Illustration by Kreaki
« Tu viens te promener avec moi Hilda ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas été se balader ensemble.
- Oh ouais trop bien ! J’arrive Papy ! »
Aujourd’hui, ma jeune dresseuse rendait visite à ses ancêtres. Sa Mamie et son Papy comme elle les appelait. Elle courut rejoindre ce dernier dans la véranda et s’assit par terre pour enfiler ses baskets à scratch violettes. Ses cheveux châtains et raides étaient coiffés en deux couettes hautes qui voletèrent lorsqu’elle se redressa prestement, retenues par des chouchous Rosabyss rose bonbon. Elle porta sa main menue à son visage pour redresser ses grosses lunettes rondes sur son nez mutin, puis sourit en m’apercevant. Elle lissa sa robe mauve et épousseta ses collants d’un grand geste de la main, avant de s’exclamer candidement :
« Tu viens avec nous Horthym ? Génial ! Ça va être une super promenade, comme l’an dernier !
- Horthym ? s’interrogea Papy. L’an dernier ?
- Ben oui Papy, Horthym c’est mon Pokemon tu sais bien ! Et on s’est promené aussi aux vacances de Noël l’année dernière. On avait été à la patinoire du lac Savoir.
- Ah oui c’est vrai, se rappela-t’il en enfilant ses grosses bottes de jardin. »
Je les rejoignais lentement, supportant ma lourde carapace herbacée. Il fallait que j’avance en me tenant bien droit, sinon je risquais de renverser la terre sablonneuse que je portais sur mon large plateau minéral. Mamie détestait ça, car « c’est pas lui qui nettoie les saloperies après ! ». Ma bonne terre, riche et humide, de la saloperie ? Les humains avaient vraiment une étrange définition de ce qui était sale et ce qui ne l’était pas. Leurs terriers étaient si superficiels, sans odeurs, complètement aseptisés…
De toute façon, Mamie n’aimait pas beaucoup me voir à l’intérieur. Elle avait bien trop peur que mon sapin griffe le plafond ou fasse tomber ses bibelots. Papy, lui, ne semblait pas faire très attention à ce genre de choses. En bons adeptes du jardinage, lui et moi nous comprenions. Lorsqu’il me voyait, il souriait de toutes ses dents d’un air un peu étonné, comme s’il redécouvrait ma présence à chaque fois, et caressait affectueusement ma large tête pierreuse. Il faut dire que mon évolution était assez récente, il n’était probablement pas encore habitué à ma nouvelle forme.
« Liliane ? cria Papy à sa femme. On va se promener avec la p’tite. À tout à l’heure !
- Eh, je suis pas petite ! s’insurgea ma dresseuse.
- Hilda ? répondit Mamie. Tu prends soin d’ton grand-père hein ! Il est plus tout jeune, et tu l’connais.
- Oui Mamie, sourit ma dresseuse d’un air entendu.
- Et tu mets bien ton cache-col ! Fait froid à Frimapic, surtout en cette saison.
- Oh elle alors ! râla Papy. Laisse-là donc un peu tranquille !
- Oh bah oui avec toi tout va bien, rétorqua-t-elle depuis l’autre bout de la maison. Z’avez qu’à y aller tous nus tiens !
- N’importe quoi… maugréa-t-il en levant les yeux au ciel.
- On aura de la confiture de Sitrus quand on rentrera ? intervint mon amie avec une innocence désarmante.
- Oui oui, ça doit pouvoir s’faire, soupira Mamie d’un ton quelque peu adouci. Mais vu ton âge t’es ben assez grande pour apprendre à t’la cuisiner toi-même ! Surtout que tu manges pour deux en ce moment !
- Oui oui, soupira-t-elle en se tournant vers son aïeul. Bon allez Papy, on y va ! »
Nous sortîmes tous les trois. Hilda attendit que je passe pour refermer la porte de la véranda. Celle-ci était tellement lourde qu’elle devait y mettre tout son poids. Elle enfila ensuite la chaude doudoune Écrémeuh que Mamie avait posé sur mon dos à son attention, puis enroula une grosse écharpe de laine autour de son cou gracile.
