La plume fantôme de MissDibule

Une tension palpable règne sur le plateau. L’air est lourd, chargé d’électricité. Le public attend avec impatience le début du spectacle. La salle, plongée dans le noir, s’illumine soudain de mille feux. Des notes de musique déchirent le silence. Les feux des projecteurs se braquent alors sur deux jeunes femmes assises face à face, dans de luxueux fauteuils de cuir. Leurs apparences se complimentent d’une étrange façon : les boucles rose pâle de l’une contrastent avec la chevelure lisse de l’autre, d’un violet sombre.

— Bienvenue, cher public, pour cette nouvelle émission d’ « Unystar », l’émission consacrée aux célébrités d’Unys ! commence celle aux cheveux roses, dont les grands yeux bleus étincellent sous les projecteurs. Je suis Brittany, votre fidèle présentatrice ! Et voici notre invitée du jour, j’ai nommé… Anis !

À ces mots, Brittany désigne la seconde jeune femme assise sur le plateau. Elle semble beaucoup moins à l’aise que la présentatrice. Ses yeux violets fixent obstinément ses mains gantées de noir. À la mention de son prénom, Anis relève la tête avec timidité et se force à sourire. Elle ne sait pas vraiment si elle doit dire quelque chose. Heureusement, Brittany reprend aussitôt :

— Anis est une invitée très spéciale. En effet, lors de cette émission, il nous est arrivé de recevoir des dresseurs émérites, ou des artistes reconnus… Mais Anis, elle, peut se vanter d’être les deux !

À ces mots, Anis s’empourpre. Brittany ne s’en formalise pas et continue de plus belle :

— Car oui, chers téléspectateurs, telle que vous la voyez, Anis est à la fois un membre émérite du Conseil 4 d’Unys et une autrice de talent !

Des acclamations et des applaudissements éclatent dans la foule.

— Oui, il y a de quoi être impressionné, n’est-ce pas ? Il faut sans doute énormément de talent pour pouvoir atteindre une telle position, et encore ! Alors, comment devient-on à la fois virtuose des Pokémon et des mots ? C’est ce que nous allons découvrir ce soir avec Anis, en lui posant toutes les questions qui nous démangent ! Est-ce que vous êtes prêt, cher public ?

Les acclamations de la foule redoublent. Anis, elle, sent le malaise monter en elle. Elle ferme les yeux et se remémore pourquoi elle a accepté cette interview. Pour elle.

— Alors Anis, commençons sans plus tarder, si vous le voulez bien…

Anis rouvre les yeux, prend une inspiration et hoche la tête.

— Ma première question concerne votre type de prédilection.

« Oh. Intéressant. » songe Anis avec un léger sourire.

— Comme vous le savez, cher public, explique Brittany, les membres d’une Ligue Pokémon, qu’ils s’agissent des Champions d’arène ou des membres du Conseil 4, possèdent tous une équipe de Pokémon d’un type particulier, qui est cher à leur cœur. Seul le Maître de la Ligue échappe généralement à cette règle. Quoi qu’il en soit, il est toujours intéressant de découvrir comment ces dresseurs d’exception choisissent leur type. Anis ici présente est spécialiste du type Spectre. Les Pokémon Spectre sont souvent craints, et à vrai dire, même évités, en raison de leur lien évident avec la mort. Sachant cela, pourquoi ce choix ?

— Très bonne question, répond Anis sans se départir de son sourire. Elle est d’autant plus pertinente plus lorsque l’on découvre ce que je m’apprête à vous révéler. Quand j’étais petite… j’avais peur des Pokémon Spectre ! s’exclame-t-elle dans un rire.

Brittany écarquille les yeux, étonnée, puis éclate d’un rire cristallin :

— Effectivement, c’est plutôt étonnant ! Que s’est-il passé, alors ?

Les yeux bleus de Brittany brillent d’une avide curiosité, tandis que ceux d’Anis s’emplissent de mélancolie.

— Laissez-moi vous raconter.

***
— Anis, ma chérie, tu es toujours en train de lire ? Il est l’heure d’aller dormir !

La petite Anis fit la moue derrière son livre. Elle redoutait plus que tout l’heure du coucher. C’était l’heure où les spectres rôdaient, sans aucune autre lumière que sa minuscule veilleuse pour les repousser. La petite fille fit mine de ne pas avoir entendu la remarque de sa mère et se replongea dans son roman, trop heureuse de pouvoir s’échapper dans le monde de la lecture.

