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Jusqu'à ce que les vagues cessent de nous bercer de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 01/11/2022 à 13:25
» Dernière mise à jour le 01/11/2022 à 13:25

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 12 : Là où meurent les traîtres
Le sable s’étendait en monticules, un fin linceul de poussière qui s’acharnait à tout engloutir. Pourtant, les squelettes sinistres des ruines survivaient encore, des chicots délabrés saillant çà et là de la poudre d’or. Les façades noires ou grises, dentelées et parfois trouées, étendaient une ombre chaude et moite sur les dunes prisonnières entre elles.

Par endroits, la hauteur du sable baissait, révélant des lances d’acier ou de roches granuleuses et mouchetées de lichen, des plaques obscures et craquelées. Ailleurs, un bâtiment s’était effondré, laissant deviner sa structure de poutrelles à angles droits.

Pour des ruines, c’étaient des ruines sacrément récentes. Margar était stupéfaite que tant de tours soient encore debout, à peine effleurée par les ravages du temps. Cette ville était censée être abandonnée depuis douze millénaires. Assez longtemps pour que les séismes la broient entre leurs mâchoires de terre. Assez longtemps pour que l’érosion et les tempêtes de sable viennent à bout de l’acier et du verre. Assez longtemps pour que le monde soit passé à autre chose. Elle dressait encore ses tours, orgueilleuse, abandonnée. Vestige miraculé d’une époque où les architectes savaient déjouer l’outrage irréparable du temps et bâtir des monuments voués à vieillir plus que n’en serait capable aucun des matériaux les composant.

Ils marchaient dans ces rues antiques depuis le matin, et la scientiste commençait à trouver l’endroit vraiment inquiétant. La Cité d’Antan était vide, vide et nue, et il y avait dans son dépouillement quelque chose qui égalait la majesté cruelle du désert.

Quelque chose qui semblait les regarder par mille fenêtres borgnes, les juger du haut de tours millénaires. Une intention, peut-être ; la conscience que ces rues, ces flèches, ces tracés et ces formes que le sable ne parvenait pas à effacer, tous avaient été décidés par quelqu’un, avaient une origine et une fonction. Ou peut-être qu’elle se faisait des idées. Il y avait tant de terreur superstitieuse à propos de ce lieu impossible, il ne serait pas surprenant que son propre esprit se joue des tours à lui-même.

Ils marchaient depuis le matin. Ils avaient campé à la lisière entre le désert et la Cité, espérant que les patrouilles ne feraient pas de zèle, espérant se faire à l’observation silencieuse des ruines. Onis avait refusé qu’ils rejoignent le centre à dos de Démon, et Margar était bien forcée d’admettre que c’était logique. Ils auraient été bien trop agressifs. Même à pied, Onis tenait la bride courte à sa Carchacrok, gardant une main sur son cou et lui interdisant de s’éloigner.

Ils se seraient bien passés de profiter aussi longtemps de la vue sur l’Arbre menaçant qui avait fait son nid au cœur de la Cité, mais tant pis. Il suffisait de baisser les yeux pour ne plus voir ce tronc jaune maladif et cette ramure pastel qui surplombaient les ruines. Mais cela ne durerait pas éternellement. Ils passeraient bientôt dans son ombre, que le soleil faisait lentement descendre depuis l’ouest, et ils ne pourraient plus vraiment ignorer sa présence.

Ils marchèrent en silence, s’arrêtant paisiblement à chaque mouvement. Ce n’était au début qu’un Nodulithe en goguette ou un Sapereau qui les dévisageait avec curiosité, et ils repartaient sans plus y penser. Et vers la fin de la matinée, ils croisèrent une silhouette humaine, qui s’éclipsa dans les ombres des ruines aussitôt qu’ils l’aperçurent. Ils n’étaient plus très loin de l’Arbre ; Onis haussa les épaules et reprit sa marche, peut-être un peu moins vite.

