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Aux Pieds des Géants de Kibouille



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» Auteur : Kibouille - Voir le profil
» Créé le 20/03/2023 à 23:52
» Dernière mise à jour le 20/03/2023 à 23:52

» Mots-clés :   Action   Galar   Slice of life

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Chapitre 6
C'est en sortant de cours d'histoire du dressage que je les ai croisés. Un groupe d'étudiants, d'apparence très banal. La parfaite agglomération de jeunes hommes et femmes produite à la chaîne sur les bancs des amphithéâtres. Or, voilà un bon moment que ce groupe particulier a attiré mon attention. Est-ce la récurrence de nos croisements qui a mis bas cette curiosité ? Pour être honnête, c'est peut-être le cas ; parfois, leur seule présence répétée nous rend une ou plusieurs personnes sympathiques. Mais mon observation ne s'arrête pas là.

J'ai entendu à plusieurs reprises ce nom dans leurs bouches ; le nom de mon auteur préféré ; un psychologue, philosophe et poète à la fois. Et il était à chaque fois question de discussions passionnées, jamais sur un ton scolaire désabusé. Il s'agit bel et bien d'une lecture choisie, et de toute évidence appréciée. Des lectures qui de plus brassent plusieurs autres références, dont bien des inconnues qu'il me plairait de découvrir.
Depuis lors, il m'arrive d'ôter mon casque audio pour écouter parler cette bande d'étudiants particulière, et je me prends, par procuration certes, au jeu de leur conversation. Parfois, je les suis dix pas derrière en direction de l'amphithéâtre, du réfectoire, de la maison des étudiants… J'ai cessé de me voir comme un miséreux, un déviant d'une rare espèce qui en est réduit à cela.

Peu importe de la manière avec laquelle j'aborde la question, il m'est impossible de venir à eux, sinon, comme toujours, en espionnant comme un spectre. Trouver un moyen de les aborder se heurte sans cesse à mon égo ; je me trahis dès que je sors de ma réserve. Il n'y a, pour en juger, qu'à voir la pitoyable interaction que j'ai eu avec cette fille, lors de cette soirée minable. M'ouvrir, c'est toujours échapper à moi-même, à ma propre vigilance.

J'ai pourtant réfléchi à des stratagèmes, mais de foncer sans réfléchir à suivre un plan établi minutieusement, toutes les options me paraissent fausses. Profondément fausses. Un détail a toujours un aspect trop artificiel ou au contraire trop spontané. Songer à l'action me désempare, l'attention d'un pair m'est trop lourde à porter et, après tout, je n'y suis jamais parvenu en vingt-deux ans. Comment, après trois mois de cours, moi qui suis déjà établi comme un paria asocial pourrait avoir la moindre chance de m'intégrer ? Mais voilà que je m'apitoie sur mon sort...

Une chose seulement pourrait me rendre la tâche supportable. Un trophée et un piédestal qui m'élèverait au-dessus des regards et attirerait à moi ceux que je convoite. Je parle d'une victoire au tournoi de Kickenham. Il n'y a, après tout, que cela pour me démarquer. Que cela pour écarter de mon chemin les médiocres, les vulgaires et dévoiler à sa fin des compagnons dignes d'intérêt. Mais déjà j'ai l'air, en parlant ainsi, de dédaigner ma solitude, d'oublier que je préfère ma propre compagnie au-dessus de toutes les autres. Ah tais-toi donc, David, avant de t'abîmer dans la bêtise…

Le groupe a vite fait de se fondre dans la multitude, dans le commun et le brouhaha. Je remets mon casque audio, mais mes yeux continuent d'errer : sur un quatuor de garçons, sur une volée de jeunes étudiantes, sur un couple enlacé… Je pose mon regard et joue à estimer la différence entre regarder et observer. J'ai tôt fait de remarquer que c'est un jeu duquel je ne tire rien, pas même l'art de l'observation. Je me recroqueville bien vite dans mon indifférence dédaigneuse.

« Monsieur Cothland ? David ? »

Une pause entre deux morceaux de musique m'ont permis d'entendre ces quelques mots, provenant d'une voix féminine inconnue. Je me retourne soudain pour découvrir derrière moi une femme et un homme, ce dernier caméra au poing et sa comparse armée d'un microphone braqué sur moi. On m'y reprendra à observer…

« Oui, c'est lui. dit-elle un ton plus bas de manière fort disgracieuse. David, tu permets ? On est de la télévision régionale et on fait un reportage sur le tournoi de Kickenham. Tu es arrivé en quarts de finale, bravo ! On aimerait te poser quelques questions… »

Tout dans leur attitude m'agresse, à commencer par ce micro tendu. Leurs sourires s'arrêtent à leurs yeux, leurs gestes captent le moindre des miens : ils m'effraient. J'esquisse un mouvement de recul quand la reporter s'approche de moi en zigzaguant dans la cohue.

« Ne sois pas timide… » ai-je le temps d'entendre avant de faire volte-face. Mes mots se confondent dans ma gorge, se percutent dans un long « Haem » guttural. Le caméraman m'invite à parler. Je vois la diode rouge clignotante de son appareil me détailler froidement. Je marche au loin. Ils me suivent, insistants. Je cours. Tout le monde se retourne derrière les clameurs des journalistes.

