Jour 8 : Memento Mori, par Misa Patata
Entre eux planait un silence, chargé de quelque chose que ni elle ni lui ne souhaitait nommer.
C’était l’absence dans ce qu’elle a de plus envahissant. Un trou béant au cœur, qui n’avait de réalité physique que celle des pincements et des brusques accès de sanglots capables de secouer aussi bien des épaules que des montagnes.
L’absence d’un être cher, qui décolorait les rues et les guirlandes de circonstance, pour ne laisser de Noël qu’un arrière goût amer sur la langue.
Pour elle, le deuil prenait la forme bien réelle de celui qu’elle avait aimé depuis ses plus jeunes années. Elle voyait encore, imprimée sur l’envers de ses paupières, l’image de l’animal chancelant au pelage tacheté caractéristique. Des Spinda tous identiques dansaient dans les limbes de son sommeil.
Pour lui… c’était un brouillard.
Emma jeta un regard perçant à Blake par-dessus le bord de son verre. L’amertume du vin glissait sur sa langue comme de l’eau, car plus rien ne semblait avoir de goût depuis ce qu’ils avaient coutume d’appeler le Départ.
Le jeune homme remuait pensivement sa fourchette sans parvenir à poignarder le moindre mets dans son assiette. Sa mine sombre se faisait le reflet des tourments qui la hantaient. Ils se sentaient l’un et l’autre incapables de parler des tempêtes et des orages qui grondaient dans leurs cœurs désassemblés.
Lui ne la regardait pas. Autour de son cou, enroulé comme une écharpe, son Éoko somnolait. L’évidence immuable de cette présence donnait envie à Emma de pleurer.
Alors que le temps s’écoulait avec sa régularité coutumière, elle ignorait combien de jours et de semaines la séparaient du Départ. Cela s’était produit sous ses yeux —un regrettable accident— et elle ressentait encore la violence du choc dans le moindre de ses os. Le reste non plus ne s’effacerait pas.
Un mois, décida-t-elle pour elle-même. C’est aussi bien un mois qu’une éternité.
Jamais on ne lui avait appris à mesurer les éternités. Les savants prétendaient que le temps était une ligne qui courait contre elle-même, le nez toujours pointé vers un avant, ou peut-être un après. Depuis que c’était arrivé, elle ne parvenait plus à le voir autrement que comme un cercle emprisonnant toutes ses douleurs.
Il n’y avait que l’oubli comme éventuelle panacée. Cela la délivrerait du cauchemar de revivre le Départ, et pourtant elle ne pouvait s’y résoudre. Oublier serait renier la réalité et l’existence même de l’ami perdu.
Retenant le soupir qui lui démangeait les cordes vocales, Emma jeta un regard à la ronde. Les autres dîneurs, tout à fait ignorants de leur bulle de souffrance, plongeaient avec appétit dans leurs célébrations. La plupart d’entre eux montraient fièrement leurs Skitty, leurs Medhyèna et autres Zigzaton.
Elle n’avait rien à leur opposer qu’une tache de vide à ses côtés.
Maussade, elle préféra reporter son attention sur son compagnon. Il était aussi jeune qu’elle, mais son expression troublée le vieillissait durement. Elle n’aimait pas le pincement de ses lèvres et l’obstination avec laquelle il gardait le regard vissé sur son plat.
— Tu ne crois pas qu’on devrait s’en aller ? s’entendit-elle demander.
Surpris, comme en attesta le sursaut de ses épaules, le jeune homme leva instinctivement la tête. Le mouvement ne suffit pas à déranger l’ Éoko endormi.
— S’en aller ?
— J’ai déjà terminé, dit-elle en désignant son assiette vide. Et tu ne sembles pas décidé à manger quoi que ce soit.
Vaincu par la logique indéniable de son observation, il posa couteau et fourchette et, ne sachant quoi faire de ses mains, les laissa reposer mollement sur ses genoux. Emma sentit un Séviper imaginaire enserrer son cœur. Ses propres angoisses s’atténuaient toujours devant l’urgence que représentaient celles de Blake.
— Je vois bien que ça ne va pas.
— Mais si, répliqua-t-il.
Blake chassa quelques nuages de ses yeux gris et tenta un sourire. Le geste colora un peu ses traits, sans toutefois atténuer les cernes et les plis soucieux de son front.
— C’est mieux ?
— Légèrement, concéda sa compagne. Je te donne un point pour l’effort.
