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Jusqu'à ce que les vagues cessent de nous bercer de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 04/10/2022 à 17:50
» Dernière mise à jour le 19/11/2022 à 00:24

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 8 : Monstres nocturnes
Le crépuscule colorait le sable d’un beau rouge sang. Une vision d’horreur, marbrée de mares et de ruissellements, de sang séché sur le sable, abominable. Qu’y avait-il de contre-nature à cela, pourtant ? Ces entrailles pourrissant dans une puanteur brunâtre autour de leur carapace profanée, ces lambeaux de peau écailleuse éparpillés à plusieurs mètres autour d’un cadavre lacéré jusqu’à l’os, cette forme recroquevillée sur ses os brisés, ce n’étaient que des corps. De la chair, vouée aux charognards.

Qu’y avait-il de contre-nature ? Pourquoi cette paralysie atroce, sous le poids douloureux de l’échec ?

Les forts n’étaient que des morts en sursis. Les prédateurs n’étaient que des charognes pas encore dévorées. Elle savait tout cela, elle connaissait chacune des blessures qui avaient versé leur or rouge sur les dunes jaunes. Elle savait tout cela et elle l’avait déjà fait et c’était naturel, et pourtant elle était au sol, terrassée par la mort des autres. La mort, et l’agonie. Au milieu des orgueilleux massacrés, il en manquait un, et les autres ne signifiaient rien si celui-là n’était pas mort.

S’il était en vie, la mort lui tendrait bientôt la main pour une danse qui s’éterniserait aussi longtemps qu’un homme pouvait rester un monstre. Et elle ne pouvait pas détourner ses yeux des larmes qui coulaient sur le sable, ses oreilles du cœur qui couinait dans son squelette, froid et vide.

Elle ouvrit les yeux et lista immédiatement les ombres autour d’elle, les classant par vitesse de déplacement, avant de se redresser souplement pour vérifier derrière son dos.

Sa lucidité lui revint rapidement. Un rêve. Ce n’était qu’un rêve. Un rêve qui avait dévoré un de ses souvenirs pour en prendre les traits, et qui devenait plus odieux au fur et à mesure que la mémoire se faisait plus fade.

La silhouette rondelette d’un Scalpion se faufila auprès d’elle, prudemment. Il avait senti son état et ne tenait pas à ce qu’elle se blesse d’un mouvement accidentel. Mais elle ne délirait pas, pas cette fois : elle tendit doucement le bras vers son compagnon, et sentit deux lames froides et lisses enserrer sa main poissée de sueur. Un maigre réconfort, tout ce dont il était capable. Tout ce dont elle avait besoin. Il la comprenait, partageait sa souffrance, et c’était tout ce dont elle avait besoin.

Dix ans avaient déjà passé… À l’époque, elle avait été détruite comme une fillette en contemplant la désolation qui lui avait servi de foyer. L’abattoir où le corps de son père brillait par son absence. Maintenant, l’épreuve la rendait plus forte chaque fois.

Le pêcheur grogna et remua dans son sommeil. Siebtze lui jeta un regard méfiant, battant des yeux pour chasser les larmes, espérant qu’il allait se rendormir, mais elle savait qu’il avait le sommeil léger. Il s’agita encore une bonne nute, le temps d’émerger un peu, et puis finit par prendre conscience de l’odeur musquée de la peur.

Elle ne pouvait pas voir ses yeux, la seule lumière de la tente étant la clarté des étoiles passant sous un battant à demi fermé, mais elle devinait sa position. Il la regardait.

« Mmmmr… Tout va bien ?

— Un mauvais rêve.

— Gnn… »

La contrebandière entendit un léger bruissement de tissu comme le corps d’Omani se figeait, puis un bruit plus affirmé. Elle avait une assez bonne idée de ce qu’il avait discerné, et aussi de la raison pour laquelle il s’était retourné.

« Je te souhaite de… ânonna-t-il. D’arriver à te rendormir. »

Il aurait été si facile de le tuer. Si facile de saisir silencieusement cette nuque offerte et de la briser, si agréable de sentir le mouvement familier et le craquement de l’os. Si facile de l’égorger ou de lui planter un poignard dans l’œil, à travers le nerf, jusqu’au fond de son cerveau naïf et pudique. Si agréable de le maintenir pendant les derniers spasmes, et peut-être de profiter et de goûter sa chair ou son sang.