« Attends David ! Mais il est con ou quoi ? »

Je fends des bras un groupe d'étudiantes qui me hurlent dessus, slalome entre les passants interloqués, élèves comme professeurs. L'un d'eux » – mon professeur d'éthologie – me dévisage et m'arrête.

« Et bien, qu'est-ce qui vous arrive ? »

M'étant sympathique, je lui expliquerais volontiers la situation, mais mes poursuivants me rattrapent. Je détale comme un Fouinette à travers le couloir bondé, songe un instant à me barricader dans les toilettes pour finalement déboucher sur la sortie d'urgence que j'ouvre au mépris de l'alarme qui se met à retentir. Même dehors, j'attire tous les regards. Je me sais toujours suivi, j'halète et défais ma cravate. Après un regard de droite à gauche, j'opte pour la fuite en direction des studios ; s'ils me pourchassent jusqu'ici, je serai au moins retranché chez moi. Ma main ballottante se heurte à un objet dans la poche de mon cardigan : la poké ball d'Uther, prise pour le cours pratique de cet après-midi. Je m'en saisis : décidant que je l'enverrais entre moi et mes poursuivants en dernier recours.

Je me jette derrière ma porte après une bonne minute de folle cavale. Il s'en passe bien une autre avant que j'aie pleinement repris mon souffle. Oswald a bondi de mon lit, affolé par le bruit. À nouveau pourvu en dioxygène, je réalise l'ampleur de ma crise de panique et croule sous la colère d'avoir été poursuivi, puis la honte. J'énumère les raisons stupides qui ont pu déclencher l'alerte en moi, la tête entre mes mains. Mon Flambino claudique vers moi. Je le prends dans mes bras, comme pour noyer la gêne sous la tendresse. Je ne suis donc jamais tranquille.

Je sècherai les cours de cet après-midi. Je suis trop englué dans l'embarras pour me montrer où que ce soit. Défaisant mon cardigan, j'attrape le reste de mes pokéballs pour les mettre autour de ma ceinture. J'irai discrètement m'entraîner au gymnase, qui à cette heure-ci doit être désert.

• ◙ •

Percy feule et grimace alors que mes autres pokémon se dispersent. Je m'approche, brosse en main pour recoiffer sa tignasse en pagaille, quand je remarque sa blessure. Une entaille d'un bon pouce de profondeur sur trois de longueur en bas du thorax, recouverte de touffes de poils maculés d'un sang noir poisseux ; difficile de remarquer le tout. Ulrich s'arrête pour regarder : la meurtrissure a résulté de l'affrontement entre ces deux-là. Je le dévisage. Il détourne la tête, comme pour remettre la faute sur la négligence de mon Ectoplasma qui, il est vrai, n'a pas été des plus investis et l'a payé cher.

Une hyper potion a raison du saignement, mais les chairs violacées ne se referment pas totalement. Elles restent à l'état de petite fente brillante : on pourrait tâter directement les côtes quasiment à vif. Pas de fracture : les os ont empêché la coupure d'aller plus loin et de toucher les viscères. Les yeux sont légèrement livides. Percy ne facilite pas le diagnostic en roulant théâtralement ces derniers en arrière. Ce n'est pas une petite nature, mais il aime surjouer ses blessures.

« Ce n'est qu'une bonne coupure, tu ne risques rien à part une cicatrice de brave. » lui fais-je remarquer en épongeant le sang. Il me regarde d'un œil incrédule, puis mime un pokémon sur le point de défaillir : il tient simplement à me ravir du temps d'attention. Je continue de le brosser, ce qu'il n'apprécie pas. Il se fond dans l'ombre d'une colonne du gymnase, et devenu intangible dans l'obscurité, me nargue en ricanant. C'est sa façon de jouer. Je le poursuis quelques temps avant qu'une nouvelle douleur le fasse revenir vers moi, une moue penaude barrant son corps ramassé. Je finis de peigner son épaisse fourrure en bataille, l'occasion de remarquer sa maigreur ; il n'est quasiment que poils mauve. Je lui donne quelques caresses, relativement ignorées.

Je finis de vaporiser la potion sur la plaie en me promettant de revenir l'inspecter dans quelques temps ; l'essentiel étant que le sang ne coule plus. Aux alentours, mes pokémon s'attendent, certains inquiets quand d'autres sont plus détendus, à l'inspection des fourrures, écailles, crocs, griffes et pattes. J'ai pour seule arme ma brosse face à sept pokémon venant de combattre, mais dans mes yeux doit se lire une redoutable détermination puisque tous restent immobiles devant moi.

Ma brosse féroce s'abat d'abord sur Énide qui se laisse faire docilement comme on coifferait une petite fille. Je retire quantité de sous-poil rose, presque blanchâtre, m'attardant longuement sur son dos. J'élimine d'un coup de ciseau les quelques bourres au niveau des pattes. Je rassemble le tout dans un sac en plastique que j'expédierai dans un petit atelier à Corrifey, lequel s'occupe de transformer le poil de pokémon en vêtements : un futur cadeau pour ma mère, qui apprécie ma Roigada.