Ah, quel joie de pouvoir à nouveau marcher comme bon me semblait, sans me soucier de faire tomber du gravier ou de l’humus sur la moquette ! L’air était très frais à cette période de l’année, mais je m’y accommodais plutôt bien. Je gambadais gaiement le long de l’allée, à mon rythme, dandinant de droite à gauche mon grand sapin. De part et d’autre du chemin s’étendaient les cultures de Papy. Oh, elles n’étaient pas bien étendues, c’était un simple potager de ville sans prétentions, mais il y mettait tout son cœur. J’adorais m’y promener depuis toujours, même si maintenant, avec ma grande taille, il me suffisait de quelques enjambées à peine pour le traverser…
Hilda me dépassa soudain en sautillant. Elle prenait garde à ne rien écraser et atteignit bien vite le portillon. Elle aussi aimait beaucoup le potager de Papy. À nous deux, il nous était occasionnellement arrivé de l’aider à cultiver le sol d’un Piétisol ou d’un Champ Herbu bien placé, mais nous ne venions pas assez souvent pour nous attribuer le mérite de ce jardin florissant.
Enfin, florissant… En cette saison, les plants de Sitrus, de Wiki, de Nanana et de Gowav n’étaient rien de plus que des graines plantées dans le sol, se nourrissant lentement des nutriments de la terre, attendant patiemment leur heure. Les Oran et les Mepo, en revanche, s’élançaient de toute leur vigueur vers le ciel hivernal, étendant aussi loin que possible leurs frêles tiges afin de capter la trop rare lumière du soleil. Quelques fruits colorés et bombés pendaient le long des branches. La légère brise hiémale portait jusqu’à mes naseaux leurs senteurs suaves. Il serait bientôt temps de procéder à la cueillette. Je m’en régalais d’avance !
D’ailleurs, Hilda avait récemment essayé de faire pousser des baies Oran sur mon dos dans le cadre de son cours de SVT, mais bien que le plant ait poussé, il restait désespérément vierge de tout fruit…
« Tiens, euh… Tu me passes le machin là ? m’interpella Papy en tendant la main vers mon dos »
Ne comprenant pas ce dont il parlait, je le laissais s’approcher en titubant. Il agrippa une branche morte sur mon dos et en posa une extrémité au sol, dans l’idée de s’en servir de canne.
Plus assuré, il me sourit avant de reprendre sa marche à mes côtés. Ma dresseuse avait ouvert en grand le portail en nous attendant. Impatiente, elle tapotait du pied le goudron du trottoir.
« - Tu donnes la main Hilda, décida Papy en refermant le portillon. Ya la route ici.
- Mais Papy ! Je suis assez grande pour marcher toute s…, commença mon amie avant de se résigner. Humph… bon, si ça te fait plaisir. Mais on va au Lac Savoir !
- D’accord. »
Nous progressâmes ainsi : Papy tenait sa canne improvisée dans sa main droite et la menotte de sa petite-fille dans la gauche ; tandis que de l’autre elle me caressait la tête.
Papy avançait aussi rapidement que moi. C’était agréable de ne pas se sentir à la traîne avec une Hilda qui court au loin et qui me presse d’hâter le pas.
« Alors ma grande, s’enquit Papy, tu continues d’aller à l’école ?
- Oui, tous les jours. Enfin, pas pendant les vacances.
- Et comment ça se passe en ce moment ?
- Oh bah ça se passe bien. Les enfants sont gentils cette année.
- C’est bien c’est bien… T’as des bonnes notes ? Tes parents sont fiers de toi ?
- Oui ça va, suffisamment pour faire le métier que je veux. Quant à Papa et Maman… Ça fait belle lurette qu’ils s’intéressent plus à mes notes. »
Papy ne répondit pas. Il semblait avoir du mal à comprendre lorsque les phrases devenaient trop longues. Ça nous faisait encore un point commun. Décidément, j’allais peut-être changer de dresseur !