Elle secoua doucement la tête. Elle avait encore besoin de lui. La violence n’était pas toujours le moyen de parvenir à ses fins.

À l’époque, au début, le cauchemar l’avait mise à genoux, à chaque fois. Elle redevenait la fillette anéantie d’alors à la merci du premier prédateur venu, et tous les efforts de Lanius étaient vains devant la violence de son désespoir. Maintenant, tout ce qu’elle ressentait était le désir de tuer. De faire souffrir. Et ça n’avait fait que s’accentuer depuis qu’elle avait retrouvé le Guerrier qui s’était occupé de son père, et qu’elle lui avait arraché son épée double pour lui infliger le même sort.

Elle ravala un dernier frisson. Les lames de Lanius glissaient doucement le long de sa peau, en cercles, et la sensation froide et délicate l’aidait à recentrer ses pensées. Son compagnon avait réussi à l’apaiser, finalement. Rien de très étonnant… Elle se laissa à nouveau aller en arrière, réprimant une moue rebutée en sentant le contact du tissu qu’elle avait trempé de sueur. Tant pis ; il sécherait dans la journée, elle ferait avec.

Lanius inclina la tête, et elle lui sourit. Rassuré, le Scalpion retourna monter la garde à l’extérieur de la tente, silencieux comme une ombre.

***
Omani joua assez mal son rôle, mais cela ne gênait pas Siebtze. Il n’avait pas besoin d’exceller, au contraire, et elle voulait voir comment il réagissait à la pression silencieuse des villageois.

« Je ne connais ni votre père, ni votre mère, grogna le chef Talniz. Quels chefs connaissent votre lignage ?

— J’ai vécu auprès de Molkir, à Zerdaj, énonça Siebtze avec respect. Auprès de Kalrun, à Okna, avant cela, et auprès de Pijzel, à Vatrode, avant encore. D’autres m’ont accueillie, mais eux seuls m’ont connue.

— Je n’ai jamais entendu parler d’aucun d’eux. Vous avez traversé tout le désert ?

— Oh, c’est possible. Je vais où mes pas me guident.

— Si l’Aimant qui vous accompagnait est mort, comment un autre pourrait-il vous suivre ?

— Chef Talniz, je suis consciente que vos Aimants me rendront le souvenir peiné de celui qui m’a suivie depuis ma naissance. Je ne demande qu’à partager la vie de vos compagnons quelques jours, pour que vous voyiez ainsi qui je suis. »

L’homme inclina la tête, pour signifier qu’il considérait la proposition. Les quelques villageois qui assistaient à la négociation, au prétexte de discuter innocemment et avec une proximité tout à fait fortuite, arrêtèrent de jeter des coups d’œil dérobés au visage pâle d’Omani et à la poignée de cheveux blonds qui dépassaient de son turban. Comme si Siebtze avait besoin de se taire pour remarquer ces amateurs…

Le pêcheur se tenait un petit peu trop près d’elle pour que ce soit convenable. Elle comprenait, bien sûr : il était hors de tous ses repères, observé par une poignée d’étrangers — qui ne se souciaient pas que lui les remarque — et il tenait à pouvoir mettre la main sur son arme rapidement. Ce faisant, il hurlait aux villageois que sa relation avec Siebtze était d’une certaine étroitesse, ce qu’elle-même ne faisait rien pour infirmer. Et comme il aurait été inconvenant pour eux de ne pas signaler à leurs hôtes s’ils avaient été mariés, la contrebandière s’attendait à pêcher une belle ration de rumeurs au repas du soir.

Le pêcheur était intelligent et aurait certainement fait un meilleur travail si Siebtze lui avait dit quelle attitude adopter. Mais avec un peu plus de persuasion, les villageois pourraient toujours deviner qu’il était un peu simplet et qu’elle s’occupait de lui comme une mère. Et puis de toute façon, elle ne se souciait pas de l’accord de Talniz, alors il pouvait bien penser tout ce qu’il voulait à leur propos. La seule chose qui lui importait était la façon dont le ou la sibling de l’Ordre prendrait la chose, mais elle n’en avait pas encore vu l’ombre.