Cette dernière pose sa patte sur ma main, tentant de la retenir, de prolonger le brossage qui lui est, a contrario de mes autres pokémon à fourrure, si agréable. J'accepte encore quelques temps, retirant davantage de sous-poil qui vient s'attraper dans ma chemise. Énide ronronne, se colle à moi. Elle aime le combat rien que pour ces moments d'affection. Elle me retient dès que je fais mine de partir, minaude et piaule. Je cède et finis par la caresser, lui disant doucement que je dois m'occuper de ses camarades. Elle acquiesce, l'air un peu contrait. Si tous mes pokémon pouvaient être aussi doux que ma seule femelle, j'ignore si nous serions moins redoutables en combat. Je lui fais avaler sans effort une dose de calcium pour son Kokiyas et la laisse seule avec Oswald.

C'est au tour d'Ajax de passer entre mes mains. Je dois le poursuivre quelques temps, tonner de la voix à moult reprises. J'arrive enfin à l'attraper, puis à l'immobiliser en plaquant ses ailes au sol avec mes jambes pour ne pas qu'il s'enfuie. Mon Pyrax vrombit, se débat, émet un bourdonnement strident qui me vrille les tympans. J'accélère le coiffage de sa crinière, dont les longues mèches légères mais denses évoquent la soie effilée. J'inspecte les antennes, puis les mandibules en les écartant des doigts, risquant la morsure. Ses pattes remuent en émettant un cliquetis proche de celui d'une horloge que l'on remonte. Rien n'étant à signaler, je libère enfin la bête bombillante, qui mécontente crachote des flammèches dans ma direction. Ulrich a tôt fait de calmer son petit frère insectoïde d'un mouvement de lance menaçant.

Ce dernier vient d'ailleurs spontanément à moi, me désignant des yeux un renfoncement dans la cuirasse qui recouvre son pied. J'attrape sans un mot mon marteau à boule tandis qu'il retire sa carapace de fer, dévoilant l'entièreté de son corps : toujours un grand moment.

« Tu n'en voudrais pas une autre, Ulrich ? » lui demandè-je en emboutissant la pièce de métal. Non catégorique de la tête, suivi d'un fier grommellement. La cuirasse est tout aussi voire plus importante que le heaume pour les Lançargot. Mon travail d'armurier amateur terminé, la rouille ôtée avec une pierre abrasive, Ulrich se précipite dans sa carapace avec un râle de délice : façon à lui de me remercier.
Il ôte à son tour son heaume pour réarranger sa crinière avec ses mandibules, sécrétant une sorte de salive huileuse avec laquelle il oint chaque mèche. Je repousse toujours le moment où je devrai emmener cet artisan hors pair en forêt afin qu'il se fabrique de nouvelles lances. Je pourrais en commander dans le commerce, or cela représente un coût, et les Lançargot ont une fierté et le don inné de confectionner eux-mêmes leurs armes avec les arbres morts sur pied. Je revisionne d'ailleurs lors des moments d'ennui la vidéo que j'avais capturée de la dernière confection de lance d'Ulrich, longue de plusieurs heures. J'ai appris avec lui et l'aide d'internet quelques rudiments en métallerie et travail du bois, et je lui en suis reconnaissant. Avec l'expérience, j'envisagerais presque d'en faire un gagne-pain…

Conrad trifouille avidement son duvet, recueillant dans son bec l'huile de sa glande uropygienne pour l'hydrater. Muni d'un petit ciseau, je décolle les écailles mortes de sa peau, montant pour ce faire sur le dos de ce gros monstre. Je tâte également les articulations, mises à rude épreuve par son énorme gabarit. Je finis par appliquer un baume à base de baie Pomroz sur les parties sèches de l'épiderme épais. Le travail est long, patient ; d'ordinaire, je réserve toujours l'entretien de Conrad en dernier. Néanmoins, cet entraînement fut rude pour lui. Les autres attendront. Mon Galvagon oublie soudain ma présence, et se lève pour m'emmener en promenade autour de l'arène de combat. Je dois m'accrocher à ses épines dorsales pour ne pas chuter de plusieurs pieds de haut. Oswald se prend au jeu de son grand ami et nous suit en clopinant. Je réalise, après la peur, qu'il veut simplement jouer, comme tous les autres. Je me fais donc son cavalier quelques temps, me prenant à apprécier la vue du haut de ma créature. L'arène est bien peu de choses de son point de vue, et pourtant, elle lui est encore intimidante même au bout de trois ans de combat. Après plusieurs tours d'honneur, il me dépose affectueusement sur le plancher des Écrémeuh, haletant mais heureux : c'est moi qui suis si peu de choses face à lui.

