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Jusqu'à ce que les vagues cessent de nous bercer de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 22/11/2022 à 19:15
» Dernière mise à jour le 18/01/2023 à 19:14

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 15 : Une certaine vision de l’ordre
La veille, ils avaient établi la meilleure façon de raser les vieilles bâtisses, et il y avait eu l’attaque avant cela. Aujourd’hui, en se levant à l’aube, ils pouvaient espérer abattre deux fois plus de boulot. Et ils sauraient que le lendemain verrait la fin définitive du havre offert par la Cité et la mort du traître qui avait choisi de s’y cacher.

Lorsqu’elle sortit de sa tente, lorsqu’elle parcourut du regard le campement endormi et craignit immédiatement le pire en ne voyant nulle part Pradden veiller sur ses siblings, Aixed ne s’imagina pas tout de suite que l’objectif soit menacé. La Guerrière devait être quelque part ; elle la trouverait.

Dans le cas le plus douloureux, elle prendrait le temps de se recueillir sur son corps, et puis les travaux continueraient sans délai.

Alors Aixed se mit-elle en chasse, seule dans la Cité encore endormie. Il aurait été inutile d’ouvrir ses sens à son épée, avec la présence puissance d’Onis qui imbibait chaque grain de sable. Mais elle n’en avait pas besoin pour traquer quelqu’un avant que le soleil ne fasse souffler la brise matinale pour effacer ses traces.

La Guerrière ne tarda pas à repérer la ronde que Pradden avait suivi autour du campement. Elle s’était déplacée prudemment, en silence, mais avait tout de même laissé un sillon irrégulier derrière elle. Et à peine une nute plus tard, Aixed repérait un embranchement. Pradden s’était éloignée vers le front de bâtiments, au nord.

Quelque chose devait avoir attiré son attention, et ne pouvant pas se fier à son épée pour déterminer si un prédateur rôdait, elle était allée voir elle-même. L’appréhension d’Aixed se renforça. Si elle avait voulu monter une embuscade, elle n’aurait pas procédé différemment. Mais pourquoi le camp avait-il été épargné une fois sa sentinelle supprimée ?

Non. Le camp était-il seulement indemne, ou bien trouverait-elle des cadavres dans les autres tentes ?

Elle devait savoir. Même si c’était répéter une erreur qui avait vraisemblablement déjà tué. Alors elle fit basculer son épée dans sa main et s’élança à petites foulées vers le nord.

La piste restait droite et brave entre les façades antiques, mais Aixed pouvait voir que Pradden s’était déplacée avec un excès de prudence — toute son attention focalisée sur les environs et les signes d’une attaque. Et ici ; elle s’était arrêtée et s’était retournée.

Quelque pas plus loin, la piste venait se fracasser dans les traces amples d’une lutte au sol, et Aixed s’arrêta net. Elle savait ce qu’elle trouverait sous cette étendue de sable trop plane pour avoir déjà connu la caresse du vent.

La Guerrière fit deux tours sur elle-même, scrutant les bâtiments. Aucune trace d’embuscade — mais de nuit, n’importe laquelle de ces portes aurait été un gouffre noir et insondable.

Lorsqu’elle fut certaine qu’on n’était pas encore en train de lui tomber dessus, elle posa son épée sur le sable frais, et se mit à creuser.

Pradden était morte avec une expression furieuse, et Aixed pouvait la comprendre. Furieuse d’avoir été prise au piège aussi facilement. Enragée par la blessure brutale qui lui avait fait perdre tout ce sang et lui avait sculpté un visage de cire pâle ; en dégageant ses épaules, Aixed y trouva deux poinçons aux bords irrités. Un Démon des Sables y avait planté ses griffes, et les avait laissées là assez longtemps pour que le sang permette de les dégager sans déchirer la chair. Elle avait été attaquée par derrière, puis quelqu’un d’autre avait pris la peine de l’étrangler pour l’empêcher de crier.

Folle de colère d’être à la merci de l’excès de cruauté d’un lâche.

Des marques de doigts rougies sur le cou, les lèvres recouvertes d’un mince vernis de sang qui n’était pas le sien. Le corps, plus bas, tordu et crispé, figé par la mort dans une résistance acharnée. Aixed lut l’agonie de sa sœur sur sa dépouille, et sentit une pointe de fierté pour elle. Elle n’avait eu aucune chance, mais elle n’était pas morte sans combattre. Elle était partie la tête haute.

