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Aux Pieds des Géants de Kibouille



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» Auteur : Kibouille - Voir le profil
» Créé le 13/01/2023 à 21:34
» Dernière mise à jour le 27/02/2023 à 11:52

» Mots-clés :   Action   Galar   Slice of life

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Chapitre 4
Le matin, levé depuis longtemps, m'observe par la fenêtre. Je jette lentement quelques regards en direction du soleil, cet unique œil blanc qui me fait des clignements à travers les rideaux.
Je suis étendu, tout habillé sur mon lit. Oswald demeure à mes côtés, enfoui sous mon bras. L'idée même de bouger me répugne. Je fais corps avec l'éternel immobile de mon appartement, baignant dans une bulle, une parenthèse douillette. Le temps a arrêté de s'écouler, ma jeunesse de d'échapper. Ici, à l'instar de mon Flambino, je garde l'infini tout contre moi.

Je redessine mentalement la maigre étendue de mon appartement, noyé dans la semi-pénombre des rideaux entr'ouverts. Mon lit un petit navire mouillant dans une baie de meubles étroits, de vêtements étendus, de livres en pagaille. Deux-cents quatre-vingt dix pieds au carrés de tranquille désordre s'étendant de mon étroite cuisine à mon lit blotti dans le coin droit de ma chambre.
Le sommeil m'a pris en fin de soirée pour me déposer au cœur de la nuit. Je n'ai ensuite fait que somnoler, que dormir les yeux ouverts.

Je regarde des vidéos, relis quelques phrases d'un roman, pas plus. J'observe en détail les reflets et les rayures de mes pokéballs. J'enserre entre mes bras quelque fille imaginaire, je m'imagine ses caresses et plus encore. Je fais tout pour repousser l'inévitable, l'insupportable moment de l'action, pour préserver ma pureté oisive. Je me coule dans l'ennui. J'échappe au besoin de faire quelque chose. Je suis entre l'aristocrate flâneur et le Rattata caché dans un fond de cale.

Pourtant, une meilleure version de moi se lèverait, enfilerait son manteau, prendrait ses clés de voiture pour rallier l'endroit où elle est attendue. Mais ce ne serait qu'un pantomime ridicule, qu'une copie servile, la normalité dans toute sa platitude. L'obéissance apeurée à un quotidien. L'ennui, lui, est riche de promesses d'apprentissage, est au carrefour de l'infinité. J'emprunte par là une autre voie, pleine de réflexions et d'idées neuves.
Sans impératif, je peux demeurer ainsi plusieurs jours, plusieurs semaines, limitant le plus possible toute action et la réduisant au strict nécessaire. Il en va de même pour les sorties, que je fais de toute façon rarement par plaisir. Je me contente pendant celles-ci de quelques mots de vocabulaire. "Bonjour", "merci", "au revoir" : tout juste de quoi survivre en ville.

En cours, je demeure une ombre, me contentant d'écouter sans écrire, de flotter de salle en amphithéâtre. Je me fais passer pour muet. Je ne pose pas de question aux professeurs. Je ne regarde pas les autres étudiants, ou alors avec de petits regards en coin. Je les entends parler. Leurs rires me parviennent comme des échos lointains. Parfois, un éclat de voix ou un rire collectif me font tressaillir, font tout à coup peser un poids sur moi. Quand ce dernier me deviennent trop lourds, que les appels de sirènes sont trop tentants, je mets mon casque sur mes oreilles et y injecte de la musique ou des livres audio : tout ce qui parle à moi seul.

Je fais le tour à pied du campus. Je promène Oswald sur mon épaule. Je longe les grands blocs de béton des bâtiments, suit leur agencement en cadrillage par les chemins de ciment rugueux. Je ne sais pas si, en exposant mon Flambino à mes côtés, je suscite des regards attendris ou horrifiés. Personne ne me soupçonnerait dresseur. Aucun œil ne se pose sur moi ; seulement le soleil. Nous sommes deux, entourés d'automates, de bruits de pas, de voix éparses. La vie, du moins son théâtre, suit son cours sans moi. Je pense apprécier cette existence de roi des fantômes.

