Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Jusqu'à ce que les vagues cessent de nous bercer de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 08/11/2022 à 19:36
» Dernière mise à jour le 18/01/2023 à 18:45

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 13 : Poussières dans le vent
Ils s’étaient réveillés tôt, quand le ciel commençait à peine à s’éclaircir, et avaient excavé leurs Démons du sable avant de les secouer jusqu’à ce qu’ils consentent à délier leurs membres et à passer la tête dans leurs fontes. Ils avaient levé le camp avant l’aurore et s’étaient élancés en un nœud compact, prenant progressivement de la vitesse pour laisser les dragons s’échauffer.

Maintenant, le soleil pointait à l’horizon chaque fois qu’ils passaient une crête, et la flèche chargeait à une allure soutenue, chaque pas remuant les Guerriers comme des sacs d’os. Les patrouilles, celles dont ils s’étaient autant approchés qu’ils l’avaient osé la veille au soir, se réveillaient à peine, et leurs Démons et leurs épées pourraient sentir cette flèche qui avait débuté son attaque à la faveur de la nuit. Les gardiens de la Cité d’Antan savaient que douze mille ans de tabou seraient brisés avant que le soleil n’ait fini de se lever, et aucun n’était assez proche pour empêcher le sacrilège.

Ils avaient passé le point de non-retour. Ils ne pouvaient plus rien faire d’autre que rentrer à Yspéri avec les têtes de tous les Renégats qui s’étaient abrités dans les ruines, et leurs mains pleines du sang de quiconque leur tenait compagnie. Ils ne pouvaient que mettre les Maîtres devant le fait accompli.

Aixed était satisfaite de sa flèche. Il avait fallu prendre le temps de les persuader et de vaincre les réticences, mais ils courraient maintenant d'un même pas. De même que leurs Démons : la formation, serrée, s’appuyait d’un seul bloc sur le sable, et cette meilleure prise lui permettait une vitesse qui aurait épuisé un coureur solitaire. Non, aucun de ses siblings n’hésitait plus. Ils guidaient leurs montures avec fermeté et assurance.

Ce n’était pas le fracas tonitruant d’une colonne, mais cette flèche transperçait le sable avec assurance et laissait derrière elle un sillon largement ouvert, une blessure dans le sable qui viendrait bientôt se planter dans le cœur de la Cité d’Antan.

Les ruines s’étalaient devant eux, bien visibles maintenant. Une étendue désolée de monuments gris et noirs, de matériaux anciens et étrangers. La ramure d’un Arbre aux couleurs rares, au centre, étendant son ombre. Elle repéra une large avenue rectiligne à quelques dunes de distance, et incurva la course de la flèche pour s’y engouffrer.

Les treize Guerriers s’élancèrent dans la ligne droite sans un regard pour le soleil qui perçait par-dessus le sable.

La Cité d’Antan n’était pas aussi impressionnante que les légendes le racontaient. De loin, ce tas de ruines salies semblait impénétrable, mais en filant à vive allure entre les façades décaties et les piliers de pierre, les treize Guerriers ne virent pas un mouvement, pas un signe de vie, rien que de vieilles reliques.

Ce fut Pradden qui la remarqua la première. Elle dégaina sa propre épée et tenta une attaque en catastrophe, mais le Spectre planté dans le sable était déjà en train de crier, un hurlement perçant qui ne se propageait pas dans l’air et qui fit spontanément éclater la flèche.

« Ignorez-le ! tonna Aixed. Ils savent qu’on arrive, alors tombez-leur dessus avant qu’ils ne s’organisent ! »

La poignée d’épées qui avaient été dardées regagnèrent le dos de leurs propriétaires, les Démons reprirent leur course. Sans restreindre leurs foulées, cette fois.

***
Older s’était levé avec l’aurore, comme il le faisait de plus en plus souvent depuis quelques temps. L’âge s’installait lentement dans ses os. Bientôt, il lui faudrait laisser derrière lui le petit coin de paix qu’il avait trouvé à Dregahi.

Il sortit fureter en dehors de sa tente, profiter de l’atmosphère fraîche du matin. Il y avait quelque chose, ici, qu’il ne retrouvait pas dans les autres villages. Peut-être était-ce l’odeur poussiéreuse qui échappait parfois aux ruines, ou sans doute le cocon dans lequel les vieux bâtiments enserraient le village. En tout cas, il y aimait bien le matin, et il y aimait bien le soir.