J'échange un regard entendu avec Uther, lequel s'allonge sur le ventre pour que je l'ausculte. Toujours à l'aide de mon ciseau, je décolle les peaux mortes et les écailles prêtes à tomber. Le travail est plus rude, étant donné l'épiderme dense voire pierreux de mon Tyranocif. Je dois parfois m'aider de mon marteau pour casser un décollement. Leur peau est certes épaisse, mais une écaille morte peut très vite être un nid à infections, qui peut atteindre Uther voire se propager à mes autres pokémon. L'une d'entre elles, noirâtre et gorgée de sang séché, cède sous les coups répétés de mon outil. Je casse, détache, désinfecte, oins la chair à vif. Ma chemise se trempe peu à peu de sueur. Si ça ne tenait qu'à moi, je l'aurais enlevée. Être peau à peau avec ses pokémon renforce les liens, à ce que l'on dit. Malgré les coups qui parfois vont trop loin dans l'épiderme, mon Tyranocif ne dit pas un mot, ne geint pas, se contente de se tourner au fil de mon avancée. J'inspecte enfin les dents et les griffes, gratte ces dernières avec une lime. Uther accepte quelques caresses bien méritées. Il n'est comme à son habitude pas sur la même planète que moi, que nous tous. Muet et inexpressif, les yeux dans le vague ; ce n'est pourtant pas la fatigue. Je crois que c'est pour cette raison qu'il est tant apprécié par Virgile. Uther est un grand mystère de sept pieds un pouce.

Alors que j'inspecte Galahad, je remarque un blanchiment important de la peau au niveau du ventre. Inquiet, je me rue sur mon téléphone pour faire des recherches. Je connais encore peu son espèce, et aimerais m'assurer qu'il ne s'agit pas d'un symptôme d'une maladie. Il n'en est rien : mon Majaspic mue, tout simplement. Je poursuis mes recherches sur des sites spécialisés. « Comment aider votre reptile à muer ? » titre l'un que je lis goulûment. Je me demande soudain comment je pourrais bien faire tenir la peau d'un serpent de plus de dix pieds de long dans la poubelle des « déchets d'élevage ». peut-être que des pokémon détritivores, comme le gros Avaltout du vigile que je croise quelquefois, aimeraient s'en délecter. J'approfondis ma quête de savoir tandis que Galahad m'observe princièrement. Les Majaspic sont décidément fascinants.

Mes recherchent se concluent : je dois laisser faire la nature et ne rien brusquer. Moi qui pensais l'aider en crevant la peau exuviée à l'aide d'un objet tranchant, je dois totalement me raviser. Je retiens méthodiquement les étapes de la mue, les gestes à suivre afin d'éviter qu'elle soit mauvaise. Pour la première fois de la soirée, je me retrouve à laisser mon pokémon s'entretenir par lui-même. Je tente bien de flatter mon Majaspic de ma main, mais ce long corps fier se dérobe devant mes gestes, les évite avec une sorte de pudeur et d'affectation. J'en conclus que Galahad n'est décidément pas un tendre non plus.

Mes pokémon trépignent ; l'heure du repas a sonné. Je quitte le gymnase pour retourner à ma chambre, laissant au passage quelques mots au vigile en pleine lecture du journal. Oswald m'accompagne. Une fois parvenu, je saisis une sixaine de gamelles métalliques empilées et ouvre le réfrigérateur. La nourriture de mes pokémon se confond avec la mienne. J'y prends un Canarticho entier pour Galahad, quelques filets de Magicarpe pour Conrad et Uther, un gros Chenipan sous vide pour Ulrich, un filet de mollusques pour Énide ainsi qu'une carotte pour mon Flambino, et fourre le tout dans un sac de courses. Dans un autre sac, je charge d'autres sacs de croquettes : croquettes spécial type Spectre pour Percy, spécial gros sauropsides pour compléter l'alimentation de mon Galvagon et de mon Tyranocif et spécial caniforme pour compléter celle de ma Roigada. Je prends finalement quelques fruits gâtés et une bouteille de sirop de fleurs pour mon Pyrax. Au total, je dois être chargé d'environ quatre-vingt livres.

Une fois revenu, le repas est servi dans les écuelles. Ajax bourdonne et bouscule tout le monde pour avoir sa part en premier, mais est encore une fois rappelé à l'ordre par Ulrich. S'ensuit un concert de mastication, de craquements et autres bruits de bouche. Là où Galahad avale son Canarticho avec raffinement, mon Lançargot déchiquette son Chenipan à belles mandibules. Oswald grignote sa carotte sur le dos de Conrad, qui dévore son Magicarpe et ses croquettes. Pendant ce temps de convivialité, je me livre à eux, leur parle comme je suppose que les amis le font entre eux, comme s'ils étaient disposés à m'écouter, à répondre à mes états d'âme et mes réflexions. Seul Percy ne mange pas ; je le vois traîner sa carcasse égrotante entre ses partenaires, le regard errant. Je l'emmène plus loin ; sa blessure s'est rouverte, le sang perle de la fourrure. Je vaporise une autre hyper potion qui n'équivaudra qu'à gagner quelques instants. Je décide de l'emmener au centre pokémon proche du campus après le repas, ce qui sera l'occasion pour quelques courses.

Un nouvel aller-retour à mon appartement pour ramener les victuailles et les écuelles et nous voilà en route. J'enserre dans ma main la super ball de Percy, lui promettant que celle-ci sera courte.