Je me fais souvent laborantin. Au fond de mon terrier, je m'adonne à une scrupuleuse et discrète inspection des gens. Je remarque en cachant mon sourire que sitôt parvenu à trois individus, un groupe de personnes forme un « U » inversé afin de mieux s'entendre, ralentissant par la même occasion le flux de ceux qu'ils précèdent. Je fais un inventaire des phrases les plus convenues, des accroches les plus utilisées, des remarques qui propagent un rire de politesse…

Parfois, je me parle seul. Je raisonne à voix haute dans ma chambre, à voix basse dans les endroits publics comme si ma voix devait absolument sortir. Je m'échine sur mes propres problèmes, sur une réflexion passagère qui tandis qu'elle s'installe dans mon âme explose en un arbre d'autres pensées. Je parle à Oswald comme s'il pouvait me comprendre, comme si nous étions un seul cerveau, comme s'il pouvait me répondre, discourir avec moi. Je fais des points sur moi candides : « Qu'est au fond David Cothland ? ». Je ris des conclusions que j'y apporte.

David Cothland, au fond, ne sait pas vivre sur la Terre. Exister, j'entends par là vivre au présent, ne lui plaît qu'en rêve. Il n'aime que durer au fond de son terrier, ne sait que fuir de refuges en refuges en appliquant derrière lui la politique de la terre brûlée. Le présent lui fait si peur, lui est tellement objet de lutte et de frustration qu'il préfère le laisser dédaigneusement aux autres, et ainsi croire qu'il a l'ascendant sur lui. Son ego se gave d'ombre, grossit de ses frustrations, et lui appelle cela « sa fierté », « son courage », « sa ténacité », « sa profondeur ». La voix de cet ego se mêle à celle de David pour ne former qu'un seul être, le plus vantard, le plus indestructible. David clame qu'il supporte mieux que personne l'ennui, la complexité, le chaos, la solitude, les paradoxes. Il n'est seul que par incapacité d'aller vers les autres, par incapacité de sortir de lui. Il est fier de ne rien vouloir, triomphe d'être intangible, inaccessible.

Son existence est celle d'une éternelle chrysalide se gonflant de promesses. La vie est toujours pour lui quelque chose à venir, une chose à laquelle il n'est pas apte, pas encore. Car qui mieux que lui-même, lui seul, pour résoudre ses apories ? Comment sa perfection pourrait naître sur un sol étranger, être modelée par d'autres mains, d'autres esprits ? Un jour pourtant, se dit David, il finira par crever cette cuirasse molle. Un jour, la soupe de vertébré éclatera hors de son cocon et révèlera au monde un être accompli par la seule force de sa patience. Sa peau, rongée et cicatrisée sous l'effet de sa propre bile, resplendira : l'on aura jamais vu un tel accomplissement de la Nature, une telle réalisation d'un seul ego. Les autres, jadis peine et constants demandeurs de contorsions, se rallieront au David nouvellement né, serreront entre leurs dents les fruits coriaces et odorants nés de sa ténacité, de sa véritable nature révélée. Enfin, il sera.
Voilà ce qu'est au fond David : un être incomplet, pathétique pour certains. Un éternel espoir, un prodige toujours à naître.

Ma pensée se fige sur ma veste à tartan noir négligemment enfilée sur un cintre. Je repense aussitôt à cette soirée, ce désastre, cette perte de temps. À cette Eva aussi, qui a dû me prendre pour un monstre. Que croyais-je rencontrer comme égaux en allant à cette fête ? Moi qui ai besoin de personnes sur qui pèse la même détresse, je m'attendais à en trouver dans le temple de la réjouissance ? Allons David, tu es toujours d'un ridicule total. Cette Eva a eu raison de te repousser : tu étais lugubre. Et pourtant… on aurait dit qu'elle comprenait ta misère sociale et qu'elle s'évertuerait à t'aider à la combler. Quel sorte d'intérêt a-t-elle bien pu voir en toi ? Ce n'est tout de même pas par sympathie, à cause des quelques lectures que nous partageons ? Il en faudrait bien plus pour nouer des liens. Mais que sais-je de la façon dont les liens se nouent ?