Le Renégat fit le tour des tentes, d’un pas mesuré et discret. Oh, il y avait plus de choses à entendre le soir, mais il lui était arrivé de récolter quelques mots le matin. Il aimait bien les gens d’ici. Plusieurs auraient pu être ses enfants, si les Guerriers avaient su s’arrêter de courir et fonder une famille.

Il tendit l’oreille en passant devant la tente de la jeune femme au compagnon muet. Bonne pioche ; ils parlaient, comme la veille, et ils ne parlaient pas le langage du désert. Older s’éclipsa discrètement. Ils n’avaient pas besoin de savoir qu’il aimait bien écouter ce drôle de langage roulant au chant rapide et modulé. Ils étaient venus chercher leur dernier refuge à Dregahi, et le vieil homme ne voulait pas les importuner.

Il aurait donné cher pour connaître leur histoire, mais il saurait être patient. La mort lui laisserait bien quelques années, et les étrangers finissaient toujours par s’ouvrir aux habitants qui les avaient accueillis. Le village enclavé de la Cité d’Antan était un cul-de-sac, une tombe de sable recueillant le lait tourné. Les gens finissaient toujours par y raconter leur histoire et le voyage qui les avait conduits chez les rejetés. Oui, les deux jeunots finiraient par se détendre et par vider leur sac. Peut-être quand l’amour leur aurait un peu adouci le caractère ? Older le verrait un jour.

Et il en irait de même pour le Guerrier et la scientiste. Eux étaient bien plus à l’aise avec eux-mêmes, ils avaient bien conscience qu’aucun tabou et aucun non-dit ne pouvait survivre à Dregahi, mais ils avaient quand même la réserve des gens n’ayant jamais accordé leur confiance, et—

Le cri cisailla le monde, traversant l’air et la matière. Une vrille perçante. Sinistre, et Older tiqua.

***
L’épée appelait ! L’épée du vieil Older — Atkantsa sortit la tête du sable et referma ses yeux qui rêvassaient. Le sens de la foudre était inutile ici, dans le gros tas d’acier où des bouts de cuivre grésillaient encore comme des poignées de petits soleils, mais cela faisait longtemps qu’Atkantsa se fiait surtout à son odorat. Lui aussi peinait un peu avec l’odeur de tous les humains, mais ça restait le meilleur choix.

Il ne semblait pas y avoir de vent. L’Écaille de Tonnerre se concentra, inclinant la tête par ici et par là. Pas de vent, c’était aussi bien. Il ne capterait qu’un fumet lointain qui serait noyé sous la sueur et la poussière et le parfum élégant de Vieux Grand Arbre, mais au moins, l’odeur ne serait pas en train de se carapater à tire-d’aile.

En fin de compte, il les repéra à l’oreille, malgré la panique qui prenait ses quartiers autour de lui. Parce que les étrangers faisaient plus de bruit. Ils courraient en meute serrée, au moins six, et ces enflures allaient vite.

Eh bien, ils seraient quand même en retard. Atkantsa se débarrassa souplement du cocon de sable qui lui avait tenu chaud pour la nuit et s’élança à petites foulées dans cette rue-là. Oh, il aurait peut-être dû attendre La Seule Femme et Malikar la Précieuse, mais comme ça il pourrait prendre plus de risques sans les mettre en danger.

Une petite pointe ? Allez, une petite pointe.

***
« Ils viennent de l’ouest ! Ils viennent de l’ouest, tirez-vous de là ! »

La lance était encore là où Older l’avait laissée des mois plus tôt. Elle ne le sauverait pas et il le savait. Elle ne pouvait que lui donner une direction. Les villageois autour de lui, qui passaient la tête par leurs tentes et regardaient autour d’eux avec stupeur, ils n’en avaient aucune.

Personne n’avait jamais quitté Dregahi. Il n’y avait nulle part où aller.

« Foutez le camp ! Cassez-vous tous, par tous les dieux, ils seront bientôt là ! »

Il ne tenterait pas de sauver sa vieille carcasse, elle n’en valait pas la peine. Mais s’il pouvait en protéger un seul, et donner à quelqu’un le temps de disparaitre, il pourrait quitter cette vie en paix.

***
Jajriza vit la queue battante d’Atkantsa disparaître dans la grand-rue de l’ouest, et elle le maudit de tous les noms. Le sale con ! Courir vers l’ennemi comme ça, foutre en l’air leurs décennies de complicité ! Et tout ça pour quoi ? Il voulait mourir pour lui donner une chance de se casser ? Espèce d’enfoiré de lézard égoïste !