En sortant par les portiques du campus, je remarque les grappes d'étudiants qui se massent vers l'arrêt du tramway, tous en habits de soirée, du moins si l'on peut dire… Ils me font le drôle d'effet de guirlandes que l'on sortirait un jour de fête quelconque. Des guirlandes de rires, de tintements de bouteilles et de bruits de pas étouffés par leurs semelles en plastique. J'ignore s'ils croient habiter la nuit, vaincre ses ténèbres à grand renfort de voix et de gestes comme le faisaient nos très lointains ancêtres. Le feu qui les anime et autour duquel ils sont regroupés me paraît bien factice. Je suis tenté de les rejoindre pour comprendre, mais j'oublie à l'instant que m'amuser avec eux me serait un renoncement. Je passe mon chemin pour cette fois, avec toutefois l'espoir secret qu'un soir, quelqu'un m'invite dans son groupe pour m'aider à éclaircir mes idées, à enfin goûter ce que la jeunesse a à offrir. Il serait temps.

Je franchis lentement le sas automatique du centre pokémon. Je louvoie un peu pour retarder le contact avec l'infirmière, avant de décider, par timidité, de commencer par mes achats. La partie magasin est quasiment déserte ; j'arrive à la bonne heure. J'erre comme un être n'ayant pas connu les humains depuis plusieurs heures, que leur contact intimide et révulse, ayant, au fil des allées dégobillantes de marchandises multicolores enrobées de plastique brillant, la certitude d'être mieux au contact des bêtes. Je me précipite au rayon des viandes avec, justement, l'empressement d'une créature affamée. Là, une barquette de Cadoizo bien en évidence au milieu du fatras de chairs sous emballage me met en appétit, mais les fins de mois étant ce qu'elles sont, je me rabats sur des filets de Déflaisan soldés et des abats de Tauros. Je me fournis également en Froussardine entières pour mes dinosaures.

Quelques fruits, quelques légumes secs et de la farine complètent mes achats. Un pack d'une demi-douzaine d'hyper potions viennent les conclure. Oswald m'indique des friandises à la caisse mais je refuse tout net : hors de question d'acheter du tout prêt. Je préfère nettement tout préparer moi-même, remplacer l'argent par du temps. J'apprécie la cuisine presque exclusivement car elle est un défi à ce monde du tout-fait ; en ville et sans trop de moyens, on le combat comme on peut. En attendant mon tour, j'ai le temps de longuement méditer sur des scénarios catastrophes, de crises majeures, de retour au sobre : tout qui puisse renverser cet univers plastifié. Je regarde les achats des clients qui me précèdent et vomis le fait que ces derniers ne savent apparemment plus rien faire de leurs mains, pas même se nourrir. Des incapables montés en série et qui pourtant nagent sûrement avec plus d'aisance que moi dans le monde qui est le nôtre. Les courses me sont une surface de contact avec le monde que je refuse de côtoyer. Elles me rendent toujours bilieux.

Les achats réglés, je file vers la banque d'accueil du centre pokémon. Un pressentiment me fait de nouveau hésiter, comme un mauvais présage. Qu'importe, voilà mon tour.

« Bonsoir, bienvenue au centre pokémon ! » chante la voix de l'infirmière. Je m'attends à la suite de la phrase de convenances mille fois entendue, or celle-ci ne vient pas. Je finis par enfin hausser le regard : c'est elle, réalisè-je avec une sorte de stupeur. Mon pressentiment était fondé.

« Tiens… fait Eva. C'est drôle qu'on se croise à cette heure. Ça… ça va, David ? »

Je passe outre la surprise qu'elle se souvienne de mon prénom pour lui répondre d'un ton monocorde.

« Ça va, je te remercie. »

Ce n'est que bien après que je songe à lui renvoyer la question par politesse. C'est trop tard, elle reprend déjà la parole.

« …Comme on se retrouve, j'imagine ! Je travaille là le soir depuis les vacances. C'est… c'est la première fois que tu viens ici ?
— Non, je… je viens toujours là. C'est juste que je viens plus tôt, d'habitude.
— Oh, bien sûr, je suis bête…
— Non, non !
— Bon, soyons professionnelle : que puis-je pour vous ? Enfin, pour toi ? »

Je lui tends mes poké balls et ma carte de dresseur, lui expliquant la blessure de Percy. Une Nanméouïe apparaît aux côtés d'Eva afin d'emporter mon équipe au bloc. Le pokémon Audition est tout comme elle : petite, légère, sautillante. Je la revois tout à coup, chaussée de ses sneakers blanches traverser le gymnase comble. Ce souvenir me fait un drôle d'effet. Avec elle en face de moi, c'est toute cette soirée que je revis, et l'envie de tout y changer.

« Je vois, on va examiner ça avec ma Nanméouïe… » prononce Eva avant d'être coupée par une collègue qui prend le relais. Nous voilà seuls. Je n'ai qu'Oswald entre elle et moi, qui m'interroge d'ailleurs du regard. Je suis comme impressionné de la voir dans sa blouse ; bien que simple infirmière réceptionniste, Eva me donne l'impression qu'elle est parvenue à ses ambitions. Je me sens à mon tour seul et incapable. Un dresseur se dit des poké balls à sa ceinture – or je ne les ai même plus à l'instant, mais comment le distinguer d'un dresseur qui a réussi ? Nous n'avons pas d'uniforme, nous autres traînes-arènes. Les infirmières, elles, en imposent. Elle reprend.