La Guerrière rappela son épée à elle d’un geste, puis enlaça délicatement Pradden, passant les bras sous sa nuque et ses genoux grippés, et termina de l’arracher du sable en se relevant. Elle se retourna vers le campement et emporta Pradden parmi ses siblings, peinant sous le poids combiné de sa sœur et de son épée.

Le campement s’éveillait lorsqu’elle revint, et comme elle s’approchait entre les ruines qu’ils avaient semées la veille, elle put voir qu’on la repérait et qu’on prévenait les derniers dormeurs. Elle marcha entre les tentes sous les regards de ses onze siblings, les dépassa sans un mot, et ne s’arrêta que devant le Démon de Pradden.

Le dragon l’avait regardée approcher avec la terreur paralysée d’une proie, et il se précipita presque sur le corps de la Guerrière quand Aixed la déposa sur le sable. Il la secoua du museau, doucement, tenta de lécher ses plaies et le sang qui la couvrait, et puis il ne put plus se mentir, et il rejeta la tête en arrière pour lâcher une plainte déchirante.

Aixed le regarda faire avec une curiosité atone, vide. Elle avait apprécié cette poignée de jours passée en compagnie de Pradden, mais elle ne souffrait pas de sa mort, pas autant qu’elle l’aurait cru. Elle ne pouvait pas se le cacher en voyant son Démon la pleurer. Elle avait pensé qu’elle le comprendrait, qu’elle partagerait un peu de sa peine, mais tout ce que son deuil lui inspirait était qu’elle n’avait jamais pleuré personne avec autant de sincérité. Elle ne s’était jamais effondrée ainsi sur le corps maintenant inerte, elle n’avait jamais cessé d’avancer.

Alors avait-elle jamais été vraiment attachée à quelqu’un ?

Elle se releva en silence, remettant ses doutes à plus tard avec une longue habitude, et s’attela à démonter la tente de Pradden. Elle ôta les piquets qui la rigidifiaient, elle dénoua des nœuds qui n’avaient jamais été dénoués, et la tente eut tôt fait de devenir un suaire.

Le Démon la laissa faire. Il ne protesta pas quand un cuir étranger recouvra la chair morte qui l’avait élevé depuis l’Œuf, et se contenta de reposer sa tête sur le torse de sa maîtresse.

« Je te ramènerai à Kadrodas, promit Aixed. Mais le sable aura ton meurtrier avant de t’avoir toi, Pradden. »

Elle laissa planer quelques gondes de silence, puis se retourna vers sa flèche et leur donna ce qu’elle avait de plus proche d'un discours.

« Il reste quelques centaines de ruines à nettoyer avant de le trouver, alors mettons-nous au boulot. »

Elle prit d’emblée vers le nord, s’attendant à moitié à ce que la rangée de Guerriers qui la dévisageaient s’écarte sur son passage, et ils n’en firent rien.

Ils restèrent immobiles à la dévisager, et elle s’arrêta abruptement. Elle leur rendit leurs regards. Peu semblaient sincères ; trop se contentaient de la scruter sans la moindre trace de confiance. Jatketza détourna les yeux avec un rictus dès qu’elle se tourna vers lui, et Aixed se rendit compte qu’elle le terrifiait.

Lâche.

Tous des lâches.

« Tu as quelque chose à dire, Jatketza ? »

Il releva timidement la tête, évitant toujours de la croiser du regard, et ce fut Dalzoc qui répondit à sa place.

« La Cité d’Antan est maudite, affirma-t-il. Et nous sommes dedans jusqu’au cou. »

Aixed le dévisagea avec une brève incrédulité, notant au passage que le mouvement vif de sa tête avait fait sursauter la partie du Guerrier qui surveillait un ennemi.

« Je croyais que nous nous étions mis d’accord là-dessus, gronda-t-elle. Qu’est-ce qui vous prend, tous ? Vous vous imaginez qu’un spectre ou un dieu hante ces rues et qu’il a emporté Pradden ? C’est un Démon qui l’a attaquée ; elle s’appelle Onis, votre malédiction !