« Malikar ! gueula-t-elle en se retournant à moitié. Malikar, sors de là immédiatement !

— Maman, qu’est-ce qu’il se passe ?

— T’as pas le temps de faire cette saloperie de nœud, viens ici ! »

Elle ne pourrait pas retrouver Emtere dans le labyrinthe de tentes, elle ne pouvait pas prendre ce risque. Mais ses bâtards dégénérés de siblings n’auraient jamais Malikar.

La Renégate attrapa sa fille et la souleva comme un sac, grognant à peine sous sa vingtaine de krammes, et s’élança vers le nord à grandes foulées. Les petits bras qui lui avaient fait des centaines de tresses se refermèrent sur son cou et serrèrent, et Jajriza accéléra. Elle n’eut pas une pensée pour l’épée et pour l’amant qu’elle abandonnait quelque part derrière elle, et qu’elle ne pouvait pas sauver.

L’Ordre entier pourrait venir la chercher aussi loin qu’il le voudrait, elle allait lui chier à la gueule !

***
Onis laissa son épée se dénouer de son dos et en agrippa le manche avec douceur et fermeté. L’épée que tu tiens est un oiseau. Empêche-le de s’échapper et n’écrase pas son souffle. Il se leva et marcha posément hors de la tente, serein. Sa sœur était venue le chercher jusqu’ici. Mais lui était venu ici pour mourir. Eh bien, elle ne voudrait sans doute pas le laisser partir sans qu’il ne la défie une dernière fois. Il lui donnerait satisfaction et s’en irait en sachant qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait.

« Onis ! rugit Margar. Lâche cette épée et aide-moi à replier la tente !

— Réfléchis douze gondes ! C’est la fin, scientiste, il n’y a rien à faire !

— Si ! Remballer la tente et se planquer dans les ruines ! Demande à ta dragonne de lever une tempête de sable !

— Les Démons peuvent sentir leurs proies à distance ! Et les épées aussi !

— Ça s’appelle la perception magnétique et avec un peu de chance cette ville de merde contient encore assez de métal pour la brouiller, alors débrouille-toi pour les épées et aide-moi avec cette foutue tente !

— Par tous les dieux, Margar, ne me dis pas que tu comptes parier ta survie sur la chance ! »

Elle le regarda avec un air vaguement surpris, pas le moins du monde remuée.

« Si, pourquoi ? »

***
« Tout va bien, mon grand, ça va aller… »

L’Excavarenne couina nerveusement et posa sa tête dans le giron de Siebtze. Il avait beau être capable de la soulever et de la déchirer sans remarquer que la colonne vertébrale résistait un peu, ce n’était qu’une grosse bouboule apeurée et qui n’osait pas quitter le cocon rassurant de son troupeau.

D’un autre côté, les autres Lapins le regardaient avec envie. Il en avait bien de la chance, ce gaillard-là, d’avoir une maîtresse humaine qui était prête à se servir de son intelligence affreuse et sournoise pour le protéger. Ils devenaient quoi, eux, avec leurs maîtres qui paniquaient et courraient partout ? Les prédateurs prendraient la place des anciens maîtres et puis il n’y avait qu’à espérer qu’ils n’auraient pas faim.

À force de le cajoler, Siebtze arriva à convaincre l’Excavarenne de lever ses pattes et de la suivre. Il la collait tellement qu’il aurait aussi bien pu lui étreindre la taille de ses oreilles, ce qui lui aurait probablement brisé le bassin. Mais il avait appris qu'il fallait être prudent en touchant les humains, et il faisait encore attention. Ce n’était pas plus mal. Elle en avait quand même un peu bavé pour obtenir la boule de poils, il aurait été ignominieux de finir ses jours à agoniser dans le sable avec un Excavarenne qui lui arrachait la peau en essayant de la réveiller avec de gentilles léchouilles.

***
dix onze douze treize Ah, ils étaient treize ! Eh bien, ça allait faire un peu mal, et puis voilà tout. Atkantsa roucoula joyeusement et traça la pointe de sa vie vers les Écailles de Tonnerre devant lesquels il venait de débouler par l’autre rue, là.

Les étrangers piaillèrent de surprise et s’égaillèrent dans le chaos le plus total. Oh, ils n’étaient pas trop mauvais, ils brisèrent la formation sans bavure et réussirent tous à l’éviter, mais — un deux trois quatre cinq six sept sept sept humains avaient lâché prise et volaient vers le sable. un deux un trois un deux un Trois parvinrent à disparaître juste avant de s’écraser, deux autres levèrent des Abris et un dernier fut rattrapé par son compagnon — joli coup mon pote —, mais Atkantsa eut la satisfaction d’en voir une s’écraser violemment par terre.