Le jeune homme leva les yeux au ciel et se renfrogna. Pour un œil mal avisé, il aurait paru lugubre. Mais cela ne faisait pas peur à Emma. Il n’y avait qu’elle et la musique de sa voix pour chasser la grisaille de ce visage.
Seulement, les notes joyeuses de son timbre tendaient à se noyer dans une salle de restaurant pleine de monde. Peut-être qu’ils seraient mieux dehors, à se tenir la main sous les étoiles.
— Si tu ne manges pas, reprit-elle, je préfère sortir.
Un sourcil circonspect se haussa. C’était le geste le plus spontané dont il avait été capable depuis le début de la soirée.
— Il fait froid, remarqua-t-il platement.
— C’est tout ce qui te fait peur ?
— Non…
— S’il te plaît, insista Emma. Je n’en peux plus de cette atmosphère étouffante, et de tous ces… enfin, ce n’est pas leur faute. Je préfère sortir, vraiment.
Blake acquiesça mollement et la laissa galamment prendre son bras. Une fois les formalités d’usage accomplies, ils quittèrent l’établissement pour braver les rues froides de Nénucrique.
En hiver, le fleuron de l’industrie de Hoenn se parait d’une irréalité presque enchanteresse. Les cheminées des usines ne cessaient jamais de crachoter leurs fumées noires, mais la couche de neige qui drapait les trottoirs suffisait à les faire oublier pour un temps. Les hautes façades de pierre et les toitures d’ardoise des beaux quartiers savaient recevoir la saison des fêtes avec un certain panache. Tout comme les Rattatac qui, à la nuit tombée, se ruaient sur les ordures pour dévorer les restes de repas fastueux.
La jeune femme resserra les pans de son manteau et ajusta son écharpe d’une main gantée. Malgré toutes les précautions prises, le froid parvenait encore à s’infiltrer dans les moindres creux.
Ils marchèrent sans but un moment, l’écho de leur pas soulignant leur silence obstiné. Tous deux brûlaient de se confondre en paroles de réconfort, mais ils savaient que cela irait à l’encontre de leur caractère. Elle s’exprimait par la musique, et lui par le papier.
Entre eux, l’ Éoko somnolent semblait tenir une chandelle sur le point de s’éteindre.
— Je pense à quelque chose, depuis plusieurs jours, laissa brusquement échapper Emma.
Une étincelle incertaine illumina les yeux pâles de Blake, fermement plantés dans les siens. Il savait manifestement que ce qu’il allait entendre serait irritant.
— Quoi donc ?
— Eh bien…
Elle hésitait, car ce qu’elle avait sur le bout de la langue lui avait été soufflé par quelqu’un. Peut-être s’en voulait-elle un peu de ne pas avoir eu l’idée elle-même. Ou bien le ridicule de la suggestion l’effleurait seulement à ce moment précis.
— Je sais que tu ne crois pas à toutes ces histoires de mysticisme…
— Pardon ?
— Les… les gens qui communiquent avec les esprits. Les spirites. Les médiums. Je ne sais plus comment on appelle ça.
Interloqué, Blake cligna des yeux plusieurs fois. Comme Emma l’avait anticipé, la suggestion entrait en conflit avec son esprit scientifique.
En dépit de son élégance, il y avait quelque chose de maladroit chez le jeune homme. Il sortait à peine de l’université, bardé de diplômes comme autant de médailles qu’il aurait voulu accrocher à son revers. Elle ne s’intéressait pas à cet aspect de lui : les langues mortes et les échos du passé glissaient dans ses oreilles de vivante.
Toute cette rationalité s’avérait parfois étouffante.
— Emma. Je sais très bien où tu veux en venir, et ça ne me plaît pas.
— À moi non plus ! se défendit-elle instinctivement. Je t’assure que ça ne me plaît pas plus qu’à toi. Mais je crois que je ne veux plus regarder en arrière, et… C’est peut-être de ça dont j’ai besoin. Une conclusion.
— Je ne suis pas sûr que…
— Si tu ne veux pas m’accompagner, s’empressa-t-elle d’ajouter, j’irai seule. On m’a… j’ai trouvé l’adresse d’un spécialiste.
Un soupir tranchant échappa aux lèvres du jeune homme. Dans son regard se lisait un scepticisme évident, seulement disputé par la flammèche rougeoyante de ses sentiments. Mais la force des convictions de sa compagne fit vaciller toutes les réparties méprisantes qu’il aurait pu invoquer.
