Jour 3 : Soupçons comme idées oubliés, par Ramius
Le Psykokwak se recule un peu, les yeux plissés et brûlants de détermination. Il agrippe le tronc à deux mains, il baisse le bec, et c’est reparti, un choc sourd après l’autre, os contre bois.
Ici, les arbres ont l’écorce spécialement dure. Entre les Teddiursa qui grimpent dedans sans avoir idée d’attraper les branches et les Psykokwak frénétiques, il y a intérêt, et les souches les moins robustes se sont faites éliminer depuis longtemps. Ce qui me sidère, personnellement, c’est combien les Psykokwak ont le crâne dur, aussi. Je ne sais pas par quel miracle leur population reste stable.
Le bûcheron en herbe est plutôt en bonne santé, presque dodu. En même temps, avec le carnage qu’a fait le Léviator en remontant jusqu’au Lac il y a six mois, il y a eu beaucoup moins de p’tits nageurs pour bouffer les algues, qui ont donc proliféré hors de contrôle, et maintenant les p’tits nageurs prennent leur revanche en s’empiffrant à volonté.
Ça mériterait presque que je me serve. Les aquatiques ont tiré parti du bain de sang, ça serait bien au tour des terrestres. Il ne m’en voudra sûrement pas si j’abrège ses souffrances, ce Psykokwak tout jaune ? On dirait une tache de jus de baie sur la neige.
D’un autre côté, le clan est déjà bien nourri. Oh, on n’a jamais trop de réserves pour l’hiver, mais il sera doux, cette année, pas de quoi se nécroser les orteils. Nous avons tous bien bâfré avant-hier, après avoir pillé la réserve de baies du vieux Castorno mal luné. Moi j’aurais pas faim avant demain, minimum, et c’est pas faute d’être un gros mangeur. On pourrait lui nettoyer les os proprement, à ce Psykokwak tête de pioche, mais ça serait vraiment très con de faire une indigestion collective et de se faire buter par les Blizzi. Il est dodu, ce Psykokwak, il n’a rien fait dans la demi-mesure, alors que manger c’est un équilibre subtil entre crever la dalle et être trop rond pour faire autre chose que rouler. Il ne s’insère pas dans le schéma.
J’ai quand même envie de le crever par pure jalousie. Mais si je fais ça, quelqu’un d’autre aura un repas gratuit, et ça aussi ça serait une façon stupide de faire mourir le clan.
Bonk, bonk, bonk, il continue, inconscient des envies de meurtre qu’il doit donner à n’importe qui de sain d’esprit qui le regarde. Je me détourne et je m’éloigne dans la neige, petit pas par petit pas, laissant des empreintes de griffes derrière moi. En patrouille sur le territoire, inutile de traîner la patte et de masquer mes empreintes. Au contraire, ça rappellera à ces connards de Blizzi incapables d’apprendre par cœur un tracé de frontière qu’ils ne sont plus chez eux et qu’on a le droit de leur arracher les tripes !
D’un autre côté, je ne sais pas si les Blizzi savent ce que c’est qu’une empreinte. Il faudrait déjà qu’ils puissent voir leurs propres pieds pour ça.
Après le chemin sinueux qui serpente dans le bois, la frontière passe par la petite clairière avec le rocher couvert de sang séché. Il est marrant, ce rocher. Personne sait qui l’a mis là, aussi loin que la mémoire orale s’en souvienne. Ensuite, descendre par la petite combe, et puis arriver sur la rive du Lac.
En général quand un planton meurt en patrouille, c’est là. J’atteins discrètement la lisière de la forêt et je m’aplatis dans la neige, prudemment. Je ramène à moi la petite besace qui pend à mon épaule, celle qu’on a faite avec la peau de Ronchon Sagouin quand il a passé l’arme à gauche, et je plonge la patte dedans. Je m’étale un peu de boue sur la gueule, pas trop ; il faut qu’elle atténue mon odeur sans avoir l’air suspicieusement forte. Je préfère rajouter une goutte de jus de Willia quand je prépare ma boue, je trouve que ça atténue un peu l’attaque du parfum.
Une fois que c’est fait, je me barbouille tout entier de neige. On est en plein jour, les pires horaires de patrouille, et je suis bien trop visible. Si un Ursaring a envie d’un casse-croûte, ou pire, un Léviator remonté de la mer, hors de question d’être en première ligne comme un abruti de Psykokwak jaune.