Ils ne tarderaient pas à rencontrer d’autres gens. Margar finit par céder, et leva les yeux vers l’Arbre pour en estimer la hauteur. Deux cents, trois cents mètres, donc environ vingt siècles ? Certaines des tours les plus hautes du centre de la ville atteignaient ses branches basses ou se faufilaient au sein de son feuillage. Il formait comme un dôme chapeautant une petite partie de l’étendue désolée de la ville, qui grandirait un jour assez pour recouvrir toutes ces vieilles pierres en déshérence. Alors peut-être, dans l’étreinte gloutonne des racines, la Cité d’Antan tomberait-elle enfin en poussière.

Le sable descendait en pente douce vers une large plaque de pierre noire, sur laquelle se tenaient une demi-douzaine de personnes vêtues de teintes colorées. Le comité d’accueil.

Onis ne réfléchit pas une seule seconde à ce qu’il leur dirait le temps d’arriver à leur hauteur.

« Le sable luit sous vos pas, » lâcha-t-il avant de se rendre compte de ce que ce salut signifiait dans le désert et de contracter son visage en un rictus gêné.

Les habitants arborèrent diverses nuances de sourires, compatissants, peinés, de pitié. Au centre, un colosse chauve dominant le reste du groupe d’une tête au moins et doté d’une barbe fournie, grisonnante, hocha doucement la tête.

« Le sable luit sous vos pas, répondit-il aimablement. Nos enfants vous ont vus arriver ; soyez les bienvenus à Dregahi. »

Margar sourit fugacement. Ils avaient nommé leur village Renouveau ? C’était plutôt optimiste, et peut-être un bon signe pour eux.

« Merci, répondit-elle en avançant d’un pas. J’espère que nous ne vous causerons aucun souci.

— Ce n’est rien, s’amusa le barbu. Nul n’est jamais entré ici animé de mauvaises intentions.

— Vous n’allez pas nous rassurer avec ça, grinça la scientiste. Mais j’en oublie mes manières. Je suis Margar tal Sèmèrès, et voici Onis Inal-Gorbak.

— Nalinal, rétorqua le concerné.

— Et moi, Older tal Dregahi.

— Older ? réagit Onis. Older l’Anarchiste ?

— Oh, cela fait un moment que je n’ai pas entendu ce nom… Je l’ai laissé derrière moi en venant ici. C’est ce que « ici » représente pour nous, d’ailleurs ; la possibilité de redémarrer de rien. »

Au moins, vu le nom de leur village, Margar ne pourrait pas prétendre être surprise.

Older présenta rapidement ses compagnons, pour la plupart des villageois curieux de voir un peu plus tôt les nouveaux arrivants. Ils ne montraient aucune animosité, aucune méfiance, ils semblaient n’avoir rien gardé de l’instinct de conservation que la scientiste avait rencontré chaque fois qu’elle avait demandé l’asile à un nouveau village. Et elle sentait cela la troubler. Saurait-elle jamais qu’elle était en sécurité, ici ? Saurait-elle jamais que le cocon protecteur d’une communauté s’était refermé sur elle et avait banni les tourments venus du dehors ?

L’avenir le dirait.

« Si vous avez été un Guerrier, demandait Onis. Où est votre épée ? Je ne veux pas me montrer irrespectueux, mais j’ai du mal à concevoir qu’on puisse s’en séparer…

— Aha, ce n’est rien, gamin. Mon vieux compagnon erre où ça lui chante ; je ne suis plus son maître, et il n’est plus ma main. Il est libre de proposer son aide à qui en a besoin et de ne plus dépendre de moi.

— Il me faudra… quelques années pour accepter l’idée, j’en ai peur.

— Tu as tout le temps du monde devant toi ! »

Le colosse ponctua cette annonce d’un rire joyeux, dénué de la moquerie que Margar y aurait mis avec une aisance si naturelle. Il était sincère. Il croyait à ce lieu, à son renouveau, à son invulnérabilité.