— Hors de question que je te laisse aller voir un personnage louche sans moi. Je te suis.
Ils s’éloignèrent petit à petit des rues familières de leurs beaux quartiers, pour s’enfoncer un peu plus dans la nuit de Nénucrique. Leurs pas les menèrent sur des chemins inconnus, jusqu’aux portes de la zone où s’installaient typiquement les artistes sans-le-sou et les étrangers. Seuls quelques réverbères, plantés ci et là comme des épingles lumineuses, leurs permettaient de s’orienter.
De Blake, elle ne voyait plus qu’une silhouette sombre et imprécise. La chaîne de sa montre, pendue à son gilet, dessinait une traînée d’or sur le tissu noir.
• • •
La devanture n’inspirait, au premier regard, nulle confiance.
C’est d’un œil plus que circonspect que Blake examina les caractères étrangers de l’enseigne, tracés avec une élégance à laquelle il s’avérait insensible. Son goût pour les autres langues s’arrêtait aux frontières entre passé et présent ; le dialecte que l’on parlait à Sinnoh n’évoquait dans son esprit que de lointains rivages, trop vivants pour mériter d’être arpentés.
Soucieuse, sa compagne ne prêtait pas attention à son comportement. Elle oscillait sur ses talons, son hésitation trahie par son incapacité à tenir en place. En dépit de sa détermination, l’idée de dialoguer avec l’esprit du disparu avait quelque chose de foncièrement déplaisant.
Elle jeta un regard à l’Éoko qui flottait entre eux, et sa résolution se raffermit.
— Tu veux vraiment y aller ? hasarda le jeune homme.
— Sincèrement, non. Mais je le regretterai si je ne le fais pas.
Blake acquiesça sans mot dire. Les lampes à gaz n’éclairaient que peu la petite rue déserte, et il sentait que l’intérieur de cette échoppe ne baignerait pas dans une atmosphère moins sinistre. Les lumières brillantes du restaurant lui manquaient presque.
Il suivit Emma et referma une lourde porte derrière lui. Comme escompté, le vestibule était plongé dans une obscurité déconcertante. Plusieurs luminaires indiquaient au moins une présence humaine, bien qu’il n’y eut personne en vue.
— Bonsoir, tenta le visiteur. Il y a quelqu’un ?
Il frissonna en sentant son Éoko se blottir dans son cou. Emma ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais l’apparition d’une silhouette mince et délicate la coupa dans son élan. C’était bien le Sinnohite dont le nom figurait à l’entrée en caractères indéchiffrables.
Le médium Mori, se souvint Blake avec un pincement au cœur.
Il tenait à la main une bougie qui l’éclairait sommairement. Sur son visage aux traits fins et distingués planait une incertitude ; on ne saurait lui attribuer d’âge tant il paraissait à la fois jeune et infiniment âgé. Une fine moustache noire dessinait comme une ombre au-dessus de son sourire de chat.
Dans un silence de velours plein d’une inquiétante étrangeté, le couple se laissa guider le long d’un couloir qui débouchait sur une pièce confortable. L’homme qui prétendait communiquer avec l’au-delà s’installa sur des coussins, disposés à même le sol. Il invita ses hôtes à l’imiter.
En dépit de ses origines étrangères, il devait habiter la région depuis assez longtemps pour arborer le style vestimentaire local sans avoir l’air ridicule. Une cravate à motifs élaborés pendait à son col entrouvert, et un coup d’œil suffisait pour se rendre compte que son gilet était de bonne facture. Même le Chaglam assoupi à ses côtés serait parfaitement à sa place dans le salon d’une riche veuve.
Une longue cigarette reposait, à peine entamée, dans un cendrier. L’odeur épaisse du tabac se diffusait comme un encens dans la pièce étroite.
— Veuillez excuser l’obscurité, dit finalement l’étranger. Je n’attendais pas une visite ce soir. Mais que cela ne vous intimide pas. Ma porte est toujours ouverte à qui se donne la peine d’entrer.
Blake s’étonna de n’entendre aucun résidu de Sinnoh dans sa voix. Il portait l’accent faussement distingué des bourgeois de Nénucrique ; le même que lui. Cela ne fit que renforcer son antipathie pour le personnage.
Quant à Emma, elle paraissait charmée par l’individu et son exotisme factice. Son goût pour les personnages atypiques contrastait durement avec la froideur grise de Blake.
— Vous savez sans doute ce qui nous amène…
Mori hocha simplement la tête.