Talniz finit par redresser la tête et annonça sa décision d’une voix claire.

« Nous serons heureux de vous accueillir parmi nous ce soir, Siebtze Sahirinn-Tograz-sil, et votre compagnon avec vous.

— Nous ferons honneur à votre hospitalité, Talniz tal Kiktase. »

Dans les royaumes côtiers, on aurait dit « laissez-moi votre adresse, je vous enverrai quelqu’un si votre proposition m’intéresse » et Omani était largement assez intelligent pour reconnaître cette phrase. Il n’entendait peut-être rien au langage du désert, mais les corps parlaient aussi, et le Garde Royal avait passé assez d’heures à garder des portes pour apprendre leurs mots. Siebtze aussi se débrouillait. Elle nota que le pêcheur était déçu et s’attendait à repartir de Kiktase sans Excavarenne.

Tout se déroulait comme prévu. Sauf peut-être le cauchemar de la veille, qui ne jouait pas contre elle.

***
« Une malédiction ? Là, vous avez toute mon attention. Racontez-moi tout ça ! »

Ihlyorre tal Kiktase était un flûtiste, assez médiocre si Siebtze se basait sur le récit de ses exploits et l’absence de preuves ou de démonstration, ainsi qu’un villageois indispensable et un excellent parti lorsqu’il se marierait. Là encore, si on se basait sur ce qu’il en disait. Elle lui répondit avec une esquisse de sourire qui indiquait qu’elle n’était pas entièrement fermée aux propositions : c’était le genre d’abruti qui pourrait semer la pagaille à Kiktase si nécessaire. Et si le reste du village le croyait, ce qu’elle estimait probable puisque personne ne lui avait jamais dit qu’il jouait comme un manche.

« Oh, je ne sais pas si c’est une histoire bien palpitante, minauda-t-elle avec un dégoût vague et soigneusement caché. Mais qui sait ! Je ne suis certainement pas bien placée pour en juger… »

La contrebandière trouvait son numéro de séduction franchement mauvais et bien trop visible, mais Ihlyorre ne lui inspirait rien de plus que ça.

« Alors, j’étais arrivée à Zerdaj depuis quelques jours, et je me reposais du voyage en participant aux tâches simples. C’est une fileuse qui m’en a parlé… je ne saurais pas retrouver son nom, j’en ai peur. Elle prétendait que la mère d’Oktani avait rencontré une malédiction un jour, dans le désert. Une pièce de tissu tachée, informe, repliée sur elle-même comme s’il y avait quelque chose dessous. Le chef Molkir avait pensé demander conseil au Pic Rocheux, décider si ce n’était qu’un mauvais présage ou bien une vraie malédiction.

» Et puis Oktani est né avec la peau toute pâle comme ça, évidemment, et il n’y a plus eu besoin de vérifier. Mais il y avait encore des gens pour hésiter entre le présage et la malédiction, alors chacune de ses actions était scrutée… J’ai appris pas mal d’histoires avant de l’emmener avec moi. Et, je peux bien vous le dire sans offense, il n’a sans doute pas arrangé les choses… Il est un peu simplet. Parfois ; parfois ! »

Siebtze jeta quelques coups d’œil discrets vers Omani au cours de son récit, et quelques autres évidents quand l’occasion s’y prêtait : il était assis à trois mètres à peine et n’avait pas eu l’air de remarquer le nom qu’elle lui donnait devant le village. Elle avait bien fait de ne pas le lui donner.

Le soldat était visiblement très mal à l’aise. Il ne pouvait pas demander à Siebtze ce qu’il se passait, et il sentait bien qu’on ne leur faisait pas vraiment confiance. Et puis toute cette tradition de manger au pied de l’Arbre à contes en attendant que quelqu’un ait la gouaille de grimper sur son tronc et de s’improviser conteur, il n’en connaissait rien. Il venait de la côte, il ne connaissait rien du frisson qu’un conteur habile pouvait évoquer et entretenir avec ses seuls mots, et sans doute n’aurait-il pas compris. La langue côtière sonnait trop différemment, elle était trop fluide ; il ne serait pas sensible au charme d’un parler rocailleux et lent, agrémenté de pauses, et dont la foule contrôlait inconsciemment l’allure comme le conteur répondait à ses murmures. Siebtze avait assez hâte de voir comment il réagirait.