Sur la rive, rien ne bouge, presque. Un léger vent fait bruisser les hautes herbes, dessine de petites ridules à la surface de l’eau, autrement froide comme un miroir. Les conifères couverts de neige absorbent le son, ils le perdent entre leurs épines, et je ralentis mon souffle pour mieux entendre ce qui respire autour de moi. Sur l’eau, noir et acariâtre, l’îlot rocheux daigne à peine retenir quelques traces blanches sur ses flancs rugueux. Je me suis toujours dit qu’il doit y avoir une source chaude là-dedans, et ce serait très drôle d’y pousser un Blizzi et de le regarder cuire, mais il est absolument hors de question que j’aille vérifier.
Presque rien ne bouge sur la rive. Çà et là, par moments, un clapotis circulaire trouble un instant la surface du Lac, mais ces Poissoroy sont les seuls signes de vie que je repère. Je me relève doucement et je progresse le long de la rive, lentement, sous le couvert des arbres. Au sol, rien d’anormal, aucune trace suspecte, personne qui se soit amusé à venir voir chez nous si on y est. Bien. Je n’ai aucune envie d’avoir un Ursaring en maraude à signaler au chef.
Le rondin me prend par surprise.
Je m’écrase au sol la truffe la première, de petits éclairs plein les yeux, même pas foutu de lutter. La douleur aiguë à l’arrière de mon crâne se dissipe lentement, mais des échos du choc continuent de retentir à mes oreilles, et je comprends soudain que la pression qui me colle la gueule dans la neige est un poids et que quelqu’un est assis sur moi.
J’essaie de me débattre comme je peux, mais j’ai les membres gourds, mes oreilles tintent, et le Blizzi assis sur moi est bien trop lourd. Il prend soin de garder une patte sur ma nuque, pour que le moindre mouvement que je fais m’inflige une petite pointe de douleur, et la neige compacte qui irrite mon museau est une promesse de mort prochaine. Le salaud n’a même pas besoin de faire le moindre effort, juste de rester là.
Alors je m’arrête, dès que je me rends compte de la simplicité de la situation pour lui, je m’immobilise et je fais le mort. L’évanoui, plus précisément. En vain ; l’arbuste ne se fait pas avoir, et je ne sens plus vraiment la brûlure dans mes poumons lorsqu’il daigne enfin se bouger le cul.
***
Bien que de nature à moitié végétale et à moitié cristalline, les Blizzi sont omnivores, et ils ne crachent absolument pas sur un bon steak quand ils en trouvent un. Et je les comprends, nous autres Farfurets avons vraiment bon goût : c’est toujours la fête quand un membre du clan pas trop vieux et pas trop rance se fait tuer sans que son cadavre ne soit récupéré en face.
Autrement dit, je m’étonne d’être encore en un seul morceau quand je me réveille.
Après, je peux me tromper. Check-up : quatre doigts là, trois ici, un pied là, et un deuxième. Deux yeux opérationnels, deux oreilles, un museau, une saloperie de bosse flambant neuve, et je ne repère aucune cicatrice. Les enfoirés ne se sont même pas amusés à m’enlever un but de viande pas trop important dans le bide ou quelque chose comme ça. J’aurais préféré, évidemment, parce que je ne sais au moins pour quelle raison ils m’ont gardé entier : parce que c’est plus drôle. Plus drôle pour eux.
Je ne repère aucun sapin aux alentours — et puis je réalise avec horreur que je suis sur le foutu îlot central du Lac. Tout seul sur le caillou de merde, et quant à savoir comment je suis arrivé là, en voilà une question exaltante. Salopards de Blizzi de mes deux.
Enfin, ce n’est pas non plus un mystère absolu. Je suis tout juste sur la rive, et un tas de bois flotte juste à côté de moi. Ils ont simplement trouvé un moyen de pousser ce truc à travers le Lac sans risquer leur propre peau ; je suppose que le bout de peau, là, sert à ça.
Je hisse le truc sur la berge, grimpant péniblement jusqu’au sommet aplati de l’îlot. Oh, ils auraient pu le piéger de mille façons rigolotes, mais si ce machin m’a amené là, il peut me faire repartir.