Nous approchâmes du bord de la route et Hilda et Papy regardèrent bien de chaque côté avant de traverser. Les humains prenaient toujours des précautions excessives pour ne pas se faire renverser par leurs propres véhicules. Pour ma part je ne me sentais pas menacé, ma carapace massive et hérissée de menhirs pointus me protégeait des plus violentes attaques. Ce n’était pas une petite voiture de rien du tout qui allait m’effaroucher !
Je sentis soudain un flocon de neige se poser sur mon museau. Levant la tête, je m’aperçus qu’il recommençait à neiger. C’était chose courante aux abords de Frimapic, mais je ne pus m’empêcher de jeter un œil inquiet vers Papy. Il portait sa sempiternelle veste kaki, épaisse et rembourrée, ainsi que son béret et un foulard en laine de Pharamp que Mamie lui avait tricoté il y a de cela bien des printemps. Bon, il ne risquait pas d’attraper froid, c’était déjà ça. Mais je ne l’avais jamais vu demander une canne. Son équilibre n’était plus ce qu’il était. En un an, son état s’était méchamment dégradé. Je pense qu’il ne sera pas capable de faire de la patinoire avec nous cette fois…
« Tiens, Aurore, je vais t’apprendre un truc. Tu vois ça, là-bas ? demanda le vieil homme en pointant du doigt un rocher dans la vallée, loin en contrebas. »
Je m’arrêtais, perplexe. Comment venait-il d’appeler Hilda ?
« Oui ? répondit-elle, comme si rien d’anormal n’ était en train de se produire.
- C’est une Pierre Glacée. Elle permet de faire évoluer les Évolis en Givrali.
- … Je sais ça Papy, dit-elle d’une voix étrangement chevrotante. Tu me l’as souvent dit.
- Ah, excuse-moi, je radote, s’esclaffa-t’il. »
Je surpris un scintillement humide dans les yeux de mon amie. Elle essuya ses yeux d’un furtif revers de la main et avant de la plonger dans la poche de sa robe à la recherche d’un mouchoir.
Papy reprit sa marche en solitaire, prenant un peu d’avance sur nous. Il avançait d’un pas toujours aussi claudiquant, mais bien plus décidé et guilleret que tout à l’heure.
Hilda se moucha discrètement puis replaça la boule de papier viciée dans sa poche, caressant au passage son ventre rebondi.
Je ne comprenais pas vraiment ce qui la mettait dans un état pareil, mais je frottais mon museau à sa jambe, prenant garde de ne pas l’écorcher avec les saillis rocheuses qui dépassaient de mes joues.
« Merci Horthym, murmura-t-elle après un moment. Merci de toujours être là pour moi. Allez, rattrapons-le avant qu’il ne fasse des siennes ! »
Papy n’était pas parti bien loin, mais la neige tombait de plus en plus dru et la visibilité s’amoindrissait. Plus nous nous rapprochions de notre destination et plus les badauds se faisaient nombreux.
En passant près d’eux, je percevais des bribes de leurs discussions, prononcées à voix basse :
« Complètement barjot çui-là…
- … maudit de Dialga…
- Sa mémoire…
- … même plus capable de pisser tout seul.
- … répond plus quand je lui parle.
- … l’ombre de lui-même… »
Hilda hâta le pas, slalomant entre les promeneurs. Elle rattrapa Papy et lui prit sa seule main libre.
« Ah Hilda ! s’illumina-t-il. Je savais plus où t’étais.
- Je suis là Papy, je t’abandonne pas !
- J’espère bien, ricana-il »
Alors que nous étions partis du vieux Frimapic, nous quittions à présent sa banlieue. Les terriers humains et autres constructions de pierre laissèrent la place aux sapins enneigées et aux chemins caillouteux. La température était descendue d’un cran. Moi et mon sapin, on se sentait bien mieux ici que dans leurs tanières sans goûts ni odeurs !
Nous passâmes près d’une falaise rocailleuse où les gens faisaient la queue. Je connaissais cet endroit, il s’agissait d’un raccourci pour accéder plus rapidement au Lac, sans avoir à contourner la colline escarpée. Hilda allait sûrement me demander d’utiliser Escalade pour faciliter notre ascension, comme à chaque fois que nous venions ici.