Mais en attendant, elle s’acharnait à faire du charme ce satané flûtiste qui lui faisait l’outrage absolu de boire ses paroles comme le lait le plus doux.

« Désolé, s’esclaffa-t-elle doucement. Je ne suis pas une très bonne conteuse, je crois.

— Mais si, la rassura tendrement Ihlyorre. C’était très bien. »

Heureusement qu’elle avait retenu la plainte timide comme quoi les gens ne le lui disaient jamais clairement, sinon il n’aurait rien trouvé à répondre et se serait ridiculisé. Ou l’aurait forcée à continuer de faire la conversation seule. Siebtze ne savait pas quelle possibilité la saoulait le plus.

« C’est gentil à vous… Oh, je dois bien pouvoir me rappeler une poignée de rumeurs… »

Elle allait en inventer une branche entière, oui. Et est-ce que quelqu’un allait enfin se décider à grimper sur cette saloperie d’Arbre à contes ?

La vie avait le sens de l’ironie. Siebtze fut sauvée, un moment plus tard, par l’arrivée du Guerrier. Il sortit du désert sans que personne ne le remarque avant que son Carchacrok ne vienne se jucher en haut du monticule de racines et ne regarde l’assistance d’un air satisfait.

« Le sable luit sous vos pas, Dokir, salua Talniz d’une voix claire. Vous avez fait bonne chasse ?

— Le sable luit sous tes pas, Talniz, répondit l’homme. Le Scorpion de la Terre avait un nid. J’en ai eu une bonne partie, mais quelques juvéniles se sont échappés.

— Eh bien, vous aurez l’occasion de retenter votre chance !

— Possible. »

Il n’en fallait pas beaucoup plus à Siebtze pour avoir une bonne idée de son adversaire. Un vieil homme désabusé, qui pensait avoir tout vu et que c’était trop, et attendait que sa vie se termine enfin. Un perdant morose qui ressasserait éternellement ses victoires en pensant que la force, cela aurait été de faire un peu mieux ou de sauver une personne de plus, et qui ne connaîtrait jamais la valeur de la résilience. Elle sut qu’il ne poserait aucun problème et sentit son dos se détendre. Cette nuit allait être intéressante.

Puis Ihlyorre s’excusa et se leva pour aller présenter ses respects au Guerrier, et la contrebandière dut retenir un sourire très large et très sincère. Quelle belle soirée.

Un coup d’œil à Omani suffit à confirmer qu’il était tendu comme une corde d’arbalète. Elle se rapprocha à un petit mètre de lui, abandonnant derrière elle les restes du repas distribué par les aides de l’Alchimiste. Elle ne pouvait rien dire au pêcheur, et il ne pouvait rien répondre, mais il comprit aussi bien. Elle prenait la situation en main, il n’avait pas à s’inquiéter. Elle reconnaissait qu’il y avait un certain danger. Les épaules d’Omani descendirent d’un rien. Il était assez malin pour cacher son anxiété, mais la présence de Siebtze le réconfortait.

Comme cette dernière s’y attendait, le Guerrier n’était pas complètement inoffensif. Il repéra les deux étrangers et, quand ce fut à peu près convenable, vint s’enquérir de leurs intentions. Cet homme-là n’avait pas atteint sa quarantaine avancée sans une solide dose de méfiance.

« Les étoiles brillent pour vos yeux, les salua-t-il à la mode nomade.

— Les dunes chantent pour vous, Guerrier, compléta humblement Siebtze. Excusez le silence de mon compagnon : il est muet, mais tout comme moi flatté de votre attention.

— Il n’y a pas de quoi, s’amusa Dokir. Si ce n’est pas indiscret, qu’est-ce qui vous amène à mon bon vieux Kiktase ?

— Nous allons où le désert nous porte, et Talniz nous accueille pour ce soir. Mais nous resterons peut-être un peu plus longtemps, pour une fois : l’Aimant qui nous accompagnait est mort il y a peu, et il ne serait pas très sage de voyager sans en avoir un auprès de soi.