Oh, elle n’allait pas vite, tiens. Elle se relevait en roulant sur elle-même, mais elle titubait. Bon, elle devait avoir réussi à amortir sa chute, les épées avaient ce genre de tours, mais tant pis, Atkantsa était quand même fier de son coup.

La meneuse ? Un instant, mais d’où il sortait ce demi-tour ? Les humains ne pouvaient pas encaisser une manœuvre aussi rapide — épée en l’air pas le temps d’alimenter le bazar, ce serait sans doute malin de piquer une autre pointe dans ah oui cette rue existe.

L’Écaille de Tonnerre échappa sans mal aux griffes de son congénère, mais l’épée de l’humaine trouva le moyen de lui larder un peu l’aileron au passage. Même pas une bonne cicatrice. Par contre Atkantsa n’aurait peut-être pas l’occasion de terminer le travail vu le bolide qu’il avait au train.

Ah voilà tiens encore une rue, autant tourner dedans.

***
Le Démon rata son virage en beauté et s’écrasa dans une façade, brisant la pierre dans un craquement tonitruant. Aixed ne s’était pas trompée ; il se faisait vieux et ses réflexes s’émoussaient. Un jeune Démon aurait été capable de garder une unique cible du regard en se jetant sur la flèche et de la déchiqueter malgré l’esquive en catastrophe.

Elle retint son propre compagnon. Inutile de s’assurer que le vieux roublard était mort. Les autres s’en chargeraient peut-être, elle avait bien l’intention de s’occuper des humains.

Ils retournèrent en quatrième vitesse dans la rue. La flèche avait à peine repris forme ; elle se contenta d’agiter le bras sans rien dire, et ils se précipitèrent à nouveau vers l’Arbre tout proche.

***
Jajriza s’arrêta de courir le temps de vérifier qu’on ne la poursuivait pas. Elle était à bout de souffle et son cœur dansait comme s’il avait tous les flûtistes du monde pour lui mais la douleur dans ses membres ne l’atteignait pas. Elle pouvait faire ça toute la journée.

La rue était vide et là-bas, par-dessus les toits effondrés, une tempête de sable s’élevait lascivement sur Dregahi. Pas une déferlante comme les provoquaient les charges de Démons, non, une colonne calme et tourbillonnante qui s’étendait tranquillement autour du tronc de l’Arbre.

Qui était le crétin fini qui avait levé ce truc ?

Jajriza chassa la question de son esprit et reprit sa course échevelée. Elle avait un plan. Elle allait se trouver un bâtiment bien paumé et s’enterrer dans le sable avec Malikar. Elle ne pouvait pas fuir dans le désert ; elle condamnerait sa fille. Alors il fallait espérer que les Guerriers ne s’emmerderaient pas à ratisser l’intégralité de cette gigantesque tache de ville fantôme.

Elles retourneraient à l’Arbre quand elles n’y tiendraient plus et boiraient l’eau qui sourdait entre ses racines, comme des animaux. Ça valait mieux que de crever en traîtresses.

***
Omani se rua dans la porte entrebâillée, se fraya un chemin entre les meubles rongés et pourris et les cloisons tombant en lambeaux dans leurs cadres squelettiques. Là, ce trou dans le plafond entre deux poutrelles — avantage tactique d’être dans les étages, plus la chance infime pour qu’un Guerrier habitué à une vie nomade n’ait pas l’idée de grimper ou de chercher un escalier. Il bondit, agrippa l’acier inoxydable et faillit glisser sur l’épaisse couche de poussière, et puis se hissa d’un mouvement svelte et atterrit allongé sur le plancher de l’étage.

Pièce défendable, grande, bonne visibilité, vérifier l’absence d’accès derrière le comptoir plaqué de chrome, de chrome, bon sang.

Le soldat leva ses mains aux doigts noircis à son visage et sentit les larmes lui échapper. Tout ce métal. Toute cette foutue richesse, la décadence dispendieuse qui pouvait construire ses cités avec des poutrelles en inox et des encadrements de fenêtres en aluminium, et la misère crasseuse et sourde de Mazaïkan. C’était une chose de savoir que l’Ancien Monde avait été riche à en crever, c’en était une autre de dormir dans une de ses villes abandonnées, et c’était pire hors de toute mesure de saisir cette poutrelle qui valait mille fois plus que tous les gages de sa vie et de faire une putain de traction dessus.