Très sombres, ses yeux en amande reflétaient la lueur irréelle de l’éclairage. Et quand il sourit, le jeune homme suspicieux crut déceler dans ce rictus félin le savoir-faire d’un charlatan au talent inné.
— La mort est mon fond de commerce. On ne me parle jamais d’autre chose.
— Bien sûr, convint timidement Emma. Excusez-moi, je suis nerveuse.
— Dites-moi plutôt, mademoiselle, ce que je peux faire pour vous être utile. La nuit est froide et je m’en voudrais de vous retenir, votre ami et vous.
— Ne vous en faites pas pour ça, rétorqua Blake. Voyons ce dont vous êtes capable.
Le Sinnohite émit un rire discret, mais jugea bon de ne pas entrer dans ce jeu d’insultes proférées à demi-mot.
— Voilà, souffla la jeune femme, hésitante. Le mois dernier, mon Spinda a eu un accident, et il est… il a succombé sur le coup.
— Oh.
L’expression de Mori changea, la mondanité se muant en une sincère affliction. Ses longs doigts s’enroulèrent autour de sa cigarette, sur laquelle il tira distraitement. Un panache de fumée s’éleva devant son visage.
— Dans ce cas, murmura-t-il, je crains que ce ne soit à vous de vous en occuper.
— À moi ? s’étonna Emma. Je ne comprends pas bien…
Silencieux, le prétendu médium se leva et se dirigea vers une étagère plongée dans la pénombre. Il y fouilla un moment et revint lorsqu’il mit la main sur l’objet qu’il cherchait. La jeune femme le reçut avec respect entre ses doigts gelés.
Il s’agissait d’une bougie de cire blanche, à première vue ordinaire. Incapable de se détacher de sa pesante rationalité, Blake plissa les yeux et l’examina attentivement, sans rien y déceler d’inhabituel. Sa main retourna mollement se réfugier dans sa poche.
— Allez vous recueillir sur la tombe de votre Spinda, et allumez-y cette bougie. C’est tout ce que je peux faire pour vous.
Bien que dubitative, la jeune femme le remercia et lui tendit la petite somme d’argent qu’il réclama sans aucune ostentation.
— Que se passera-t-il alors ? questionna son compagnon, bien moins convaincu.
— Je l’ignore, admit le Sinnohite. Un bon présage, j’espère.
— Franchement, tout cela ne me paraît pas sérieux.
Il reçut en réponse un sourire de chat, qui accentua l’aura mystérieuse du personnage.
— Cela ne fonctionne, monsieur, que si l’on y croit vraiment, déclara Mori de sa voix douce.
Blake haussa un sourcil circonspect. Tout dans sa posture suggérait la défiance, alors même qu’il gardait sur le visage un masque de politesse.
— C’est commode, dit-il platement.
Il aurait pu insister, mais devant Emma, il n’osa pas faire part de ses doutes plus longtemps. La jeune femme lui en fut reconnaissante.
Ils quittèrent ensemble l’antre du médium, espérant tous deux que cette nuit leur réservait le repos qu’ils attendaient.
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La barque glissait en silence sur les flots noirs.
Parfaitement mutique, l’ersatz de Charon qui les conduisait aux enfers dressait sa silhouette sinistre contre le ciel nocturne. Il enfonçait une longue rame dans l’eau, créant un clapotis dont la douceur évoquait un murmure.
Ni Emma ni Blake ne prononça le moindre mot alors qu’ils approchaient du Mont Mémoria. Le plus grand cimetière de la région n’abritait aucune âme humaine. Seulement des centaines de créatures aimées et enterrées avec les honneurs dues aux plus proches amis.
La jeune femme se rappelait encore de la longue cérémonie, et de l’insoutenable force que lui avait réclamé le seul fait de se tenir debout alors que l’on mettait en terre l’âme qui l’avait si longtemps accompagnée. Ce qui dominait depuis lors, dans son cœur fané, n’était que la plus noire solitude. Même la présence constante de l’homme à ses côtés ne saurait effacer ce manque.
Il l’aida à sortir de l’embarcation lorsqu’ils accostèrent, et paya le bateleur pour qu’il les attende. Le froid mordait leurs joues et la brise hivernale secouait leurs cheveux, mais ils tinrent bon, grimpant les volées de marches et longeant les allées éclairées à la recherche de la pierre promise.
Bien sûr, Emma la trouva la première.