— Nous n’aurions pas dû venir ici, répéta Kirduin. Nous n’aurions pas dû attaquer le village. Et nous n’aurions pas dû détruire des reliques qui ont vu naître tous nos ancêtres. »

Il déglutit avec difficulté quand Aixed le foudroya du regard, mais ne détourna pas les yeux.

Ce fut Mubdiba qui commit le premier l’erreur fatale. Il s’avança de deux pas et se retourna vers ses siblings, pour ranger sa voix derrière Aixed :

« Des contes pour enfants, tout ça ! lança-t-il. Ne va pas écorner la mémoire de Pradden pour ces bêtises. Elle a été tuée par quelqu’un, et on peut le trouver. »

Umdimin et Hajras sortirent presque aussitôt du rang, refusant de se soumettre à l’insulte impliquée. Ils vinrent se ranger aux côtés d’Aixed, et lorsque personne d’autre ne bougea, pas même Jatketza, il y avait deux camps.

Quatre contre huit.

Quatre contre huit, et le courroux glacial qui émanait d’Aixed était suffisamment terrible pour que les déserteurs ne sachent pas sur quel pied danser. Si un combat éclatait, ils auraient l’avantage du nombre, et ils devraient neutraliser la Guerrière qui avait fracassé une montagne et gardé ses yeux en guise de trophée. Aucun camp n’était assez certain d’avoir l’avantage pour attaquer.

Elle ne pouvait rien y faire. Elle avait déjà de la chance que ses siblings aient estimé que les chances de victoire étaient incertaines. Elle ne pouvait que leur donner le dernier ordre qu’ils accepteraient. Une capitulation, en réalité.

« Alors foutez le camp, articula-t-elle avec les dents serrées. Dégagez et priez pour que je ne vous revoie jamais. »

Ils s’écartèrent avec un soulagement visible, et Aixed prit sur elle pour leur tourner le dos. Elle avait causé trop de morts pour poursuivre ses siblings, quand bien même elle refusait de leur accorder ce nom sur l’instant. Elle avait beau faire ce qu’il fallait que quelqu’un fasse, elle ne pouvait pas se permettre de tout sacrifier à la trahison d’un seul homme, si amère fut-elle.

L’épée accrochée à son dos lui tirailla urgemment l’épaule, et elle répondit d’un grognement. Le Spectre devait avoir ses raisons, ceci dit, et elle fit de son mieux pour se vider l’esprit et l’écouter.

Ce fut un échec cuisant, mais elle n’avait pas besoin d’avoir les pensées claires pour le remarquer, juste d’y prêter attention. La présence étouffante d’Onis avait disparu — ou plus exactement elle avait cessé de briller avec la force d’un soleil invisible.

Il était au sud-est.

« Mubdiba, Umdimin, Hajras ! cria-t-elle. Vite ! Nous avons une piste ! »

Les trois autres Guerriers la regardèrent se précipiter vers son Démon avec un instant de confusion, et puis Umdimin porta la main à son épée, et elle comprit à son tour. Avant même que les huit déserteurs n’aient commencé à démonter leurs tentes, ils lançaient leurs Démons vers le sud-est.

***
À l’aube, Onis n’y tint plus, et il escalada l’escalier d’acier brillant jusqu’en haut du bâtiment. D’en haut, l’ampleur des dégâts était visible, elle sautait presque aux yeux. Ce n’était qu’un contraste, une démarcation invisible au-delà de laquelle aucune ruine n’était plus en assez bon état pour qu’il soit possible de s’y cacher, et pourtant l’absence des tours les plus hautes du centre de la ville était flagrante. On avait libéré les branches de l’Arbre, on avait ôté les piliers noirs ou gris entre lesquels elles serpentaient, et il semblait que les décombres étaient aussi vides que le désert alentour.

Il estima le désastre avec des yeux fatigués. La flèche d’Aixed avait fait du bon travail. D’ici une poignée de jours, ce serait terminé.

Un bruit derrière lui attira son attention. Margar. Elle n’accorda pas un regard au campement qui défigurait la ville, et alla plutôt s’accouder à la petite rambarde de béton qui empêchait de tomber dans le vide. Ses yeux n’étaient pas cernés et Onis se demanda comment elle pouvait avoir dormi. Comment elle pouvait venir assister au lever du soleil avec autant de placidité.

Il se retourna sans un mot, ses pensées revenant inexorablement à l’Ordre et aux Guerriers qui le tueraient avant qu’une semaine n’ait passé.