Mais sa mère ne s’en tint évidemment pas là. Anis l’entendait déjà monter les marches pour lui intimer une nouvelle fois d’aller au lit. Anis poussa un soupir et ferma son livre à contrecœur. Inutile de résister. Elle ne souhaitait pas discuter avec sa mère, surtout lorsque la bataille était perdue d’avance. En effet, le réveil d’Anis indiquait vingt-deux heures, une heure bien trop tardive pour une petite fille de dix ans.

La petite lectrice aguerrie abandonna donc son épais roman sur son bureau pour se mettre au lit. À peine fut-elle installée sous l’édredon violet qu’elle sentit la fatigue la gagner. Au fond, elle savait que sa mère avait raison : elle avait besoin de dormir. Mais la peur qui l’étreignait chaque nuit était telle qu’elle ne pouvait s’y résoudre. Elle commençait déjà à trembler de frayeur quand sa mère arriva dans sa chambre.

— Ah, parfait, tu es déjà au lit ! Ça veut dire que tu n’as plus peur ? lui demanda-t-elle d’un ton doux.

Anis retira ses lunettes et les posa sur sa table de chevet, avant de plonger ses yeux violets dans le regard d’encre de sa mère : elle aurait aimé lui mentir, lui dire que non, elle n’avait plus peur… Mais elle en était incapable.

— S-si… Les fantômes… Ils me font peur… Parfois, j’en vois passer un derrière la fenêtre… J’ai peur… qu’il me fasse du mal…

Anis sentait les larmes lui venir. Elle savait que son attitude était ridicule, mais c’était plus fort qu’elle, les Pokémon Spectre la terrifiaient.

— Oh, ma chérie… Je comprends. C’est vrai que les Pokémon Spectre peuvent être effrayants… Mais tu sais, la plupart d’entre eux ne sont pas méchants. Ce sont d’anciens amis qui reviennent nous rendre visite, sous forme de spectres. Dit comme ça, c’est moins effrayant, tu ne trouves pas ?

Anis réfléchit un instant. Elle n’était pas certaine d’être d’accord.

— Mais alors, les Pokémon Spectre, avant, c’étaient des gens ? Comme toi et moi ?

— Tout à fait. Et lorsque leur âme a quitté leur corps, elle s’est incarnée dans une nouvelle entité, qui est ensuite devenue un Pokémon Spectre.

— Et ils se souviennent de leur vie d’avant ?

— Ça, on n’en est pas certain. C’est le cas de certaines espèces, comme Tutafeh par exemple, mais on ne sait pas vraiment pour les autres.

Un silence s’installa suite à cet échange. Anis ne se sentait pas vraiment rassurée.

— Dis, maman… Pourquoi les gens deviennent des fantômes ?

Anis vit sa mère se mordre la lèvre. Elle ne comprit pas la raison de ce geste.

— Écoute, ma chérie, il est tard… Il faut que tu dormes. Mais tu vois bien que les Pokémon Spectre ne sont pas si effrayants, finalement !

Mais Anis n’était décidément pas de cet avis.

***
— Vous aviez donc vraiment peur des Pokémon Spectre ! s’exclame Brittany.

Anis hoche la tête. Raconter ainsi sa vie lui procure une étrange sensation. Elle ne sait si elle se sent mal à l’aise ou soulagée. Peut-être un mélange des deux.

— Mais alors, comment êtes-vous passée de la peur à l’adoration, si je puis me permettre ? s’enquiert Brittany.

Un voile sombre passe alors devant le regard violacé d’Anis. Une ombre qui ne dure qu’un fugace instant, avant que ne revienne l’étincelle de la nostalgie.

— Eh bien, à cause de ma peur des Pokémon Spectre, je n’arrêtais pas de faire d’horribles cauchemars où j’étais enlevée par des spectres, ou bien j’en devenais un moi-même et mes parents ne me reconnaissaient plus…

— Ça devait être terrifiant… commente Brittany avec compassion.

— En effet. Comme je dormais très mal, je passais toutes mes soirées à lire pour échapper à mes démons, mais l’heure de dormir finissait toujours par me hanter. Ma vie était plutôt solitaire, car je vivais à Arpentières, une ville isolée et très peu peuplée. Cela a été un vrai bonheur lorsque j’ai rencontré ma première véritable amie. Cependant, je continuais à faire d’horribles cauchemars, et mes nuits étaient éprouvantes. Cela aurait pu continuer ainsi longtemps… Jusqu’à cette fameuse nuit, celle qui a tout changé.

***
Anis parcourait les couloirs d’un manoir sombre. Des sueurs froides perlaient sur son front. Elle entendit grincer derrière elle. Elle se retourna. La table n’avait pas pu bouger toute seule, si… ?