« Je ne vous aurais pas crue timide, sourit quelqu’un. Vous aviez plus de cran en tenant tête à Older.

— Euh, je, bafouilla la scientiste. Je vous demande pardon ? Je crois que j’étais perdue dans mes pensées…

— Tiens donc !

— Ça arrive même aux meilleurs, assura un jeune homme qui aurait pu être son fils. Je suis Mirta.

— Et moi, Razrann ! dit la trentenaire qui l’avait sortie de ses pensées.

— Eh bien, enchantée, répondit Margar. C’est gentil à vous de me le redire, mais je ne peux pas vous garantir que je ne l’oublierai pas !

— Oh, ne vous inquiétez pas, s’amusa Razrann. On vous le répètera aussi souvent qu’il le faudra pour que ça vous rentre dans le crâne ! »

Comment avait-elle fait pour ne pas rendre ça menaçant, au juste ? La scientiste doutait d’élucider ce mystère un jour.

Le petit groupe déboucha bientôt sur le cœur de la Cité d’Antan, le large espace évidé d’où l’Arbre jaune faisait jaillir son tronc. Le sable était jonché de gravats autour de ses racines, souvenirs des bâtiments qu’il devait avoir écartés en poussant, et piqueté de tentes. Çà et là, un Nodulithe titubait, ou un Sapereau broutait le sable, et sans les décombres qui émergeaient du sol et la poignée de Carchacroks occupés à paresser, Dregahi aurait pu se faire passer pour un village arboricole normal, banal.

Plusieurs têtes écailleuses se levèrent pour les scruter, avant de bailler langoureusement, les unes après les autres. La dragonne d’Onis resta tendue pendant un moment, et puis finit par bailler en retour quand son maître lui tapota l’épaule. Older approuva d’un hochement de tête. Les Démons n’avaient pas besoin d’un chef de meute, malgré l’envie que la nouvelle venue avait de prendre la place offerte.

Rien n’était à sa place, songea Margar, mais peut-être pourraient-ils rester ici un moment. Peut-être toute une vie ? Cela resterait à voir.

Les gens de Dregahi accueilleraient-ils une école sur leur sable ? La question s’imposa d’elle-même, et Margar l’écarta sans y penser. La réponse s’imposerait d’elle-même. Et peut-être serait-il vain de prétendre à reconstruire son école dans ce cul-de-sac dont personne ne sortirait jamais, avec les patrouilles de l’Ordre qui montaient la garde dans le désert.

En fin de compte, ils étaient venus ici pour mourir sans faire de bruit.

***
Joverreh exsudait-elle cette impression de vieillesse atroce, ce silence délétère ? Et Taezïoud, Taezïoud ressemblerait-elle à ces enfilades de fenêtres mornes et rongées de rouille si ses scientifiques parvenaient à lancer leur fameuse Révolution Industrielle ?

Omani ne voulait pas y penser. Cet endroit maudit lui fichait la trouille, et la présence menaçante de Siebtze à ses côtés n’arrangeait rien.

La contrebandière n’avait absolument rien changé à ses manières depuis le combat de Kiktase. Simplement, Omani avait compris d’où venait cette nonchalance avec laquelle elle marchait, respirait ou parlait. Saïyenn avait eu la même, autrefois, lorsqu’elle aimait à se rouler dans les vagues pour éprouver leur puissance et que l’entraînement n’avait pas encore forgé sa discipline de fer. Mais Siebtze avait forcément été entraînée — personne ne pouvait se tenir en face d’un satané dragon et calmement lui feuler dessus.

Il ne savait pas où se mettre, il soupçonnait que Siebtze ne tarderait pas à le mettre dos au mur à ce sujet. Et naturellement, l’oppression aveugle de la cité où ils marchaient depuis ce midi n’arrangeait rien.