« Tu as l’air d’une ghûle, nota Margar.

— Une quoi ?

— Une ghûle. Un cadavre possédé par un Spectre, et qui… Bah, laisse tomber. C’était pas le conte le plus rigolo de mon enfance, de toute façon. »

Elle eut un rire grinçant, bref, qui hurlait qu’elle n’était pas aussi calme qu’elle le semblait. Onis ne releva pas. Il continuait de dévisager la condamnation imminente qui aplanissait l’horizon au nord-ouest. Silencieux, incapable de trouver une solution.

Parce qu’il fallait fuir. Parce qu’il fallait leur échapper. Parce qu’il ne fallait pas que toute cette épreuve et tout ce bain de sang n’aient servi à rien.

Margar soupira bruyamment, et puis prit la parole d’une voix morne et désabusée.

« Quand j’étais moins vieille, il m’est arrivé un paquet de fois de partager mes repas avec des Guerriers. Je venais dans leurs villages, je passais quelques mois là, et puis je repartais. J’essayais de trouver d’autres scientistes. D’autres fous comme moi. Mais tout ce à quoi je parlais, c’était des Guerriers qui m’auraient passée au fil de l’épée s’ils avaient su que je sais tout ce que je sais.

» Et parfois, c’était trop lourd pour que j’arrive à me lever le matin. Je restais avachie sous ma tente, avec l’impression que je portais tout le poids du monde, toute seule. Que je resterais aussi seule à jamais, et que je mourrais sans avoir parlé sincèrement à une seule personne. Que quitte à finir comme ça, déracinée depuis des décennies, je pouvais aussi bien m’épargner la vieillesse ou l’angoisse et me tirer sur-le champ.

» Alors je sais comment tu te sens. Et tu baisses les bras beaucoup trop tôt. Reprends-toi, Guerrier. »

Il se retourna. Lentement. Incrédule, bien conscient qu’elle l’insultait, incapable de prendre la mesure de ses mots, de décider de ce qu’il convenait de répondre. La scientiste avait pivoté à un moment, avait posé son dos et ses coudes sur la rambarde et le scrutait d’un petit air supérieur.

Elle maniait les mots et les concepts et n’avait besoin d’aucune arme autre que sa langue. Cela, il le savait depuis le premier jour, et pourtant il l’avait oublié.

Eh bien. Il ne lui ferait pas la grâce d’un baroud d’honneur, parce que trop de choses pesaient sur son esprit pour cela. Non : il était temps d’accepter son sort et de tirer sa révérence.

« Cesse, ordonna-t-il en posant la main sur la garde de son épée. Cesse ton chant. Le monde t’a assez entendue. »

Parce qu’il était lié à cette épée, depuis dix ans, il pouvait sentir un vague ersatz du chant, au bord de sa conscience. Et il était bon de le sentir s’interrompre, de cesser de percevoir sa propre image partout où il posait le regard.

« Pas la force de continuer ? persiffla Margar. Après tout ce que j’ai entendu sur toi et tes siblings, je t’avoue que ça me déçoit un peu.

— S’entêter à un combat perdu est comme tailler ses propres veines, grommela Onis. C’est verser du sang en vain. »

Aux moins, les proverbes ne demandaient pas de réfléchir à quelque chose de bien dit, et il en connaissait assez pour un moment.

« Et la cause d’Aixed, elle est perdue ? Ose me dire qu’elle n’a pas versé de sang en vain. »

Était-ce de l’irritation qu’il percevait chez la scientiste ? Oui ; ses yeux lançaient des éclairs. Et quelle importance cela avait-il, qu’elle n’aime pas ce qu’elle entendait ?

« Sa lame crée sa voie là où il n’y en a aucune à trouver.

— Une lame sert à trancher un chemin dans le lard, il me semble. Dis-moi, tu es conscient qu’après ça, elle va se faire bannir de la même façon que toi quand elle rentrera à Yspèri ? »

Onis haussa un sourcil, hésitant à prétendre que la justice obtenue pouvait faire pardonner les erreurs commises pour elle. Sur quoi Margar se basait pour affirmer ça était un mystère complet, mais il était fort possible qu’elle ait raison — elle avait profané la Cité d’Antan et massacré des innocents, et le Renégat doutait que sa tête suffise à la dédouaner.