Virgile saurait, lui, m'indiquer où trouver de tels camarades. Il a toujours échappé à l'emprise introvertie de ma famille. C'est en quelque sorte mon héros sur ce point, bien que l'on partage si peu de choses et d'intérêts. Je n'ose simplement pas lui demander : par pudeur, par honte, par bêtise. Je me figure en me posant la question ses réponses : un ensemble de conseils médiocres que je trouverais en quelques recherches internet. J'anticipe, et cela me dégoûte de demander de l'aide. Et il faut dire que chez moi, on s'ouvre si peu… À vingt-deux ans, j'ai déjà l'âge des regrets. Ils me pleuvent sur la tête comme de gros grêlons, comme un essaim de Dardargnan. Je ne peux pas courir pour leur échapper ; ils me suivraient. Je peux seulement me mentir. Mais le mensonge ne dure jamais bien longtemps. Je suis incapable de saisir la moindre opportunité ; cela reviendrait à trahir mon état de maître immuable des choses.

Je me relève d'un bond de mon lit, qui froissé et déformé a plus l'apparence d'une paillasse. Ces pensées m'ont visiblement échauffé le corps. J'ai comme envie de me frapper sous l'effet de la honte. Oswald me regarde surpris, attendant un ordre de ma part. Je l'observe sans bouger : ses petits yeux ronds, son oreille charcutée, sa patte amputée. Je ressens un dégoût de moi-même, amplifié par des souvenirs de Marshall qui me reviennent de plein fouet. Marshall… J'ignore à ce moment comment j'ai bien pu le laisser, avec quelle force… Je me sens incapable, profondément incapable. Tant d'empathie que de cruauté. Je demeure dans les limbes entre l'oubli et les pleurs, que je n'arrive d'ailleurs pas à verser. Quand cesseras-tu d'être si faible, de te morfondre, David ?

J'attrape alors tout le nécessaire : manteau, clés de voiture, casque audio à plein volume, badge de ma chambre et fais grimper Oswald sur mon épaule. Il s'exécute en quatrième vitesse ; bon petit soldat. Nous sortons et traversons le long corridor mal éclairé qui raccorde toutes les chambres, zigzaguant entre les étudiants qui sont postés comme des ombres devant les portes. Nous descendons un escalier avant d'atteindre le froid de l'hiver. Beaucoup de monde dehors malgré la météo. Quelques pokémon aussi, dont un Voltoutou teigneux qui se met à aboyer après Oswald. Je l'enjambe. Nous parvenons à l'un des parcs de stationnement et nous engouffrons dans ma voiture ; un vieux modèle sans chauffage.

« On va voir mes parents. » glissè-je à mon Flambino en l'attachant.

Kickenham fond rapidement sous les kilomètres. Les Hautes Terres deviennent visibles. J'emprunte un viaduc exprès pour les voir défiler sur mon pare-brise, nommant les sommets à Oswald qui jette un regard curieux. Je n'ai pas pris mes pokéballs, pourtant ma mère aurait aimé voir mes pokémon. Je suis sûr que Galahad lui aurait plu. Elle aurait compris mon geste ; j'ai hérité de son penchant des grosses dépenses. Nous passons les plateaux de Kickenham, la Coiffe du Géant au loin, les Plaines Rocheuses plus au sud. La banlieue de Greenbury nous avale juste après le Lac Ouragan et ses immenses aires d'autoroute. Nous longeons le fleuve, apercevons la Mine de Galar et ses machines monstrueuses endormies pour le week-end. Passé le péage de Motorby, nous prenons par les nationales, puis les cantonales, avant de finir par les petits chemins de campagne. En trois heures, nous passons de la deuxième ville du pays à la bourgade de mes parents et leur maison de pierre. Je ne sais s'ils apprécieront ma visite surprise.