Par moments, le pêcheur aurait bien aimé avoir la bonhommie placide de l’Excavarenne qu’ils avaient volé. Lui avait juste accepté Siebtze comme sa propriétaire et lui mangeait dans la main quand ils montaient la tente. Il n’avait pas manifesté le moindre trouble en entrant dans le territoire étranger de la Cité, se fiant entièrement aux capacités de la contrebandière pour détourner les prédateurs et les maléfices.

Omani aurait bien aimé avoir son calme. Peut-être pas sa résignation indifférente. Quelle était la différence entre lui et ce Pokémon de bât, exactement ? Qu’il puisse parler, qu’il puisse commander à Saïyenn ? Ou bien juste le tact avec lequel Siebtze le conduisait ?

Leur chemin descendit sans heurt jusqu’à révéler un bloc antique de Pierre Noire sous le sable. Six ou sept nomades y attendaient patiemment, leurs tenues bariolées attirant le regard d’Omani par leur exubérance. Les villageois de Kiktase ne craignaient pas les couleurs vives, mais favorisaient des ensembles unis ou aux nuances proches. Il n’y avait jamais pensé, mais il semblait que le désert voyait lui aussi fleurir une variété de styles régionaux.

Siebtze régla rapidement les formalités, la douane, quoi que puisse être ce comité d’accueil. Omani avait réfléchi à la façon dont il pouvait mieux jouer son déguisement : hocher la tête avec un temps de retard quand on le regardait, rester assez à l’écoute pour pouvoir réagir vivement dès qu’il entendait son nom… Il ne fallut pas une minute aux habitants de la Cité pour se désintéresser complètement de lui, un résultat qui dépassait largement ses espérances.

Ce qui laissait supposer que les habitants de Kiktase s’étaient aperçus de la supercherie. Ce qui demandait pourquoi Siebtze ne lui avait donné aucun conseil. Ce qui pouvait signifier qu’elle s’était servie de lui pour volontairement faire échouer les négociations et… et mettre en place une situation où elle pourrait se mesurer à un Carchacrok ? Simplement pour que lui-même assiste au spectacle ?

Il n’était pas si difficile de faire croire aux gens qu’il était piégé dans son monde intérieur, puisque c’était plus ou moins vrai. Mais il n’aimait pas les conclusions auxquelles ses divagations l’amenaient.

On les mena jusqu’à une place centrale, d’où s’élançait un arbre peut-être moitié plus haut que celui de Kiktase. Il avait pâli en vieillissant, perdant ses teintes vives pour un pastel plus sec, et Omani trouva que cela apportait une petite touche d’harmonie aux teintes agressivement vives du sable et du ciel. Le village proprement dit s’était établi dessous, une poignée de tentes éparpillées à travers le sable. Elles étaient plus isolées qu’à Kiktase, elles libéraient plus d’espace pour chaque foyer, et le soldat se demanda ce que cela pouvait bien dire de la psychologie des habitants.

Cette impossibilité de parler à quelqu’un commençait à sérieusement lui peser.

Siebtze choisit soigneusement l’endroit où ils plantèrent leur tente, pour la nicher entre trois autres d’où s’élevaient des filets de conversations. Ils étaient près, peut-être plus près que ce qui était décent ici, mais s’ils parlaient à voix basse, personne n’en saurait rien. Cela ne réconforta guère Omani. Il n’avait échangé qu’une poignée de mots avec Siebtze depuis Kiktase, et chaque fois l’attitude décontractée de la contrebandière lui avait rapidement noué la gorge.

Et puis Omani eut l’impression d’être regardé, alors qu’il plantait — maladroitement — un piquet en os dans le sable. Devant l’une des tentes voisines, un homme et une femme conversaient à côté d’un Démon alangui, et la femme le regardait. Le soldat ne savait pas déchiffrer l’expression qu’affichait sa peau noire, et il se rappela avec un temps de retard de hocher la tête. L’autre répondit, après avoir elle aussi hésité, mais elle n’était sans doute pas confuse.