« Ce rêve obscur, encore et toujours. »

Anis se figea. Qui avait parlé ?

« Ce rêve obscur, partout et toujours. »

Un éclair blanc lui déchira la rétine.

Elle se réveilla en sursaut, noyée de sueur dans son pyjama noir. Encore un cauchemar. Mais celui-ci lui paraissait différent. Avant qu’elle puisse y réfléchir davantage, un éclat doré attira son attention : la lumière qui l’avait réveillée. Elle provenait de la fenêtre. Fébrile, Anis attrapa d’une main tremblante ses lunettes et s’agenouilla sur son lit pour observer à travers la vitre.

Ce qu’elle vit lui coupa le souffle. Une magnifique créature fendait le ciel étoilé, laissant derrière elle un éblouissant sillage d’or. Subjuguée par la beauté de cette apparition, Anis n’hésita pas un seul instant : elle ouvrit la fenêtre et se précipita dans le jardin. L’espace d’un instant, sa peur des ténèbres s’était envolée loin dans le ciel, comme si la créature l’avait emportée avec elle.

Dès qu’Anis mit un pied sur le sol d’argile, le vent du soir l’enveloppa de sa douce fraîcheur. Extatique, Anis leva aussitôt les yeux vers la voûte céleste, où brillait la créature, aussi étincelante qu’une deuxième lune. Alors qu’elle s’éloignait vers l’horizon étoilé, Anis vit un minuscule objet se détacher de son sillage. Il virevolta avec grâce et légèreté jusqu’à retomber aux pieds d’Anis, qui s’en saisit avec délicatesse.

Il s’agissait d’une plume. La plume la plus magnifique qu’Anis n’avait jamais vue. Recourbée comme un croissant de lune, la plume, d’un vert luminescent, brillait du même éclat doré que la créature. Anis comprit qu’elle tenait entre ses mains l’une de ses plumes. Lui en avait-elle fait cadeau ? Ou bien s’agissait-il d’un heureux hasard ?

Anis l’ignorait. Mais elle était persuadée que cette plume était spéciale.

Sinon, comment expliquer le sentiment de sérénité qu’elle ressentait à cet instant ?

***
— Et j’avais raison, assure Anis. Grâce à cette plume, je n’ai plus jamais fait de cauchemar. Mieux encore, chacune de mes nuits était accompagnée d’un rêve plus beau encore que le précédent. Ainsi, la fin de mes cauchemars a également marqué la fin de ma peur des spectres. Ils ne m’effrayaient plus, au contraire : ils m’amusaient. Désormais, lorsqu’ils passaient derrière ma fenêtre, je les invitais dans ma chambre pour jouer avec eux. Et j’ai finalement réalisé que ma mère avait raison : la plupart des Pokémon Spectre ne sont pas méchants. Ils sont souvent incompris, et seuls… Comme je l’étais. Et c’est ainsi que je suis devenue amie avec la plupart des spectres qui me terrifiaient autrefois.

— Quelle belle histoire ! Est-ce que c’est comme ça que vous êtes devenue amie avec Funécire, votre tout premier Pokémon ? demande Brittany.

Un sourire triste anime alors le visage d’Anis. Le souvenir de sa rencontre avec Funécire est doux-amer. Impossible pour elle d’y repenser sans être submergée par un torrent d’émotions contradictoires : la fascination, la joie… mais surtout, la tristesse et la souffrance.

— Non. Ma rencontre avec Funécire… est très liée à ma rencontre avec Goyah, révèle Anis avec difficulté.

— Goyah, l’ancien Maître d’Unys ? répète Brittany, surprise.

— Oui. Disons que s’il n’avait pas été là à ce moment… Je ne serais plus de ce monde aujourd’hui.

Des murmures s’élèvent aussitôt dans l’assistance. Brittany affiche une expression choquée.

— Par Arceus ! Voilà qui me semble être un sujet de la plus haute importance ! L’ancien Maître Goyah aurait donc sauvé la vie d’Anis lors de leur rencontre ! Si vous souhaitez en apprendre plus, ne zappez surtout pas ! Anis nous révèle tout… après une courte pause de publicité !

Brittany termine son laïus par un regard charmeur. Anis soupire. D’agacement ou de soulagement, elle ne saurait dire. Si elle est agacée d’avoir été coupée dans son élan, elle est néanmoins soulagée d’avoir quelques minutes pour souffler avant de raconter l’un des souvenirs les plus douloureux de son existence.

Mais il le faut.

Elle doit le faire.

Pour elle.