À peine parvenu à la porte, j'entends aboyer Hermine, le Caninos familial. Oswald prend peur, veut que je le prenne dans mes bras. Je me fige, légèrement angoissé. Jeune homme et son léporidé perdus dans la campagne. Je n'ai finalement pas besoin de sonner.

La stupeur d'abord, puis la simple surprise dessinent le visage de mon père. Il m'invite à entrer avec un enthousiasme contenu, qu'il dissimule en faisant parler le pokémon de compagnie : « Tu as vu Hermine ? C'est David ! ». Ma mère le seconde, plus démonstrative, m'abreuvant de questions. Pas une remarque, pas un reproche sur le nombre de mois passés depuis ma dernière visite. Je crois rêver. Hermine me lèche la main en me frappant de sa queue. Nous nous asseyons à la table du salon. Oswald prend place sur une chaise bien trop grande pour lui, l'air sérieux toutefois. Il est toujours autant impressionné par mon père ; sa voix caverneuse, ses mains épaisses, sa corpulence… mais surtout sa voix. Nous entamons le grand défilé des nouvelles de famille, dont quelques unes m'ont déjà été données par Virgile. Je les réécoute toutefois sans rien dire. Ma mère me sert un café serré, me parle de ses cervicales, des voisins, du village. Ils ont l'air enchantés de me voir, là où je m'attendais à un accueil sous les réprimandes.

Les premières questions viennent. Je réponds en peu de mots : « Les cours m'intéressent », « la fac est très bien », « Je n'ai besoin de rien». Je ne m'épanche pas. Ma mère s'enquiert de tout ou presque. Mon père se tait. « Tu manges correctement au moins ? » J'acquiesce sobrement. « Et Marius ? » demandè-je à mon tour. « Chez des copains. » me répondent-ils en un haussement de sourcils. Les voix sont progressivement entrecoupées de longs silences, jusqu'à ce qu'au bout d'un moment mes parents se lèvent. Ma mère retourne à la cuisine, mon père part dans son atelier ; ils oublient tout à coup ma présence. Je suis resté assez longtemps pour à nouveau faire partie des meubles. Hermine se roule sur elle-même à la manière d'un Roublenard sur les dalles crème du salon. L'anxiété, sorte de poids tenace sur le cœur, refait surface. Curieusement, je demeure aux aguets, tout comme une bête traquée.
« J'ai besoin de toi » me lance mon père surgissant de la porte d'entrée.

Je retrousse les manches de ma chemise pour l'aider à soulever un rabot électrique. « T'aurais pas pu venir habillé plus décontracté ? » me demande-il soudain. Je ne réponds rien. Nous nous affairons plusieurs minutes dans un silence complet, transportant du bois, des outils. Mon père a visiblement l'air ailleurs. Il me remercie à peine quand nous avons terminé.

Je monte à l'étage pour retrouver brièvement ma chambre, quasi-vide. Seuls quelques cartons de livres, de peluches, de vieilles affaires s'élèvent en piles irrégulières dans ce qui est devenu une sorte de débarras. Je feuillette certains ouvrages datés, relisant les mêmes paragraphes jusqu'à en perdre le sens, jusqu'à ce qu'ils ne constituent plus dans ma tête qu'un alliage confus de lettres. Je ravis les peluches de mon enfance à la poussière, m'attendris un moment dessus. Oswald me rejoint, un brin essoufflé d'avoir gravi les dix-huit marches de l'escalier. Je lui présente pour une énième fois mon ancienne chambre, ainsi que ceux qui étaient, avant lui, mes plus fidèles compagnons.