Pas tout de suite, ceci dit. Je dois déjà comprendre comment le faire fonctionner, et ensuite attendre la nuit, histoire d’être un peu moins visible pour n’importe quel glandu planté de l’autre côté du plan d’eau. Alors je fais rapidement le tour du caillou, espérant trouver un coin où me planquer, ou au moins me rouler dans la neige.
Jackpot : la face Sud me révèle rien de moins qu’une grotte. Et l’entrée est même assez large pour faire passer la machine infernale des Blizzi ; je ne me gêne pas pour retourner la chercher et la traîner à l’intérieur. Un coup d’œil sur la rive au passage, mais je ne vois rien ni personne. S’il y a des spectateurs, ils sont bien cachés et ils ne vont pas tarder à être bien baisés.
Bref, me voilà à l’intérieur avec mon bidule en bois. Je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça pue. Pas l’odeur, hein, juste le lieu, la situation. J’ai jamais vu un plan aussi foireux.
Le chemin s’enfonce en pente douce, assez loin pour que la lumière du dehors ne révèle plus rien. Je devine qu’il pourrait y avoir tout un réseau de tunnels comme ça sous le Lac. Est-ce que j’ai envie d’errer là-dedans en me fiant uniquement à mon odorat et à ma vision, qui m’indiquera quand même la signature thermique de la plupart des êtres vivants ? Non. Pourtant, je m’avance, incertain de ce qui me pousse. Autour de moi, la roche est tiède, parcourue de veines un peu plus brillantes et un peu plus chaudes. Ouais, à tous les coups il y a une source chaude au fond. M’enfin rien ne dit que je n’aurai jamais l’occasion d’y jeter un Blizzi, hein ?
Cela étant, on ne m’ôtera pas l’idée qu’il y a des trucs pas nets là-dedans. L’air s’alourdit au fur et à mesure de ma descente, devient plus oppressant, reste pourtant sec. J’ai l’impression d’imaginer une moiteur fantasmagorique.
Un frisson descend le long de ma nuque. En règle générale, plus on descend vers le Lac, et plus c’est dangereux. Là je suis au centre et en train de continuer de descendre. Un Blizzi serait tout pile assez débile pour faire ça et pourtant je ne peux pas m’arrêter, il faut que j’avance, alors même que je ne le veux surtout pas, j’en suis bien conscient maintenant, je veux juste remonter à la surface et me casser sans même attendre la nuit.
Ce n’est pas mon destin. Le couloir s’élargit, et il y a une caverne un peu plus loin : je peux distinguer sa large masse d’air frais et les flaques d’eau qui se forment au sol. Mais je n’y entre pas, encore heureux. À la place, je m’assieds dans le couloir, sur un rocher protubérant et un peu trop chaud pour être confortable.
Il est évident qu’on me maintient ici, et avec mon type Ténèbres, c’est absurde, je devrais être immunisé à ces inepties. Le responsable fait pourtant un excellent boulot, c’est indéniable : mon souffle est régulier, mon cœur ne me lance pas. Mon corps refuse de suivre l’affolement horrifié qui me court sous le crâne, et même lui n’est pas bien folichon ; il se prend les pieds dans une paix épaisse comme la boue, incapable de de décoller. C’est pour le mieux, en un sens. Je garde ainsi la tête assez calme pour réfléchir à ce que je pourrais tenter de faire. La panique qui cherche à m’étouffer est comme une vague malaise nauséeux après avoir mangé trop de viande.
Il n’y a, en fait, pas grand-chose à faire. Sans contrôle de mes mouvements, je ne peux guère qu’essayer de m’évanouir volontairement. Cette idée stupide est la meilleure solution que j’aie, et évidemment, ça ne marche pas ; on ne peut pas s’étaler soi-même par la simple force de l’esprit ou ce genre de fadaises. Mais cette possibilité méritait d’être explorée malgré son absurdité, puisque les axiomes sur lesquels je fonde ma raison sont hors-course pour le moment.
Je ne peux donc qu’attendre. Attendre et méditer sur la force étrangère qui me maintient coincé sur ce rocher. C’est une réalisation difficile, désagréable, mais il n’y a rien à faire : quoi que veuille la chose, si chose il y a, elle l’aura, et résister ne me vaudra que plus d’inconfort. Spécifiquement, la résistance que j’oppose à une force exercée sur moi induit une force égale et dirigée contre moi : en restant souple et ouvert d’esprit, je peux espérer minimiser les dégâts. L’idée s’impose sans mal à mes pensées, mais ne peut rien contre la révulsion instinctive qui me pousse à fuir cette caverne à pleine jambes.