« Elle a déjà perdu, insista Margar. Elle le sait. Elle s’en fout. Elle continue de te courir après, juste parce qu’elle a commencé le boulot et qu’elle va le terminer peu importe combien de bavures il faut. J’imagine qu’à sa place, je ne m’emmerderais même pas à rentrer. Elle a tout perdu et elle ne cherche à te détruire que parce qu’elle refuse de te laisser t’en tirer quand elle a droit à un échec aussi honteux.

— Ça, je n’y crois pas.

— Tu as dit toi-même que tu ne la connais pas. Et quant à toi, qu’est-ce que tu as perdu ? »

Tout, peut-être ? Son honneur, ses siblings, son maître, son village, ses rêves, sa vie ? Il se retourna froidement et posa de nouveau son regard sur le campement lointain. Il pouvait à peine en distinguer la présence à cette distance, mais il en était sûr : là-bas, treize Guerriers se préparaient à venir le cueillir. Ils seraient bientôt là.

« Lâche, cracha Margar. Très bien, je m’en charge. Tu as perdu ton maître parce que tu étais trop naïf pour voir qu’il mourrait un jour. Tu as perdu ton Ordre parce que tu étais trop faible pour tuer un enfant. Tu as perdu ta sœur, en particulier, parce que tu n’as pas osé l’accuser quand elle a tué le chef Eldan, parce que tu n’as pas osé briser son fanatisme et lui faire voir le monstre qu’elle était devenue. Et maintenant, tu vas crever comme un bon à rien. »

Onis baissa la tête — si elle cherchait à le mettre en rogne, c’était une franche réussite, mais chacune de ces accusations était méritée, et il savait depuis longtemps qu’il ne pouvait pas laisser la colère penser à sa place. Il avala les injures et les reproches, et se força à admettre que pas un seul n’était injustifié.

Mais Margar reprenait déjà la parole quand il voulut lui faire face pour lui rétorquer qu’elle avait raison et qu’il n’y avait rien à y faire, et son ton soudain suave et hypocrite parvint à le bloquer dans son élan.

« Il y a une seule chose que tu n’as pas perdue, et c’est ton honneur, parce que tu as toujours fait ce qui était juste à tes yeux et que tu n’as jamais levé la main sur un innocent. Alors permets-moi de te signaler que si tu laisses les autres excités regagner je-ne-sais-quel sens vos épées vous donnent, tu condamnes aussi les autres survivants qui se sont planqués comme nous. »

Elle fit une pause d’un instant qu’il ne parvint pas à combler — il y avait vraiment d’autres survivants ?

« Alors le choix, au final, c’est ça. Ou bien tu meurs en ayant trahi tout ce que tu es, ou bien tu meurs en ayant cherché à rendre le monde un peu meilleur jusqu’à la fin. »

Il eut un rire nerveux, incrédule. Pendant un instant, il avait cru qu’elle allait sortir un discours motivant de nulle part.

« Je reconnais que le choix est plus difficile pour toi, termina Margar. Moi, j’ai seulement le choix d’être polie jusqu’à la fin ou bien de mourir telle que je suis, alors que toi, tu dois décider si tu es capable de souffrir en silence quatre jours de plus pour donner quatre jours de répit à des gens que tu n’as jamais rencontrés. Ha ! C’est toujours les héros qui ont le droit aux choix les plus ingrats ! »

Le Renégat croyait comprendre ce que Margar avait en tête. Elle avait attisé sa colère, avec plus d’efficacité que pratiquement tout ce qu’il avait vu jusque-là, et tentait de s’en servir pour le forcer à reprendre le combat et à mourir la tête haute.

Et qu’est-ce qu’il aurait été satisfaisant de lui briser le nez et d’effacer ce petit sourire empreint de supériorité derrière un filet de sang.

Onis pivota une fois de plus, fixant de nouveau son regard sur l’Arbre et sur les promesses de meurtre auxquelles il donnait de l’ombre. La colère était mauvaise conseillère. Elle était aussi une motivation puissante.

« Chante, souffla-t-il. Chante pour moi, et que le monde t’entende. Je ne mourrai pas comme ça. »

L’épée éleva la voix de plus belle, ravie de pouvoir de nouveau proclamer la grandeur du maître qui avait conquis son cœur. Et un aboiement de rage monta du sable en réponse, haineux et passionné, beaucoup trop proche.