« C'est ton pokémon de départ ? Il est très mignon ! »

Oswald, qui a compris les flatteries de la demoiselle, se contorsionne sur mon épaule. « Il en faut si peu pour te conquérir ? » lui demandè-je en moi.

« Qu'est-ce qui est arrivé à sa patte, sans indiscrétion ?
— Broyée lors de son troisième combat. J'ai dû le faire amputer. Il ne se bat plus : c'est mon pokémon de compagnie maintenant.
— Oh, je vois. je suis désolée…
— Non, ce n'est rien, c'est du passé… »

En songeant à une future conversation entre nous deux, je l'imaginais plus ombrageuse, nous voyant nous parler comme des étrangers. Or il en est tout autrement. Je ne sais cela dit quels griefs elle garde de moi, et cela me préoccupe. J'aimerais terminer au plus vite cette conversation, mais le centre pokémon est désert. Un long blanc s'installe ; le même qui rythme toutes mes conversations. Sa voix aigüe le fend tout à coup.

« J'ai vu que tu étais en quarts du tournoi de Kickenham. Je te félicite, me fait-elle bien sobrement.
— Merci, mais pourquoi est-ce que tout le monde le sait ?
— Tu n'es pas au courant ? Tu es le seul de l'université à être parvenu en quarts de finale. Le bureau des étudiants a eu l'information avant-hier. Tu es un peu une célébrité, maintenant !
— Je... j'aurais préféré ne pas l'être. »

Cette information me désempare. Avoir une notoriété, maintenant ? J'aurais préféré ne l'avoir qu'au moment où j'aurais remporté le tournoi. Tout ceci me met un poids sur les épaules, là où la victoire m'aurait je pense permis de mieux le supporter. À moins que la notoriété pèse de la même façon peu importe le contexte… Moi et mes croyances en une future assurance personnelle qui s'effondrera sitôt les circonstances réunies… Je devrais être lassé de croire à un meilleur moi.

« Ne te fais pas de souci, me chuchote Eva. Ce n'est qu'un tournoi, pas ce qui décidera de ta crédibilité en tant que dresseur. »

J'aimerais la croire… La revoilà douce avec moi. Pourquoi cela ? Ne se souvient-elle pas de mon arrogance ? Quelque chose m'échappe dans ce grand bouillon de sensations. Est-elle incapable donc de m'en vouloir ? J'en viens à préférer qu'elle m'en veuille, afin que tout mystère soit levé. Une franche inimitié m'est plus confortable qu'une discussion de politesse. J'ignore ce qu'elle veut de moi, et mon ignorance confine à la bêtise et au manque de courage. Je n'ai pas le cran de lui faire clarifier ses intentions. Je ne suis bon qu'à la laisser mener cette conversation.

« Tu crois ? laissè-je échapper par mégarde.
— Mais oui ! Je sais que tu t'investis beaucoup dans ce tournoi, mais ne perds pas de vue le reste. Tu as mille autres occasions de te démarquer. Fais de ton mieux, mais surtout ne te mortifies pas. C'est la pire des choses quand on a des ambitions comme les tiennes.
— Et comment je saurais ce que je vaux, si je n'arrive pas à me mépriser moi-même ?
— Par les victoires comme par les défaites, mais il n'est pas question que tu te mettes plus bas que terre. Et puis tu as le droit de demander de l'aide, David. »

Je dois me forcer à me taire pour ne pas laisser échapper une nouvelle remarque apitoyée. Eva lance un regard empathique vers le mien fixant le sol carrelé. Tout en exhibant un visage impassible, je fais intérieurement le plein de sa gentillesse. Qu'elle me fixe des minutes et des minutes encore ; les centres pokémon sont là pour ça, pensè-je subitement. Comme pour lui rendre la pareille, je relève les yeux : les siens, toujours aussi profonds et verts, paraissent me soutenir de la tête aux pieds. Elle se penche un moment en direction de la collègue infirmière aperçue plus tôt. Elle grimace. Ses lèvres s'ouvrent.

« Ton Ectoplasma a une sale coupure. La suture prendra une vingtaine de minutes. Tu veux attendre ou venir le chercher demain matin ?
— J'attendrai. »

Une moue plisse et abaisse ses yeux fascinants. Je les cherche derrière ses paupières avant de réaliser l'inquiétude qui a tordu ses traits ; l'inquiétude à propos de Percy. Eva est décidément une infirmière née. J'ignore si je suis de mon côté un dresseur né. La collègue repasse, une bobine de fil médical à la main.

« On n'a personne, tu peux prendre ta pause, Eva. » lui glisse-t-elle avec une espèce de clignement d'œil à mon intention.

Elle emprunte le sas derrière elle pour reparaître de l'autre côté de la borne d'accueil, toujours chaussée de ses sneakers blanches bondissantes. Elle s'arrête devant moi.