Mais à mon grand étonnement, il n’en fut rien. Papy, qui menait la marche, continua son chemin sans un regard pour la falaise en marmonnant un hargneux « … foutu mal de dos… ».
Je regardais Hilda, interrogateur, qui haussa les épaules en me souriant. Bon, et bien c’était parti pour le détour ! J’étais toutefois assez étonné que ma dresseuse prenne aussi bien la chose, elle qui était d’un naturel si impatient.
Nous marchâmes un long moment. Hilda se mit à siffloter au bout d’un moment, comme Papy le lui avait appris. Je n’arrivais pas à comprendre comment ils étaient capable de générer un tel bruit avec leur bouche. Mon bec à moi en était bien incapable !
Se rendant compte que Papy ne sifflait étrangement pas, elle cessa pourtant bien vite, perplexe. Sans lui laisser le temps de l’interroger, le vieillard s’exclama :
« Oh ! C’est si beau ! Regarde le machin là-bas, Aurore !
- Tu parles du sapin enneigé ? demanda-t-elle, désireuse de communiquer avec lui.
- Non euh, le hum… le machin euh…
- Le soleil ? Non… Ah, la Pierre Glacée !
- Oui c’est ça, elle est belle, hein Hilda !
- Oui oui, elle n’a pas bougée, elle est toujours aussi belle oui… »
Le chemin se mit doucement à monter alors que commencions à gravir la colline. L’ascension se passait pour le mieux jusqu’à ce que ma patte butte sur une pierre. Elle dégringola en bas de la pente, entraînant dans son sillage d’autres cailloux qui s’écrasèrent avec fracas dans un gros buisson. Un rugissement strident et indigné retentit, suivi de plusieurs autres cris, plus faibles mais bien plus nombreux.
« Oh-oh… s’inquiéta Papy. Ça c’est du Dimoret et ses Farfurets ou je ne m’y connais pas ! »
Comme pour confirmer ses dires, un flash de lumière céruléenne illumina la zone et une myriade d’Éclats Glace s’écrasèrent à quelques mètres de nous, tandis que des bruits de pas écrasant la neige se répercutèrent tout autour de nous. En un instant, nous fûmes encerclés par une dizaine de Farfurets. Deux d’entre eux s’écartèrent pour laisser passer le chef de leur horde, un Dimoret dégingandé au corps rachitique, qui brandissait dans ma direction des griffes nimbées d’une aura smalt. J’émis quelques grondements dans l’espoir de lui faire comprendre que nous ne lui voulions aucun mal, mais il était bien trop en colère pour m’écouter et m’interrompit d’un miaulement agressif. Je connaissais ce genre de Pokemons, la faim les rendait agressifs et jaloux de nous autres, les Pokemons dressés, qui profitions des soins et de la nourriture de nos Dresseurs.
« Héhé, ricana Papy, ça fait ben longtemps qu’j’ai pas eu l’occasion d’livrer un vrai combat ! En arrière Hilda, ton papy va te protéger ! »
Ma dresseuse s’exécuta, inquiète. Pour ma part, j’étais serein. J’avais déjà vu Papy et ses Pokemons à l’œuvre, ils ne feraient qu’une bouchée de ces adversaires.
« Allez ! s’encouragea-t-il en projetant une pokeball. À nous d’jouer Étuve ! »
Étuve ?! Mais Étuve était mort depuis plusieurs lunes déjà… Il était le premier Pokemon de Papy, ainsi que mon ami et mon rival le plus acharné. C’était grâce à l’entraînement de Papy et lui qu’Hilda et moi étions si doués en combat. Sa perte me tourmentait encore parfois…
Un fugace espoir m’étreignit le cœur. Peut-être avais-je mal interprété les paroles des humains ? Cela n’aurait pas été la première fois. Peut-être Étuve était-il encore en vie ?
Hélas, ce ne fut pas le vieux Maganon qui surgit de la Pokeball, mais bien Jambon, le Chaglam de compagnie de Mamie.
Réveillé en sursaut, complètement affolé, celui-ci esquiva de son mieux les Vents Glace et autres Combo-Griffes qui plurent sur lui et se réfugia derrière ma patte avant gauche. Papy semblait perplexe.