Je rejoins ma mère en cuisine. J'en profite pour l'aider : le retour à la maison est toujours l'occasion de partager les tâches ménagères. Nous discutons de choses et d'autres tandis que je lui apporte mon aide pour éplucher, couper… Quelques à-coups de rabot vibrent à travers les murs de pierre et les cloisons de plâtre. De rares voitures passent à l'extérieur.
Mû par la fluidité retrouvée de la parole et probablement par peur de le cacher plus longtemps, je lui avoue pour le tournoi de Kickenham. « C'est super ! me répond-elle. Vas-y pour gagner, surtout ! Te mêle pas de ce que les autres pensent !
— Je n'en avais pas l'intention, lui répondis-je sobrement.
— Oui, tu dis ça, mais tu fais exprès de perdre après. J'ai pas raison ? »

Je laisse glisser la remarque. Il est vain de vouloir rétorquer. Or, mon initiative, ou plutôt son absence, a l'effet inverse à celui recherché : plutôt que de se taire, ma mère continue.

« Tu vois ? T'es toi-même d'accord. Tu y allais pas pour gagner la dernière fois. Il faut en vouloir, tu sais ? La victoire c'est avant tout dans la tête. Ils vont penser quoi de toi, tes pokémon, si tu les commandes alors que t'y crois pas ?
— Là n'est pas la question, maman… ahanè-je.
— Bien sûr que si, David, c'est toujours la question. Tu veux bien me dire pourquoi tu participerais si c'était pas pour gagner ?
— On peut participer à une compétition pour plein de motifs différents…
— Roh, vraiment ! À t'écouter j'ai l'impression de plus tenir à la victoire que toi ! Secoue-toi, David ! Montre que tu en veux ! Tu veux gagner, non ?
— Oui, bien sûr.
— Alors sois plus démonstratif, à la fin ! Tu te rends pas compte : ils sont plein derrière toi à en vouloir ! T'étonnes pas de te faire passer devant avec cette attitude de… de mollasson. Montre-moi que tu veux te sortir les tripes, d'accord ?
— Okay, lui soufflè-je.
— Commence par sourire, un peu ! À te voir tout à l'heure, on a cru moi et Papa que tu venais nous annoncer un drame. J'exagère pas ! Allez, montre-moi ! »

J'exhibe un petit sourire forcé qui lui fait enfin lâcher prise. Tout en beurrant un moule, elle reprend.

« Montrer sa détermination, c'est l'une des choses qui te servira le plus dans la vie. Il faut que tu montres que tu as la gnaque, que tu veux bouffer du Némélios. Mais bon, je te l'ai déjà dit... »

Sa remarque lucide me rassure. Je lui parle de ses lointains triathlons comme pour me forger une détermination sur la sienne, mais ses réponses sont vagues et succinctes, sans cesse justifiées par des trous de mémoires. « Tu perdras pas exprès, cette fois ? » me répète-t-elle. Je lui assure mollement que non, trop nerveux et lassé pour la contredire.
Elle s'épanche sur mon père, lui reprochant comme d'habitude d'être mutique et absorbé par son travail. J'ai toujours été comme mes frères aux premières loges des scènes de ménage parentales. Je me fais l'avocat du diable un moment, mais voyant que mon attitude l'irrite encore plus, je me contente d'écouter en allant quelquefois dans son sens.

Une heure passe ainsi. L'après-midi déclinant, j'accepte d'accompagner mes parents en promenade. Précédés par Hermine qui ouvre la marche, nous longeons les vieilles bâtisses paysannes reconverties en pavillons, les fontaines, les arbres centenaires, l'église et son tympan millénaire, empruntons les chemins de terre. Depuis la carrière désaffectée, nous rejoignons la forêt, gravissons de petites collines boisées. Mes parents discutent entre eux, je suis de nouveau oublié. Ce n'est qu'une fois que ma mère s'éloigne que mon père rompt son silence pour me raconter leurs précédentes promenades, les mésaventures de la maison et les pitreries d'Hermine ; le tout sur un air de confidences. Il rit un peu avec moi, me demande en jetant un bref regard à mon Flambino si ce dernier ne me pose pas trop de souci. Nos échanges restent brefs. Sa voix elle-même est courte. Mon père se dissimule davantage dans la parole que dans le silence, de sorte qu'il lui reste toujours quelque chose d'inextricable au fond de la pensée.
Nous atteignons le village voisin puis coupons à travers bois, sur les chemins caillouteux creusés par les pas des randonneurs. Après une bonne heure, les prés environnant la maison deviennent visibles au loin.