« Je vais prendre l'air. Tu veux venir avec moi ? »

Je suis tenté de refuser, mais accepte par politesse et manque de prétextes. Il me reste à la fois si peu à dire et une soudaine et telle envie de parler que je m'étouffe dans ma propre salive. Oswald manque de tomber sous l'effet de ma quinte de toux. Pas timide, il tente de se rapprocher d'Eva, de quémander des caresses à celle qui l'a trouvé mignon. Les miennes ne lui font plus aucun effet : il veut en expérimenter des féminines autres que celles de ma mère. Il est bien comme n'importe quel petit mâle. Une fois sortie, Eva plonge ses doigts dans la poche de sa blouse pour en sortir de la mort à fumer : toujours un drôle de paradoxe qui se rencontre chez les soignants. Elle appuie nerveusement sur son briquet tandis qu'elle se plaint de la température extérieure. Une tension raidit jusqu'à sa voix, qui est également plus allègre ; ce n'est pas le froid.

« Ça ne te dérange pas ? » me demande-t-elle à propos de ses cigarettes. Je fais non de la tête.

Eva meuble toute la conversation, discute naturellement et sur un ton de confession comme si l'on se connaissait depuis des années. Je lui découvre une petite sœur et un petit frère, des parents avec lesquels elle est un peu en froid, un amour profond des bêtes. Nous observons les quelques passants, ombres noires enroulées dans des doudounes suivies par des pokémon babillants. Elle prend en compassion tout ce qui passe et respire, voudrait distribuer des sourires. Enveloppée de fumée, elle s'extasie sur un gros Coudlangue qui accompagne un couple, les arrête pour prendre une photo. Elle vit, je ne suis que mort et silence.

Dans notre discussion, je ne prends pas la parole mais j'acquiesce, je réfute, je donne la juste dose de répondant. La même petite question s'agite en moi ; est-ce une absence d'amour propre, la mémoire qui fait défaut ou bien ne l'ai-je pas blessée la dernière fois ?
Une idée me vient tout à coup, pour exister : étudier la tension qui lui fait étrangler ses pauvres cigarettes entre ses doigts. Et cet sorte d'élan a fait surgir les mots de ma gorge, qui sont sortis en s'entrechoquant à moitié.

« Tu ne m'en veux pas pour la soirée ? »

Elle me regarde, clope au bec, intriguée. Après une intense œillade qui m'a donné l'envie de m'enfouir sous le macadam pour emporter cette image avec moi, elle a répondu :

« La soirée… ah oui, la soirée ! Non non, ne t'en fais pas. Ça arrive. »

Le soulagement, puis une certaine peine m'ont frappé au visage. Un énième rappel que je ne suis pas le centre de la Terre. J'insiste un peu afin d'être sûr d'avoir été correctement cerné.

« Non, je t'assure. Parfois, les mots… les mots nous sautent de la bouche sans qu'on puisse les contrôler, et crois-moi, ça arrive souvent en soirée, quand on essaie tous de faire les malins. Et puis tu devais être un peu éméché, à force de boire seul. Ha ha ! »

Je lui fais signe que je suis soulagé en ouvrant les mains alors que la vexation m'étreint : la vexation de ne pas être aussi important à ses yeux que je le croyais.

« Tu sais, c'est gentil de t'en inquiéter. C'est bien la preuve que tu n'es pas un gars qui n'a rien que de la gueule. Je le savais au fond de moi. »

Je m'excuse de nouveau, par réflexe. Non pas que je regrette mes propos, mais que le fait d'être apparu comme un vantard me révulse. Je flagelle mon inexpérience avec les autres ; mes vingt-deux années de réclusion intérieure qui collent à mes pieds comme de la crasse. L'on a beau se dire que la solitude nous fortifie, elle nous ramène en vérité toujours au même point, à l'éternel rocher en dedans que l'on fait rouler le long de notre montagne. L'on est une fleur indestructible, mais seule au milieu de la rocaille. Et les autres qui avancent sans nous, mènent leur vie, le plus souvent avec médiocrité certes, mais toujours en avant. Que l'on s'élève par rapport à eux ou qu'ils s'éloignent à l'horizon ; c'est seulement une vue de l'esprit. Le résultat demeure le même. Eva, elle, a dans la voix tant de vécu, de rencontres, de compagnie et de soirées qu'elle a comme plusieurs vies d'avance sur moi.

Elle va s'asseoir à un banc proche. Je la suis, penaud. Le château de Kickenham luit au loin, temple de lumière jaune diffuse. La brume est redescendue, plaquée au sol par la nuit. Quelques petits Mucioles dansent bruyamment autour d'un réverbère. Nous ne parlons pas. Peut-être attend-elle que j'aie quelque chose à dire, que je me sente la responsabilité de notre échange, mais rien ne me vient. Les timides sont les êtres les plus malpolis du monde.

Je la sens dépitée, et je ne sais toujours rien de ce qui la tracasse. Si je pouvais au moins servir à cela ; résoudre au moins en partie son problème, mais qu'en sais-je. Peut-être devrais-je lui demander comment elle va ; il serait temps. Au moment de me lancer, voilà qu'elle ravit la parole.