Le soldat leva les mains à son visage et pleura, écrasé par les prodiges de ses ancêtres oubliés.

***
La Guerrière avançait avec de grandes foulées exaspérées, sa rage se ruant par tous les pores de sa peau et imbibant l’air autour d’elle. Older avait l’impression de voir l’air se tordre autour de sa silhouette esquissée dans cette maudite hérésie de tempête de sable.

Il bondit et darda sa lance — raté ; elle l’avait vu et para au poing.

L’épée mordit largement l’air et Older passa souplement dessous, ravalant un juron en sentant son dos le pincer avec sadisme. Ça n’allait pas l’arranger, mais il avait l’avantage d’une arme plus légère et rapide. Elle allait voir ce qu’elle allait voir, la gamine.

***
Le Démon leva la tête, sonné. Ses beaux yeux jaunes se dessillèrent et ses iris se contractèrent, précisant l’image qu’il voyait devant lui. Il l’avait sans doute reconnue.

Pradden leva son épée et rassembla dans son cœur toute la honte qu’elle avait ressenti en mordant la poussière. Ce petit vicieux l’avait joliment ridiculisée devant la légende vivante qu’elle était fière d’appeler sa sœur, et l’épée réagit à son amertume par un halo noir et meurtrier.

Il vit le geste ébauché, mais ne fit rien. Son dos était plié, raide, il devait avoir au moins une paire de côtes déchaussée même si ses vertèbres avaient survécu. Il la regarda calmement, parce qu’il avait joué et perdu, et qu’un Démon des Sables incapable de prendre un virage sans se viander dans le versant de la dune ne pouvait plus espérer récolter la moindre gloire.

Elle allait le tuer, oui.

« Dégage, souffla-t-elle. Fous le camp. »

Il inclina la tête, indécis, et les ombres qui entouraient l’épée perdirent en intensité.

« Retourne dans le désert. Je ne veux plus te voir. »

Elle se détourna d’un mouvement amer. Elle aurait dû le tuer. Ça aurait peut-être été plus clément, il mourrait d’ici quelques années de toute façon. Mais…

L’épée bourdonna doucement, et puis entama un chant dans une langue perdue, une mélopée lente et profonde. Pradden n’arrivait pas à saisir l’émotion qui y transpirait, mais ce n’était pas important. L’épée était d’accord avec son geste.

***
L’enfant pleurait. Lanius n’avait jamais trop été ému par les larmes des humains, il avait du mal à accepter l’idée que cette faiblesse ne les dévore pas de l’intérieur mais au contraire, reforge leurs lames émoussées. Et ce n’était pas bien différent, il ne comprenait pas l’intérêt. Il devinait que tout le métal qui chantait joyeusement alentour était la cause du chagrin de l’enfant — d’Omani, il s’appelait Omani — et il ne compatissait pas le moins du monde à sa souffrance.

Mais il n’en comprenait pas la cause. Et cela l’intriguait d’une façon qui ressemblait bien à de la pitié. Ce n’était pas un secret qu’il y avait du métal dans le désert, le peu qui restait des richesses prodigieuses de l’Ancien Monde. Tous les aciers que les Anciens avaient laissé sur la côte avaient rouillé depuis belle lurette, mais le désert avait su préserver les siens. Omani aurait dû s’attendre à trouver du métal ici. Alors pourquoi était-il si triste ?

Le Scalpion s’avança silencieusement et tendit les bras. Il eut un instant d’hésitation — il aurait fallu agripper cette main humaine, de préférence avec des doigts — et puis inséra doucement la lame qui lui servait de main sous le poignet de l’enfant.

Et puis lorsqu’il fut sûr de sa prise, ses deux lames serrées sur le poignet d’Omani, il le souleva en s’efforçant de ne pas le blesser et porta sa main jusqu’à la Poké Ball dissimulée dans les replis de son vêtement.

Voilà. Comme ça, même si l’enfant oubliait sa mission, il penserait peut-être à se défendre si besoin. Saïyenn prendrait soin de lui ; la Léviator était franchement gaga de son humain, mais Lanius respectait sa puissance brute et sauvage. Elle avait un gamin dont prendre soin, et elle boufferait tout ce qui se dresserait sur son chemin avec la violence dont seule une mère était capable.