Sans repère, ni sans vraiment prêter attention à lui, le temps se relativise, prend ses aises et s’étale sur les durées qui lui plaisent. Je perds constamment le fil de mes pensées spontanées, je fais de mon mieux pour ne penser à rien, mais il faut évidemment que je cherche frénétiquement à anticiper ce qu’il va m’arriver, c’est à ça que sert un cerveau. Mille et si ? tentent de se déployer, pour se heurter au mur de l’ignorance, parce que je ne sais toujours rien de l’entité dont je sens la présence, et le meilleur cerveau sera incapable de s’adapter à quelque chose qu’il n’a aucune donnée pour appréhender.
Au moins jusqu’à ce qu’un choc violent me projette au sol, la truffe contre les pierres rugueuses, et avant même d’avoir compris qu’il s’agit de mes propres mouvements, mon propre dégoût, je suis déjà en train de tailler une pointe vers la sortie. Sang et chaude-pisse il était plus que temps !
Je suis en nage le temps d’arriver à la sortie ; je m’empare furieusement de la machine des Blizzi et je la jette à l’eau. Il fait nuit, une petite brise agite l’eau, c’est le temps idéal pour naviguer.
Le vent est modeste, pas très coopératif, et je n’atteindrai pas la rive avant un moment. Aucune importance, du moment que je m’éloigne de cet îlot maudit. Au moins il y a du vent, et au moins, j’ai compris comment fonctionne la machine. Peu importe comment, je ne veux pas le savoir.
J’attends encore, fébrile. Le clapotis de l’eau sur ma coque de noix a quelque chose de sinistre, il me rappelle que je ne suis pas seul ici et que pour les habitants des profondeurs, le jour et la nuit ne font aucune différence. Un plat qui s’offre à leurs oreilles sur une petite planche de bois, ils ne vont pas vérifier l’heure avant de le gober tout rond.
Sortir du Lac me prend peut-être la moitié de la nuit. Je ne sais pas, impossible de savoir depuis combien de temps le soleil s’est couché. Ce n’est que le début du chemin, ceci dit. Avec une prudence épuisante, je longe ensuite la rive jusqu’à retrouver le territoire du clan, attentif au moindre bruit et à la moindre odeur. Chaque pas est une petite pointe d’espoir douloureuse.
Mais les rives dorment, pour la plupart. Je ne croise aucun Blizzi, aucun Séléroc, et la seule fois que j’entends grogner l’Ursaring insomniaque, il est loin dans les bois. Tout de même : le temps que j’atteigne la frontière familière, indemne, l’aurore colore le ciel de rose. Là-haut, dans le chaos rocheux qui défend notre terrier, le clan se réveille, relève ses veilleurs, envoie les premières patrouilles. La faim doit les tenailler autant que moi : ce sera sans doute expédition garde-manger aujourd’hui. C’est bien : bouffer aide toujours à oublier les problèmes abstraits.
Je remonte rapidement la sente qui mène au campement, soulagé d’être en vie. Salace S’empiffre est de garde ; il me fait un signe de main avant de disparaître derrière le talus pour aller prévenir Grande-Gueule. Un petit sourire me tord le museau. C’est bon d’être à la maison.
« Non mais où est-ce que t’étais passé ! beugle le chef dès que je passe par-dessus les rochers entourant le nid. La patrouille c’est pour patrouiller, pas pour s’enivrer dans un coin et passer la nuit dehors !
— Je me suis fait avoir par des B… je commence, mais il ne va pas me laisser m’en sortir comme ça.
— Veux pas le savoir ! Tu avais un boulot, UN SEUL, et c’est pas comme si c’était dur !
— Ben voyons, on risque juste de…
— Tu combleras la fosse septique et tu creuseras la nouvelle d’ici ce soir, et tu mangeras si tu ne pues pas trop ! »
Salopard. Je me détourne avec un grognement excédé ; inutile de discuter avec le chef, et il va faire exprès de faire partir le groupe de chasse aussi tôt que possible. J’ai intérêt à me mettre au boulot au plus vite.
Vie de merde.