« J'ai des places pour les quarts de finale. J'irai voir ton match avec des amis. »

Elle recoiffe son chignon blond dans le silence qui suit. La fumée meurt peu à peu au bout de sa cigarette minuscule. Je ne réalise la portée de ses paroles qu'après coup, pourtant ses mots se sont distinctement décollés l'un de l'autre ; elle a même ralenti la diction pour me dire cela. J'ai le cœur serré par je ne sais quelle angoisse. L'impression qu'Eva représente dix-mille spectateurs de plus à elle seule. Le fait-elle par politesse ? Par sympathie ? Je suis plusieurs fois tenté de poser la question.

« Avec des amis, tu dis ? »

Elle tourne ses deux émeraudes vers moi.

« Oui, avec des amis de la fac'. C'est plus sympa que d'y aller seule, et puis on sera plusieurs pour t'encourager !
— C'est gentil, mais ces gens ne me connaissent pas...
— T'en fais pas, je leur dirai que tu es le seul qualifié de l'université, ça les ralliera derrière toi. »

Elle m'a souri bien poliment, puis s'est levée. La pause touchait à sa fin et je n'avais même pas encore posé ma fichue question, cette question qui à elle seule allait lui rendre service, réparer le tort que je lui avais causé. J'allais la laisser repartir dans son anxiété, qui l'enveloppait distinctement comme son tabac, et elle continuerait à me voir comme quelqu'un à qui l'on doit parler, comme un pauvre type à secourir. Je n'ai pas besoin d'être secouru ; je veux qu'on me laisse du temps. Du temps pour m'élever à la même hauteur que les autres.

Je la raccompagne jusqu'à la borne. Nous attendons ensemble que Percy soit recousu, en alternant bavardages et silences. Le centre pokémon est toujours désert. Tout est si propice à ce que je dise ce que j'ai sur le cœur, mais rien ne sort. Oswald lui-même, qui a réussi à gagner les bras cajoleurs d'Eva, sent que quelque chose se trame en moi ; son oreille-et-demi se levant dans ma direction. En vérité, je n'ai pas cette sacro-sainte question. Je pense que je l'aurais déjà posée si tel était le cas. Je cherche toujours la plus adroite, la plus juste parole pour toucher l'appréhension qui se cache derrière son sourire de façade.

Au même moment, l'infirmière me tend mon équipe, les poké balls disposées dans une petite boîte cylindrique. Je raccroche tout ce beau monde à ma ceinture tandis que la collègue d'Eva m'explique bien calmement que je ne dois pas surmener mes pokémon, qu'elle a trouvé bien usés, notamment mon Galvagon. Aussitôt, un regard d'Eva s'abat sur moi : un regard qui se veut accusateur, mais dans lequel je ne vois qu'une profonde tristesse. Je remercie l'infirmière, qui s'éclipse par le sas et demande à Eva de la suivre. Je suis seul. Oswald me dévisage longuement, sorte de seconde conscience dans ce bâtiment vide de monde. Je le prends dans mes bras : il a déjà retenu le parfum d'Eva dans sa courte fourrure blanche.

Quelques minutes meurent, silencieuses et méditatives. Quand Eva réapparait, c'est avec la super ball de Percy entre les doigts.

« Voilà ton pokémon, David. Lave la plaie au sérum physiologique, vaporise une hyper potion dessus tous les soirs et évite les combats avec ton Ectoplasma pendant trois jours. Si la plaie se rouvre, reviens au centre pokémon et on refera les points. »

Elle me donne respectueusement la sphère bleue des deux mains, susurrant au passage ses meilleurs vœux de rétablissement à mon pokémon. Elle paraît assoiffée d'amour, et en même temps si frêle que le recevoir tout entier la briserait. Je ne sais pas si je décris là un éternel féminin quelconque, si tant est qu'un tel éternel existe, mais ce paradoxe me foudroie sur place. Je me sens presque indigne de mes propres pokémon, de leur dévotion à mon égard. Une nécessité presque bestiale de protection, de ménagement naît et s'embrase en moi, comme l'envie de la préserver d'elle même et de sa douce machine intérieure. Je la connais pourtant si peu. C'est ma solitude malade qui s'exprime.
Une éternité s'installe entre nous : sans doute attend-elle que je dise de quoi conclure notre entrevue. Alors que, de dépit, elle fait volte-face pour retourner au bloc opératoire où on l'appelle, mon cœur se met à déborder.

« Pourquoi tu es si gentille avec moi ? »

Ces quelques mots l'arrêtent. Elle se tourne lentement, l'air incrédule. J'ai dérangé le précieux mécanisme, et j'en éprouve soudain de la honte.

« Parce que c'est normal, David. » répond-elle le plus simplement du monde.

Elle me salue et disparaît dans la salle communiquante. Quelques nouveaux patients me poussent dehors. En marchant dans la nuit, Je me fais des serments de lever le voile sur la nature d'Eva, sur cette condamnation à la désillusion qui tandis qu'elle m'évoque du mépris, me déchire et me ravit aussi.