« Étuve ? Pourquoi n’es-tu pas là mon Étuve ? Mon Magmar… »
Les yeux perdus dans le vague, le poids des années plus pesant que jamais, Papy lâcha la Pokeball de Jambon qui s’écrasa dans la poudreuse. Une douleur indescriptible déforma le visage du vieillard et des larmes coulèrent sur ses joues ridées. Venait-il seulement de se souvenir du décès de son Maganon ?
Il était assez inhabituel de voir cet homme habituellement si fiérot perdre ainsi le contrôle de ses émotions. Je crois que je ne l’avais jamais vu pleurer en fait. Quelque chose clochait.
« Allez Horthym, clama Hilda en posant une main sur le tronc de mon sapin. Ça va être à nous de nous sortir de là. »
Elle se redressa de toute sa hauteur, bomba le torse et tendit le bras avant de m’ordonner d’une voix forte et claire, comme elle l’avait si souvent fait et le ferait encore bien souvent : « Attaque Vampigraine Horthym ! »
Je m’exécutais, visant le chef de la meute. Celui-ci, surpris par la manœuvre, ne put que se couvrir le visage de ses bras. La Vampigraine se planta dans son poignet, puis des racines luisantes en émergèrent pour s’enrouler autour du bras et du torse de l’individu. Horrifié, il perdit momentanément conscience de ce qui l’entourait et laissa ses troupes livrées à elles-mêmes.
Je profitais de leur indécision pour faire jaillir du sol neigeux de larges Lames de Roc autour de nous, telle une muraille protectrice ; tandis qu’Hilda ramassait la Pokeball de Jambon et le rappelait à l’intérieur, en sécurité.
Après s’être fait à l’idée qu’il ne se débarrasserait pas aussi facilement de son entrave, le Dimoret lança une salve d’Éclats Glace vers Hilda. Je m’interposais et ripostais dans la foulée d’une rafale de Tranch’Herbes qui dispersa nos assaillants.
L’attaque me fit assez peu d’effet.
« Bien joué Horthym, murmura Hilda avant de se rengorger devant le Dimoret. Alors, qu’est-ce que tu dis de ça l’avorton ? Horthym est né dans un environnement froid, au nord de Vestigion, et n’a cessé d’être soumis à un climat polaire toute sa vie durant. Couplé à deux décennies d’entraînement enflammé avec Papy et Étuve, on peut dire qu’il a développé un réel équivalent au talent Isograisse ! »
Je secouais la tête en souriant. Cet exploit était la fierté de Hilda, et elle aimait s’en vanter dès qu’elle avait l’occasion.
« Vous feriez mieux de partir, toi et tes boys, si vous voulez pas repartir avec encore moins de viande sur les os que vous n’en avez actuellement. On s’excuse de vous avoir fait peur avec notre éboulement, mais on n’a rien à manger et ça ne vous apportera rien de nous attaquer. »
Le Dimoret hésita un instant, méditant sur ces sages paroles. Mais lorsqu’il ouvrit sa gueule édentée, ce fut pour lancer à l’assaut les Farfurets. La lutte qui s’ensuivit fut brève. Protégés par notre palissade de Lame de Roc, je n’avais qu’un seul côté à défendre à coup de Piétisol, de Giga-Sangsue et de Tranch’Herbes. Plusieurs Farfurets s’écroulèrent, sonnés, mais j’avais réduit la puissance de mes coups pour ne pas les blesser trop méchamment.
Leurs attaques glacées ne me blessaient pas trop violemment grâce à ma résistance innée au froid, et ma Vampigraine me soignait généreusement à intervalles réguliers en dépit des efforts acharnés du Dimoret pour s’en débarrasser.
Leur tactique d’attaque en meute fonctionnait probablement contre des troupeaux de Marcacrins ou de Blizzis, mais Hilda était une combattante émérite et elle lisait dans leurs stratégies comme dans un livre ouvert. Le Dimoret eut la sagesse de s’en apercevoir rapidement et ordonna le repli à ses troupes. Nous jetant des regards mauvais, ils déguerpirent en vitesse, suivis plus lentement par les plus amochés d’entre eux.