Une fois rentrés, l'on m'invite à rester dîner avant de repartir. J'acquiesce de nouveau. Ma volonté est mangée par mon anxiété qui ne faiblit pas. C'est un petit tiraillement au cœur qui ne se relâche à aucun moment. Nous prenons place une dernière fois à la grande table en bois et fer forgé de la salle à manger. Oswald a droit à une baie Sitrus pochée. Il regarde avec épouvante Hermine dévorer sa viande et ses légumes. Nous mangeons sans autre bruit que celui de la télévision et des échanges épars entre mes parents.

Quelque chose couve autour de la tablée. Je le sens aussi clairement que la chaleur radiante du poêle en fonte. Je déduis d'instinct qu'il y a entre mes parents et moi trop de silence pour qu'il n'y ait aucun reproche. Mon cœur se soulève. Mon instinct me porte tout à coup à la parole. Je force l'échange à propos de sujets quelconques, fais des plaisanteries. Rien n'y fait. L'orage au-dessus de ma tête ne se dissipe pas.

Le premier éclair tombe de la bouche de mon père. Celui-ci me reproche le manque de propreté de ma voiture, mais bien vite, le tonnerre de paroles l'emporte. Ma mère reste de marbre. Hermine s'abrite à l'étage. Le ciel s'ouvre, les trombes s'abattent. Tout passe, tout est broyé entre les dents du paternel et me revient en petites postillons dans la figure. De ma voiture, il en vient à mon manque de communication, de mon manque de communication il en vient à mes vêtements, de mes vêtements il en vient enfin à ma venue surprise – il était temps – le tout avec une voix montant rapidement dans les décibels. Le moindre détail, la moindre insignifiance est brandi vers les nues noirâtres pour m'être reproché. Sa colère enfle et crève d'un coup de poing sur la table ou en claquement de mains. Une dissection de ma personne, une carbonisation totale par la dispute paternelle. Oswald glapit tandis que j'encaisse tout sans rien dire, de peur de raviver le déluge.

Mon père devenu tout entier cumulonimbus s'insurge à présent de mon arrogance, en revient à mes vêtements. « Et je ne mélange pas tout ! » clame-t-il toujours entre deux sujets. Il exige tout à coup mon avis sur une question absurde. Je ne réponds rien – le piège est de répondre. Il fulmine, il s'emporte, il trouve soudain mon silence presque coupable, il lui soupçonne de n'être une moquerie dissimulée. Alors il tempête, il rabat sur moi les mêmes reproches à défaut de claques – je dois être devenu trop grand pour qu'il me frappe comme il le faisait auparavant. Plus le temps file, plus sa parole est malhonnête, de raccourcis fallacieux en mauvaise caricature. Seul lui importe que je sois défait, déconstruit. Il ne cherche qu'à me secouer pour imprimer un quelconque message d'ordre dans mon esprit. Toujours vainement, toujours avec cet excès de fureur inutile. Quand il s'arrête enfin au bout d'une heure environ, la table est vide. Ma mère a débarrassé puis est partie dans la chambre, comme si de rien n'était, comme si elle connaissait le message, le fin mot de cet orage de cris. Oswald s'est caché sous l'un des coussins du salon.

Le silence redépose mon père sur terre. Il glisse à nouveau dans sa peau d'humain. Revoilà ma mère, qui vient me souhaiter une bonne route. Ils me poussent tous deux dehors, comme un Ponchien qui vient de s'oublier. Hermine n'est plus là pour coller sa langue chaude sur ma main. Un peu groggy, fatigué comme après un match, je rejoins ma voiture et m'y enferme pour respirer un peu. J'en ai oublié Oswald, ramené par ma mère qui toque à ma vitre.

« Et n'oublie pas surtout : montre que tu en veux ! » me glisse-t-elle avant de repartir.