C’était une pierre tombale des plus ordinaires. Ses parents n’avaient pas souhaité d’extravagance financière, estimant que la carrière musicale de leur fille en était une suffisante ; elle n’avait osé insister. Sa main gantée glissa sur l’épitaphe gravée, éprouvant du bout de ses doigts les creux et les aspérités tracés par les lettres majuscules. Deux dates, bien trop proches l’une de l’autre, achevaient de peindre le tableau de sa peine.
Debout à ses côtés, Blake tenait avec réticence la bougie confiée par l’étrange Sinnohite. Il fouilla dans sa poche à la recherche d’allumettes et attendit un signe de sa compagne, désireux de ne pas la presser malgré le froid qui s’insinuait jusque dans ses os.
Lorsque Emma se releva, le jeune homme décela dans ses yeux brillants les larmes qu’elle ravalait. Il ne dit rien et lui tendit les objets. Elle s’agenouilla de nouveau devant la tombe et y plaça le cierge. Un craquement d’allumette brisa le silence, et une étincelle rougeoyante trancha l’obscurité. La mèche cueillit délicatement la petite flamme.
— Et maintenant ? s’enquit-il doucement. Que crois-tu qu’il va se passer ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Il crut d’abord qu’elle n’avait pas entendu, trop absorbée par la contemplation de la sépulture.
— Je ne sais pas, admit-elle, incertaine. Ce M. Mori n’avait pas l’air de le savoir non plus.
— Non. Tu y crois ?
— Je ne sais pas, répéta-t-elle, plus sûrement cette fois.
Ils restèrent immobiles un moment, l’un à côté de l’autre, ne se parlant et ne se touchant pas. Bien qu’ils fussent proches, une distance incommensurable paraissait les séparer, et la tombe qui se dressait entre eux en était l’incarnation physique. L’Éoko de Blake observait lui aussi la scène de ses petits yeux jaunes.
Soudain, avec une nouvelle vague de vent glacé vint un étrange murmure qui parut sourdre du fond même de leurs crânes.
Sous leurs yeux ébahis, la flamme de la bougie cessa de luire d’un bel orange pour revêtir un violet spectral. La cire elle-même sembla s’animer pour adopter des traits curieusement enfantins. Plus étonnant encore, la créature-cierge se mit à léviter, s’élevant progressivement au-dessus de la terre.
Tremblante d’une émotion qu’elle peinait à déchiffrer, Emma s’agrippa au bras de Blake. Son regard ne quittait pas l’apparition, à la fois sinistre et pourtant porteuse d’une beauté qui défiait toute explication. Une chaleur bienvenue la saisit comme une étreinte, mais ce n’était pas son compagnon ; pétrifié, il ne remuait pas le moindre muscle.
— Qu’est-ce que c’est ? chuchota-t-elle, plus pour elle-même que pour lui.
Elle entendait le bruit de sa respiration, et voyait son souffle se cristalliser en buée dans l’air froid.
— Un fantôme, murmura Blake. Je suppose.
— Tu ne crois pas aux fantômes.
— Non.
Il détacha son regard de la bougie vivante et remarqua qu’il commençait à neiger. Des millions de flocons tombaient sur le cimetière en silence, le drapant dans un manteau de quiétude. Plus loin vers l’est, les lumières de Nénucrique parurent l’appeler et lui firent ressentir plus nettement la morsure de l’hiver et de la nuit.
Quant à Emma, elle se détacha de lui pour faire un pas dans la direction de la mystérieuse créature. Elle tendit la main vers la flamme et fut surprise de n’en ressentir aucune chaleur ; comme si elle ne brûlait pas vraiment, ou n’était simplement qu’un tour de son imagination. Pensive, elle scruta les yeux de la chose, essayant d’y lire un indice.
— Emma, l’appela son compagnon.
La jeune femme se retourna machinalement vers lui. Sur son visage d’habitude si fermé se lisait une sincère inquiétude. Elle se mordit la lèvre et acquiesça.
— Oui. On devrait y aller.
Elle jeta de nouveau un œil sur la tombe, mais le fantôme avait disparu. Elle ne vit plus que la pierre, l’épitaphe et son souffle se mêlant à la brume. Malgré la déception, quelque chose avait changé. Une paix nouvelle dont elle ne saisissait pas l’origine prenait racine au fond de son cœur.
Emma prit la main de Blake, et ils levèrent les yeux vers le ciel, laissant les flocons de neige leur caresser le visage.