Donc le plus sûr était de supposer qu’elle se doutait de quelque chose. Omani détourna les yeux et retourna à son piquet. Il lui sembla qu’il leur fallut une heure pour finir de mettre la tente en place, alors qu’elle était conçue pour demander cinq minutes.

« Les tourtereaux de la tente d’à côté, murmura-t-il dès que Siebtze l’invita à l’intérieur. La femme se doute de quelque chose, je pense.

— Celle avec des cernes de la taille d’un pouce ? demanda-t-elle en tournant vivement la tête vers lui. J’aurais juré qu’elle est complètement inoffensive.

— Eh bien elle ne regardait pas un simplet. Et peut-être pas un albinos, si on n’a pas de chance.

— Ça mérite que j’aille vérifier. J’en ai pour un instant. »

Elle repassa souplement le battant dans l’autre sens, laissant Omani seul avec ses doutes.

Et si on le repérait ? Comme à Kiktase ? Peut-être Kiktase n’avait-il été qu’une série de coïncidences malheureuse comme le prétendrait Siebtze. Et comme le répétait Avandras, en territoire inconnu, les coïncidences n’existaient pas.

Mais si sa couverture était fichue, Omani ne voyait pas bien ce que Siebtze pouvait y gagner. Elle ne comptait quand même pas répéter sa petite performance de l’autre nuit, dans un village qui devait bien abriter une demi-douzaine de Démons et donc autant de Guerriers ? De toute façon, ce qu’elle avait fait à Kiktase ne faisait pas sens, pas du tout, et ce n’était certainement pas une erreur non plus.

Un souvenir incongru remonta à la mémoire du soldat. Les humains exécutés dans le Col des siroccos, la cruauté méticuleuse avec laquelle ils avaient été disposés. Cette image ne collait pas du tout avec les Guerriers qu’il avait vus jusqu’alors ; le vieillard de Kiktase, le bonhomme qui dormait avec son Exagide en guise d’oreiller sur une racine de l’arbre pastel, l’un des deux bavards… Dans l’expérience d’Omani, un bourreau n’avait jamais l’air tout à fait normal quand on y regardait de plus près.

Siebtze se faufila dans la tente, bien plus tôt que ce que le pêcheur attendait, et s’assit sur le sable à côté de lui. Ses gestes étaient empreints d’une trace de nervosité, et Omani se rendit compte qu’elle était blême.

« C’est une des fanatiques du Sèmèrès, souffla-t-elle. Des scientistes à la ramasse, un peu cousins des scientifiques que tu connais, mais qui se contentent d’apprendre par cœur les connaissances de l’Ancien Monde. Ce qui veut dire qu’elle sait à quoi un albinos devrait ressembler, et elle a bien compris que je cherchais ce qu’elle savait. Je reste sur ma première impression, elle n’a pas du tout l’air dangereuse, mais son homme… »

La contrebandière laissa échapper un petit rire désabusé, et baissa la tête en fermant les yeux à moitié.

« Je ne pensais pas qu’il serait déjà là, laissa-t-elle échapper.

— Que… quoi ?

— Je te dois quelques explications, admit Siebtze. Mais je veux d’abord vérifier que la scientiste n’aura pas le temps de nous mettre de bâtons dans les roues. Laisse-moi… dix minutes, je pense. »

Le soldat hocha sombrement la tête. Assez étonnamment, il n’était pas impatient. Cela faisait plus d’un mois qu’il marchait dans le désert, et il s’était passé si peu de choses pour une telle période que dix minutes de plus ne semblaient plus très irritantes.

Siebtze sortit de ses poches un orbe cramoisi de la taille d’une dent d’Excavarenne, et la question qu’Omani avait retenue pendant des jours et puis oubliée jaillit sans prévenir de ses lèvres.

« Ta broche, demanda-t-il. C’est quelle religion ?

— Je te demande pardon ? répondit Siebtze avec surprise.

— La broche que tu portais, à Mazaïkan. C’est ce caillou qui me la rappelle ; je n’avais pas voulu demander sur le coup. »

La contrebandière le regarda un instant, désarçonnée. Et puis elle haussa les épaules.