Pas que ça aurait dérangé Lanius que l’enfant se fasse tuer s’il n’avait pas été important.

Il s’éclipsa comme il était venu, sans qu’Omani ne remarque sa présence. Il n’aimait pas les démonstrations de faiblesse en général, mais alors les larmes, elles risquaient carrément de faire rouiller sa cuirasse. Il n’y avait que pour celles de Siebtze qu’il ferait une exception.

***
Le Lapin-Sapeur était fou de peur, la bave aux crocs. Il chargea droit sur elle, évidemment. Elle avait à peine eu le temps de briser le dos du vieillard, et voilà qu’un Lapin décidait de la transformer en charpie. Ça pour une belle journée.

La colère avait toujours rendu son épée plus forte. Elle laissa le Spectre boire la lie qui bordait son cœur, et puis elle la guida et elles tracèrent ensemble un arc de cercle bleuté et mortel. Le Lapin-Sapeur s’effondra dans le sable, sur le dos, le crâne réduit en pulpe.

« Onis ! » éructa-t-elle.

Il serait temps de passer aux choses sérieuses.

***
« Onis ! »

Le hurlement vola dans l’air et rebondit sur les murs, faisant trembler les murs et délogeant des rais de poussière du plafond.

« Ignore-la, conseilla Margar.

— Pff. Comme si j’allais changer d’avis et lui dire deux mots. Pff.

— Je sais jamais. Il y a des gens si obstinés.

— À quel moment ce chtaar est censé rendre ça facile de monter en haut ?

— Tais-toi et grimpe. »

***
« Onis ! »

Rakrit sursauta. C’était une voix humaine, ce grondement sourd ? Ces résonnances graves ?

Bah. L’Alchimiste ramassa son couteau en os tombé au sol et se remit à la tâche. Il avait presque foré l’écorce jusqu’au bois. Encore un peu, un tout petit peu, et il pourrait appliquer le poison et condamner Dregahi.

L’Ordre pouvait venir, avec cent et mille Guerriers s’il le voulait. Un Arbre à contes était certainement un adversaire assez formidable pour eux, à la mesure des seuls dieux. Non ?

Non ?

***
C’était des… Il y avait quelqu’un dans les étages ! Comment était-il grimpé là-haut ?

Bah, c’était sans importance. Jatketza héla son Démon.

« Hey ! Heeyeey ! Le mur, là ! Brise-le ! »

Il devait trouver que c’était une drôle d’idée, mais il obtempéra sans un instant d’hésitation. Il s’approcha, évalua sa cible ; il renifla et mordilla. Et puis il recula d’un pas et se mit à agiter ses membres en rythme, de grands tremblements ponctués de claquements d’os qui accéléraient et se renforçaient de gonde en gonde.

Le Démon se jeta sur le mur et le brisa, et un hurlement explosa par-dessus le grondement de tonnerre du Séisme.

« Onis ! »

Jatketza sentit un frisson lui descendre le dos. Aixed. Cette femme le terrifiait, bons dieux. Il n’avait aucune envie d’être ici, de tuer des adultes et des enfants sans distinction et de fouler un sol maudit, mais il n’avait pas osé aller contre la volonté d’Aixed après avoir vu la flamme glacée qui brillait au fond de ses yeux morts. Elle était obnubilée par sa vengeance et Jatketza aurait bien aimé se terrer dans un trou et ne plus jamais entendre parler d’elle. Si seulement cette attaque pouvait être finie, si seulement il pouvait retourner à Yspéri et ne jamais recroiser cette Démone des Sables à forme humaine !

La façade s’écroula maladroitement, ses pans tombant les uns sur les autres sans aucune cohérence, et le Guerrier entendit un cri étouffé à l’intérieur.

***
Il vit le sable onduler en arabesques rugueuses. Il entendit les cris des mourants et le fracas des épées dont l’acier cherchait la chair. Il se précipita en avant, tout guilleret, la femme sur son dos s’accrochant comme elle pouvait.

Ce chaos, cette confusion, ce sang qui emplissait l’atmosphère d’odeurs entêtantes ! Il n’avait pas encore trouvé une autre Écaille de Tonnerre, mais ça ne tarderait sûrement pas, il allait gagner de nouvelles cicatrices et se rapprocher un peu plus des vétérans couturés.

Sa cavalière se raidit soudain, et il entendit le bourdonnement insidieux de la Chose qu’elle portait sur son propre dos avant de voir quoi que ce soit. La tempête de sable retint son souffle, suspendue, et dans le cocon de protection et de lâcheté il vit tomber les feuilles de l’Arbre.