Hilda éclata de rire avant de faire un tope-là dans une de mes branches. Elle lança la Pokeball de Jambon en l’air, tourna sur elle-même avant de la rattraper et de prendre une pose flamboyante.
« Bien joué mon vieux Horthym ! Ah ça m’avait manqué un bon combat à la sauvage comme ça ! Ça me rappelle notre voyage itinérant. »
Elle souffla longuement, relâchant toute la pression accumulée depuis ce matin, puis saisit ses lunettes embuées et recouvertes de neige. Elle les essuya consciencieusement avec un pan de sa robe, caressant affectueusement son ventre rond au passage.
« Hilda, je… intervint timidement Papy. Je suis désolé. J’ai dû te laisser te débrouiller seule.
- T’en fait pas Papy, on s’en est sortis. Et j’étais pas seule, Horthym a géré.
- Je suis vraiment inutile, continua-t-il, les larmes aux yeux. Depuis quelques temps, je sais pas ce qui m’arrive, j’arrive plus à parler, je peux plus m’habiller, je… Je saurais même pas te dire quelle heure il est…
- … »
Papy se remit à sangloter. Ne trouvant pas les mots, Hilda resta coite. Silencieusement, elle tendit vers lui une main hésitante à laquelle il s’agrippât avec véhémence, comme si sa vie en dépendait. Elle s’accroupit dans la neige, à ses côtés, et l’enlaça tendrement. Je vis une larme ruisseler sur ses lunettes, qu’elle venait pourtant de nettoyer. Papy lui rendit son étreinte, reconnaissant, tandis que j’agitais mes branches pour diffuser une odeur champêtre qui, je l’espérais, aiderait à apaiser la tourmente de ma famille.
Papy finit par se calmer. Il souriait, heureux de serrer une personne qu’il aimait dans ses bras sans se poser plus de questions. Il avait l’air étonné d’avoir les joues mouillées, et semblait avoir complètement oublié la scène qui venait de se produire. Hilda rompit leur étreinte mais resta muette. Je connaissais ce regard, celui qu’elle avait lorsqu’une situation lui échappait complètement et qu’elle ne savait pas comment réagir.
Percevant la détresse de ma dresseuse, je mugis en pointant mes menhirs le versant sud de la falaise. La Pierre Glacée se détachait à l’horizon.
« Oh regarde ce qu’il nous montre, Hilda ! C’est la… le machin là, le…
- La Pierre Glacée ?
- Oui ! C’est ça, la Pierre Glacée !
- Elle est belle, hein Papy ?
- Oh oui ! Je suis content que tu l’aimes aussi ! »
Hilda me lança un regard reconnaissant et passa un bras autour des épaules de Papy. Elle souriait faiblement.
* * * * *
« Heeeey mais ce serait-y pas ma cousine Hilda ?! Avec Horthym et Papy ! »
Le Lac Savoir était complètement recouvert d’une épaisse couche de glace. Un gros îlot rocheux le perçait en son centre, mais des barrières en interdisaient l’accès. La place était bondée : plusieurs dizaines de familles avaient décidé de venir patiner avant les fêtes de Noël.
Papy était très fatigué après l’affrontement contre les Farfurets, alors Hilda l’avait installé sur mon dos. Il regardait avec émerveillement les décorations que la ville avait fait accrocher aux alentours de l’étendue d’eau : des guirlandes dorées et duveteuses, des rubans chatoyants, des Cadoizo en bois peints, et le clou du spectacle, un immense sapin arborant une Stari rutilante. De quoi me rendre presque jaloux.
Je m’étais approché du bord pour laisser l’aïeul regarder des enfants jouer à qui ferait la plus longue glissade, mais il s’était assoupi. C’est alors que la femme nous accosta.
« Oh, salut Aurore ! Je m’attendais pas à te voir avant demain !
- Ben écoute, j’avais une journée de libre, alors je me suis dit que j’allais venir à la patinoire. Comme à la belle époque, quand Papy et Mamie nous y emmenaient. Si j’avais su je vous aurais proposé.