« C’est un peu compliqué. Ce qui est notre excuse habituelle pour ne pas répondre, mais ce n’est pas mon intention, je me disais justement depuis un moment que tu en apprécierais peut-être les préceptes. Enfin, pas maintenant ; je t’avoue que je suis trop à cran pour faire un exposé clair. »

Elle baissa les yeux sur la roche vitreuse.

« Et l’Œil n’y a rien à voir, d’ailleurs. Mais je reconnais que c’est un rouge très proche, oui. »

L’inspiration mesurée qu’elle prit n’inspira rien de bon à Omani, et il se raidit en la voyant élever le caillou à son front.

Elle eut un spasme, ses yeux se révulsèrent. Objet de culte ou pas, cet orbe avait un pouvoir sur elle. Le soldat sentit un frisson lui descendre le dos. Rien de tout ça n’était une bonne idée.

Une minute passa. Deux. Siebtze écarta la pierre bien plus vite qu’elle ne l’avait annoncé, la reposa doucement dans le sable, et se massa les tempes.

« Ça va, prétendit-elle. Nous sommes arrivés dans les temps ; ils seront là demain. »

Elle garda le silence un instant de plus, la mine peinée, et puis ramassa la pierre et la fit disparaître dans les plis de son vêtement.

« Bon, reprit-elle. Pour la faire courte… Cet orbe voit tout le désert, et en particulier sept autres qui lui ressemblent un peu. Très utile pour traquer l’idiot qui les garde sur lui. Et il se trouve que les sept autres appartiennent à une certaine Guerrière. Elle, un de ses frères, et leur maître, ont tué mon père, et je… Je me suis dit que quitte à ramener un Guerrier à Mazaïkan, les deux que je peux suivre à la trace feraient très bien l’affaire. »

Elle lança un regard vaguement triste à Omani. Le soldat voulut répondre ce qu’il pensait exactement de cette idée, mais elle reprit son exposé dans un murmure.

« Le maître est mort, les mouvements de la sœur laissent penser qu’elle traque un Renégat avec une compagnie de Guerriers derrière elle, qui arrivera ici demain matin… Et le frère, je viens d’aller lui dire deux mots. »

Il n’y avait aucune trace de regret dans sa voix, et Omani devinait distinctement qu’elle était prête à assumer ses motivations. Mais il devait quand même la mettre dos au mur.

« Autrement dit, tu te sers d’une mission pour remplir une vengeance personnelle. »

Siebtze baissa la tête. Pas la voix.

« Oui, reconnut-elle. Je me sers de toi, parce que les deux Guerriers que je veux voir morts sont affreusement coriaces. Mais ne va pas croire que j’ai proposé mes services à Avandras par égoïsme.

— Si ce n’est pas de l’égoïsme, je ne vois pas ce que c’est, cracha Omani.

— Alors réfléchis à ça. Les habitants de ce village sont des idéalistes qui ont tourné le dos à la violence et aucun de leurs Guerriers ne s’est entraîné depuis des années. Demain, une flèche va transgresser une tradition pour venir réclamer leur dernier hôte en date, et probablement s’occuper des autres pendant qu’ils sont ici, et nous n’allons prévenir personne. »

Le soldat voulut protester. Mais une partie de son cerveau étudia spontanément les risques et les bénéfices d’alerter le village. On leur demanderait comment ils le savaient, on les soupçonnerait peut-être d’être de mèche avec les assaillants… Et naturellement, seule Siebtze pouvait s’en charger, et il ne pouvait pas prendre le risque de perdre son guide si elle refusait de se laisser détourner de sa quête.

Il referma la bouche. Il était temps de se rappeler qu’elle n’avait qu’à ne rien lui dire pour le condamner à mort.

« Oui, je vais me venger, conclut Siebtze. Et ma vengeance est plus honnête que la mission qui exige que tu laisses massacrer des femmes et des enfants. »