Elle n’avait pas perdu son temps, non.

Margar bondit aussi tôt en avant, attrapa vivement le bras d’Onis et le traîna sur deux pas avant qu’il ne réagisse à son tour. Ils s’engouffrèrent dans l’escalier et le dévalèrent sans se soucier de se briser le cou — la descente rappela fugacement à Onis les couloirs de la Forteresse désormais effondrée.

La scientiste ne pensa pas à le lâcher avant d’avoir atteint le rez-de-chaussée, et il lui agrippa immédiatement le bras en retour. Surpris par leur agitation, le Démon releva la tête du tas de sable où il se prélassait, et il lâcha un couinement étonné quand son maître l’attrapa de sa main libre.

Il se souvenait de cette façade aux colonnes rondes, craquelées par le temps, et il invoqua ce souvenir à l’exclusion de toutes ses autres pensées.

Le vortex d’ombres familier les engloutit tous les cinq, les humains, le Démon et les épées, et malgré la présence rassurante de la sienne, le bras de Margar se tendit violemment en contemplant les mirages noirs dans lesquels naviguait l’épée d’Onis.

Ils émergèrent pêle-mêle dans le sable, devant la façade noire, et le Renégat porta la main au manche de son épée. Elle était alerte, inquiétée par l’urgence qu’elle avait lu dans l’esprit de son maître et prête à se battre pour lui. Elle voyait déjà les autres esprits alentour, et leurs maigres flammes violettes se superposèrent à la vision d’Onis.

Dans le lointain, Aixed hurla de nouveau. Elle avait été si proche de le coincer, et voilà qu’il s’enfuyait et qu’elle n’avait pas réagi assez vite pour voir où il fuyait. Mais il n’y avait que trois Guerriers avec elle : le reste devait se préparer à une embuscade.

L’épée étendit ses perceptions, sans mal, et la vision de Margar et du Démon qui se relevaient avec une confusion commune due à la Hantise surprise sembla plus irréelle à Onis que les ombres qui se renforçaient autour de lui.

Il y avait bel et bien des survivants ; il discerna leurs souffles vacillants, éparpillés çà et là, et son attention fut attirée un instant par une paire qui partageait le lien le plus fort qu’il ait jamais vu, une chaîne iridescente et presque aussi tangible qu’eux deux. Puis il les vit : huit Guerriers, l’objet de sa recherche.

Huit Guerriers quittant le village vers l’ouest, à petite allure, portés par neuf Démons ; et le neuvième portait un corps qu’aucune flamme n’animait, et une épée qui exhalait encore une terreur poisseuse.

« Il faut qu’on disparaisse, annonça Onis en attrapant la tente que Margar avait gardé sur elle depuis qu’elle s’était levée. Je ne nous ai pas amenés loin, et Aixed peut nous repérer à chaque fois que je fais ça. Mais j’ai vu le campement, et il y a huit déserteurs et un mort.

— Un mort ? Je croyais qu’ils n’avaient perdu personne dans l’attaque ?

— Ils étaient treize hier soir. Je crois que l’un de tes survivants a choisi d’aller chercher une mort douloureuse.

— Je ne veux pas avoir à te dire ça, mais regarde le bon côté des choses…

— Oui, la coupa Onis. Il n’y en a plus que quatre derrière nous. Je sais. »

Ils s’enfoncèrent à la hâte dans les ruines, le Renégat agitant la tente derrière eux pour atténuer leurs traces.

***
« Qu’est-ce que c’était que ça ?

— Je ne sais pas, mais ils sont tout proches ! Il faut qu’on dégage d’ici ! »

Omani lança la tente à Siebtze et ramassa la hache qu’il avait posée contre un mur après avoir pratiqué avec la veille au soir, et ils se ruèrent dans l’escalier avec Lanius sur les talons. Et puis la réalisation le frappa.

« Siebtze ! S’ils ont trouvé Onis, il doit être tout près !

— Bien vu ! Il faut essayer de rester aussi proches que possible pour avoir une idée d’où on doit chercher cette nuit ! »

Lanius roula les yeux dans ses orbites métalliques. Quand est-ce que ces deux abrutis comptaient dormir, dans tout ça ?