- Pas grave, on est là maintenant !
- Ça a été avec Papy ?
- Pas vraiment. Il a tellement changé depuis la dernière fois que je l’ai vu. Tu m’avais prévenue mais…
- Ça fait un choc, pas vrai ?
- Oui. Le corps semble aller bien, il arrive à marcher très efficacement, il s’est même chauffé pour affronter des Pokemons sauvages belliqueux tout à l’heure ! Mais la tête, ça va plus. Il ne trouve plus ses mots, il se comporte avec moi comme si j’avais 8 ans, il peine à comprendre les phrases lorsqu’elles sont trop longues. Il a même oublié qu’Étuve est décédé l’an dernier.
- Ouais je sais, c’est flippant.
- On sait ce qu’il a ?
- Maman a reçu les résultats de ses examens hier, elle comptait vous en parler au repas de demain. Malédiction de Dialga, Maladie d’Alzheimer, Infortune de Célébi ; ce fléau a autant de noms que la variété des motifs des Spinda. Mais les symptômes correspondent : perte des repères spatiaux et temporels, pertes de mémoire, incapacité à effectuer des tâches du quotidien, etc. »
- Oh. Ok. On s’en doutait mais ça fout un coup.
- Yes. Le bon côté c’est qu’on sait enfin ce qu’il a, on va pouvoir agir en conséquence.
- C’est vraiment troublant comme maladie. Parfois il prend conscience de son état, et c’est paradoxalement alors qu’il redevient lui-même qu’il est le plus malheureux, car il réalise sa déchéance.
- C’est un nouveau type de relation qui va se créer entre lui et nous. On va devoir s’occuper de lui comme lui s’occupait de nous.
- Ouais, j’imagine.
- Bon et toi ? C’est pour bientôt ?
- De quoi tu parles ?
- Tu crois que je te vois pas caresser ton gros ventrodon ?
- Ah ça ! Je comptais vous en parler demain moi aussi. J’en suis à 3 mois.
- Et bah bon courage ! Au moins ça te permettra de quitter un peu ton collège paumé au milieu de la route 216 !
- Eh ! Il est très bien mon collège !
- Tes élèves auront plus cours de SVT jusqu’à la fin de l’année, ils vont être contents !
- Tu parles, ils adorent ma matière. Je te parie que je vais leur manquer !
- Oh oui, sûrement ! »
Ça faisait bien longtemps que j’avais cessé d’écouter leur incompréhensible babillage d’humaines. Papy ronflait toujours autant. Cette balade l’avait exténué.
Une bourrasque de vent rugit alors depuis la forêt. Elle m’ébouriffa les feuilles, projetant vers moi des arômes musqués, m’emplissant les narines de profondes effluves sylvestres. Le parfum de la terre fraîche me rappela mes jeunes années, alors que nous roulions nos carapaces de terre sèche dans la boue avec mes frères et sœurs pour les raffermir. Mélancolique, je tournais la tête vers le sud. Loin, très loin, par delà la vaste étendue neigeuse qui me faisait face, je percevais les plus hauts arbres de l’insondable Forêt Vestigion. Elle se tenait là, face à moi, immuable et éternelle, me rappelant implacablement bien que sereinement la fugacité de nos vies et l’intemporalité des moments passés ensemble.
C’est là-bas, dans la partie nord de la forêt, la plus froide, que ma chère Hilda me capturât. Je me la rappelle, fermement campée sur ses courtes guibolles, affirmant fièrement à ses parents qu’elle ne partirait pas d’ici sans avoir trouvé « le Pokemon Plante parfait ». En entendant cela, j’avais hésité à la rejoindre. J’avais soif d’aventure et je voulais être capable de mettre la pâté à ma stupide grande sœur, ou à quiconque me chercherait des noises. Cette frêle gamine saurait-elle m’aider à atteindre mes rêves ? Ce furent les étoiles dans ses yeux lorsqu’elle me vit qui me convainquirent. Elle était déterminée, déterminée à faire de moi son combattant, son confident, son partenaire, son ami. C’est tout ce que je souhaitais, et je ne fus jamais déçu. Je souris.
