicien, mais ces doigts blancs ressemblent à des os. Le débit hésitant de ses paroles sonne comme un piano désaccordé, un contraste saccadé avec cette élégance muette qu’il semble promener comme une seconde peau. Il y a dans cette délicatesse des notes fragiles que le cœur de pierre du directeur ressent comme des échos.

Il tire des bouffées de sa cigarette pour secouer la gêne et se défaire de son inattention. Les mots agités du docteur coulent dans ses oreilles : il parle de ses devoirs auprès des ouvriers, humains comme bêtes, et s’enhardit, arguant que peut-être, il pourrait, si d’aventure cela ne posait trop d’inconvénients, s’atteler à l’étude des espèces endémiques qui…

Tout cela l’ennuie, à dire vrai, si bien qu’il ne sait guère où poser son attention. Il tapote et de la cendre s’écroule. Il suit la trajectoire de sa chute, pesant l’infaillibilité de la gravité.

L’autre homme ne semble pas affecté par le tritox dont les griffes minces se plantent dans le revers de son pantalon. L’éclair d’un regard empoisonné foudroie le directeur avant de disparaître derrière une paupière paresseuse. Pendleton y reconnaît presque ses propres yeux, rendus corrosifs par son autorité vacillante.

Au fond — oui, pourquoi pas ? Il ne voit pas de mal à mettre une intelligence différente à profit. Ce que cela pourrait rapporter ne s’imagine pas encore en chiffres tracés dans un registre, ni en pièces dont l’éclat doré serait terni par une lampe à huile. Seulement, il n’y a rien à perdre et tout à gagner. Que de pompeux professeurs chantent les louanges de ses mines ; que leur réputation n’en soit que grandissante, indépendamment des revendications stériles de révolutionnaires avortés.

Il sourit faiblement sous une ombre de moustache blonde. Oui, c’est d’accord. Faites votre travail, et si cela vous chante, menez vos études.

L’autre aussi sourit ; jeune, timide, étrangement beau alors que le crépuscule heurte les angles de son visage.

Deux mains pâles se rencontrent formellement, scellant un pacte qui ne saurait s’embarrasser d’un contrat couché sur papier. Une méfiance, toutefois, s’engouffre par la brèche de deux regards sauvages : un chien fusille une salamandre qui crache son venin.

Et le mégot blanc s’écrase sous une semelle noire, sa fumée mourante comme un râle d’agonie.