Comme elles tombaient bien ! Elles étaient vives, elles fendaient l’air dans un sifflement menaçant, et elles se plantaient dans le sable ou dans le cuir avec un bruit mat. Il piailla de réjouissement. L’Arbre y mettait du sien !

Alors il se débarrassa d’un roulement d’épaules de la lâche femme sur son dos, et il dansa sous les branches de l’Arbre, heureux et comblé, les griffes et les écailles dégoulinant de sang, le sien et celui de toutes les proies et de tous les rivaux qui lui passaient sous la main.

***
Et Rakrit fut le premier à mourir. L’écorce de l’Arbre s’ouvrit comme une gueule autour de la plaie qu’il avait percé et un buisson de radicelles l’engloutit et l’enfourna à l’intérieur, trop surpris par la douleur de son poison qui rongeait sa propre peau pour crier.

***
« Eh ben mon couillon.

— Tu l’as dit. Elle a bien grandi, la protégée du vieux croûton…

— Tu penses qu’elle a prévu tout ça ? Tu penses qu’elle savait que ça arriverait ?

— C’est une de ces salopards d’Attentifs. Elle a forcément quelque chose à voir là-dedans.

— Je sais pas, c’est tellement soudain… Enfin, on ferait sans doute mieux d’en discuter au calme. Tu es prêt à nous téléporter ?

— Oui. Viens, on s’arrache. »

***
Elle tomba nez-à-nez avec la silhouette qui émergea des bourrasques, le sable tourbillonnant autour d’elles deux et du Lapin-Sapeur qui l’accompagnait. Aixed allongea une botte hargneuse ; ce n’était qu’une distraction de plus entre elle et l’autre traître.

Mais son épée mordit le vide et une claque retentissante lui embrasa la mâchoire.

La Guerrière se remit immédiatement en alerte — elle avait baissé sa garde et si l’autre pouvait réagir plus vite qu’elle mieux valait assumer qu’une lame cherchait son cœur — mais le temps qu’elle musèle la surprise et corrige sa position ébranlée, la silhouette s’était reculée dans la tempête de sable et disparaissait, guidant son Sapeur à l’écart du danger.

Aixed jura et s’élança après elle. En temps normal, personne n’aurait pu lui disparaître sous le nez comme ça. Personne n’aurait échappé au regard perçant d’une épée. Mais tout ce qu’elle percevait aujourd’hui était la présence d’Onis, exacerbée, brûlante, et d’une façon ou d’une autre il parvenait à éclipser tout le reste.

Elle n’y voyait rien. Elle s’arrêta, haletant à la fois sous l’effet de la rage et de la confusion.

La femme et son monstre n’étaient nulle part en vue. Disparus dans le sable. Ils ne pouvaient pas être loin, et elle ne les retrouverait pas.

La haine lui serra le ventre, dure et brutale, et elle aurait pu hurler encore, si elle n’avait pas été si crispée.

***
Au bout de la rue, la tempête de sable se calmait. Margar l’observait avec un brin d’anxiété, accroupie derrière la fenêtre. Les Guerriers ne tarderaient sans doute pas à ratisser la ville, si du moins l’ampleur de la tâche ne les décourageait pas. Mais ils ne pourraient certainement pas le faire efficacement.

« On dirait que tu as eu raison, admit Onis. Ils ne nous ont pas encore trouvés.

— Ne crie pas victoire trop tôt, non plus. Je serais contente quand je les verrai fouiller les bâtiments.

— Et… ils ne nous trouveront pas ? Je veux dire, il y en a si peu qui aient encore assez de murs pour nous cacher…

— J’en ai compté une dizaine rien que dans la rue par laquelle nous sommes arrivés. Ça en fait bien quatre cents au total ; c’est beaucoup trop pour treize personnes. Soit ils les feront un par un en prenant soin de les encercler : on bougera de nuit pour investir ceux qu’ils ont déjà fouillés. Soit ils se séparent et on sort par la fenêtre quand quelqu’un entre par la porte.

— Ça peut vraiment marcher ?

— Non. Je m’attends à ce qu’ils oublient rapidement quels bâtiments ils ont déjà fouillé.

— Bah. On va devoir courir en permanence pour leur échapper un seul jour…

— Bienvenue dans ma vie ! »

La scientiste ricana en voyant l’expression désabusée du Renégat. Il y avait une certaine forme de justice dans tout ça, peut-être malsaine et perverse, mais juste quand même.