Hilda m’appela, il était l’heure de rentrer.
* * *
« Alors cette promenade ma chérie ? demanda Mamie sans même lever les yeux de sa marmite.
- Il faisait très froid, mais c’était super. On a croisé Aurore à la patinoire.
- Elle est toujours aussi mal fagotée ?
- Mamie ! s’insurgea ma dresseuse.
- Elle vient toujours demain midi ?
- Oui, avec Tata. Tonton pourra pas venir par contre.
- M’étonne pas de lui. Tiens, v’là ta confiture de Sitrus, mais c’est la dernière que j’te prépare.
- Oh merciii Mamiiie, t’es la meilleure !
- Il est 11h, c’est bientôt l’heure du repas, alors te gaves pas !
- Oui, oui… »
Le voyage du retour fut assez tranquille. Papy ne s’était pas réveillé de tout le trajet et l’entrevue avec sa cousine avait rendu à Hilda sa joie de vivre. Nous avions ôté le plant d’Oran de ma carapace pour le replanter près de la tanière du Dimoret, en espérant que la terre de Frimapic aurait plus de succès que la mienne. Chemin faisant, elle n’avait cessé de parler du repas de Noël, de ses parents et de sa sœur qui arriveraient ce soir, de son mari qui arriverait demain, de leur descendant qui arriverait dans six lunes, blablabla.
Je n’arrivais jamais à la suivre quand elle déblatérait à cette vitesse. Mais j’étais heureux et fier de mon humaine. Elle voyait sa future relation avec son grand-père avec optimisme, et bien que je n’ai pas vraiment compris en quoi celui-ci allait mal, je sentais que c’était la bonne mentalité.
Elle le regardait un sourire aux lèvres alors qu’il sommeillait sur le canapé.
« Quelle bon à rien çui-là, maugréa Mamie. Y passe de plus en plus de temps à roupiller depuis quequ’temps. Y t’a pas causé trop de tracas ?
- Non non, ça a été. On a été attaqué par des Farfurets à un moment, mais Horthym nous a sauvé.
- J’espère qu’y s’est bien défoulé. J’aime autant qu’il agite son sapin dehors qu’ici, ton dinosaure.
- Ça me fait penser ! s’exclama Hilda en farfouillant dans une de ses poches. Papy avait pris la Pokeball de Jambon sans faire exprès.
- Quoi ? s’étouffa l’aïeule en lui arrachant des mains. Jambon est MON Pokemon, il est pas fait pour se battre ! Quelle mouche l’a piqué, ton vieux ?
- Aurore et Tata en ont appris plus sur sa maladie apparemment. Tu en sauras plus plus demain.
- Sa « maladie », ah ! Sa maladie c’est d’être une sacrée feignasse, j’aime autant te l’dire !
- Roh, Mamie… »
Je posais ma tête sur les genoux d’Hilda en tâchant de ne pas écorcher son ventre tandis que Mamie libérait un Jambon encore traumatisé par les événements de tout à l’heure. Elle recommença à maugréer toute seule dans sa barbe au milieu des miaulements consternés du Chaglam qui lui expliquait la situation.
Hilda me grattouilla la nuque, juste à la naissance de ma carapace, et me murmura que je pouvais agiter mon sapin autant que je le voulais, même à l’intérieur, parce que j’étais le plus beau des dinosaures et qu’elle ramasserait mes aiguilles avec plaisir. Ma dresseuse était vraiment la meilleure.
Papy remua soudainement et se redressa d’un seul coup, complètement éveillé. Il cligna des yeux, plaça sur son nez les lunettes que lui tendait Hilda et bailla à s’en décrocher la mâchoire. Lorsqu’il reconnut le visage de sa petite-fille, un immense sourire naquit sur ses lèvres.
« Oh tiens, euh… Aurore ? Non… hum ça fait longtemps que tu es là ?
- Depuis ce matin. …
- Ah, tu as dû arriver pendant que je dormais. Il est quelle heure ?
- Onze heures.
- Déjà ? Bon on a encore un peu de temps avant de nous mettre à table. Tu viens te promener avec moi Hilda ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas été se balader ensemble. »