« Tu vas voir, rajouta-t-elle. Ils ne vont pas tarder à se rendre compte de l’ampleur de ce qu’ils essaient de faire. Je ne sais pas pour toi, mais je vais beaucoup m’amuser à les regarder. »

***
« Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? »

Siebtze aurait pu lui poser la même question, mais il valait sans doute mieux faire preuve de discrétion. Alors elle fit comme si le visage d’Omani n’était pas creusé sous ses yeux rougis.

« J’ai rencontré la Guerrière que je traque ! annonça-t-elle d’un ton guilleret. Je lui ai gentiment tapoté la joue pour la distraire pendant que je lui faussais compagnie. »

Le soldat écarquilla les yeux, plissant ses cernes.

« Tu l’as… giflée ? Mais enfin, pourquoi est-ce que tu ne l’as pas tuée ?

— Parce que c’était tellement plus satisfaisant, sourit Siebtze. Et parce que je préférerais vraiment avoir ton aide pour m’occuper d’une pointure comme elle. »

Le soldat laissa échapper un soupir bref et sarcastique. Il n’y avait pas mis beaucoup de cœur, mais le message était clair. C’était normal qu’il ne lui fasse pas confiance, à ce stade.

Et c’était une occasion inespérée que quelque chose ait fracturé sa carapace, dans cette pièce antique et nue. Alors Siebtze s’approcha et posa une main sur son épaule avec la familiarité d’une amie, ignorant complètement le raidissement dans son dos quand elle le toucha.

« Et puis je dois aussi t’aider à terminer ta mission, badina-t-elle. Maintenant, c’est plus moi qui ai besoin de toi que l’inverse. Un marché équitable.

— Un marché, reconnut Omani.

— Haha. Négociateur ergoteur, va… Je propose de les laisser s’énerver aujourd’hui. Si ça te convient, nous nous mettrons en chasse demain. »

C’était bien la première fois qu’elle lui demandait son avis, mais il ne releva pas.

***
Ses siblings la regardèrent avec appréhension quand elle déboula sur la place centrale. Beaucoup tressaillirent en voyant sa joue rouge et la noirceur de son regard. Tous avaient leur épée à la main, prête à riposter à une autre salve de feuilles de l’Arbre, et elle repéra cinq mains qui se crispèrent un peu sur leurs gardes.

Bien. Si elle pouvait intimider des Guerriers, un Renégat ne devrait pas poser problème, n’est-ce pas ?

Ils avaient fait tomber la tempête de sable, dévoilant le résultat de leurs efforts. Aucun d’entre ne manquait à l’appel, leurs Démons étaient tous là, et des corps gisaient çà et là dans le sable, certains brisés par des épées, d’autres lacérés par des feuilles ou des griffes. Décevant.

Aucun de ces gens n’avait mérité de mourir. Elle le savait. Elle s’était forcée à l’accepter, seule et perdue dans les bourrasques de sable où une proie lui avait échappée : ils auraient pu tous être des traîtres et des meurtriers, ils n’auraient plus jamais gêné personne. Elle ne cherchait qu’à en avoir un seul, au bout du compte.

Tous les morts étaient de son fait. De sa faute — elle en avait perdu le compte.

Eh bien, Gorbak aurait eu honte d’elle, et elle méditerait là-dessus plus tard. Quand la colère sourde qui crispait ses bras se serait calmée, si cela finissait par arriver. En attendant… Leur cible restait en vie. Elle pouvait sentir sa présence, comme tous le pouvaient : toute proche, hypnotique, bien trop sensible pour qu’elle puisse en deviner la direction.

Une torture raffinée pour ses poursuivants. Il était à portée de main et tout le monde le savait, mais rien n’indiquait où il se cachait. Il faudrait employer les grands moyens.

« Détruisez tout, ordonna-t-elle à sa flèche. Ne laissez aucun bâtiment debout. Je n’ai pas l’intention de jouer à cache-cache avec le Renégat. »

Ils hochèrent des mines sombres, conscients que c’était aller trop loin. Ils avaient déjà passé la limite, tous. Ils avaient accepté de mettre le pied ici, de venir purger le refuge des traîtres honnis, et ils avaient compris leur erreur quand ils n’avaient trouvé aucune résistance.

Et Aixed ne vit pas l’espoir d’un pardon qui murmurait encore faiblement dans certains cœurs. Elle ne vit que les siblings qui la soutenaient et suivaient son plan sans discuter, loyalement.