— C’est sage, oui. Vous avez de la chance de ne pas avoir été attaqués en arrivant ici, ajouta-t-il avec un regard sur la lance minable de Siebtze. Il y avait un couple de Scorpions de la Terre dans les parages jusqu’à il y a peu. »

La contrebandière haussa les épaules, et écarta les bras, lentement, dans un geste de rejet de l’idée, poli, et dont la véritable utilité était de gagner une ou deux secondes pour choisir ses mots. La chance n’existait pas dans ce coin-ci du désert, au contraire de la volonté des dieux. Dieux qui étaient censés avoir daigné regarder le jeune homme pâlot assis à côté d’elle. Le badinage du Guerrier n’était rien de moins qu’une question-piège.

« J’ai appris à compter sur ma chance, choisit-elle de répondre. Depuis que j’ai croisé le chemin d’Oktani, j’essaie de ne pas la contrarier. »

Cette fois-ci, le Garde Royal réagit à la déformation désertique de son nom, avec une moue incrédule qui attira l’attention de Dokir.

« Tu es muets, mais tu entends, nota humblement le Guerrier. Et je ne peux que me demander quelle sagesse se cache derrière tes yeux, Homme de Sable. La paix des dieux soit sur toi et sur tes proches. »

Siebtze le remercia d’un sourire, et le Guerrier prit congé pour aller prendre des nouvelles d’autres villageois. Elle se laissa aller en arrière, les bras tendus dans le dos pour se retenir, et adressa un regard toujours souriant à Omani. Elle avait entendu le souffle un peu trop court du pêcheur et devinait que son cœur battait furieusement : il n’y avait plus aucun danger, mais cela resterait préférable que le pêcheur se calme.

Il haussa discrètement un sourcil, une question muette à laquelle Siebtze répondit en détournant le regard avec une touche d’innocence mutine.

Un villageois se décida enfin à escalader l’Arbre à contes. Les habitants de Kiktase avaient clairement attendu leur Guerrier pour partager ce moment, quand bien même ils ne lui avaient rien laissé à manger — il avait probablement une ou deux pattes de Drascore dans le ventre de toute façon —, et cette solidarité arracha un soupir à Siebtze.

Un jour, tous ces gens seraient livrés à eux-mêmes. C’était inéluctable, qu’elle l’accélère ou non. Ils perdraient tout ce que leurs ancêtres leur avaient légué et n’auraient plus d’autre choix que de reconstruire leur monde eux-mêmes.

Mais pour l’instant, ils étaient une maison et une famille, et leur belle unité lui pinça le cœur.

Le conte, naïf quoique plutôt bien mené, ne changea pas grand-chose à son humeur. Et comme elle s’y attendait, Omani luttait contre le sommeil lorsque le conteur eut terminé et que le froid de la nuit se fut confortablement installé. Elle lui attrapa le bras lorsqu’ils se levèrent, en espérant qu’Ihlyorre l’avait vue et jouerait son rôle de fleur bleue éconduite pour distraire l’attention le lendemain, et elle eut la satisfaction de ne pas sentir le Garde Royal lui résister ni se tendre. Il lui faisait à peu près confiance, ou bien il était conscient qu’il n’avait pas le droit de se dégager.

« Reste éveillé, lui glissa-t-elle lorsqu’ils furent sous la tente qu’elle avait dressée à la lisière du village. Nous agirons ce soir. Nous volerons un Excavarenne de bât.

— Je… très bien. »

Elle ne le voyait plus bien, dans l’obscurité ambiante, mais le ton de sa voix pouvait aussi lui en apprendre assez. Il était nerveux, mais pas à cause du village. Il était nerveux à cause d’elle. Il n’osait pas chercher son regard, même sans la voir, et parlait la tête baissée ; il l’avait vue se comporter avec la douceur d’un Moumouton pendant toute la soirée et craignait une explosion de violence.

« Tu as bien tenu ton rôle, ajouta donc Siebtze. Tu vas voir, ça va être aussi facile que de prendre un bonbon à un bébé. »

Il répondit d’un grognement élusif, peu clair, et la contrebandière regretta de ne pas voir son visage. Mais tout s’était bien passé jusque-là. Il n’y avait aucune raison que le soldat ne lui échappe, pas pour l’instant. Elle pouvait bien se passer d’un peu plus d’informations sur ce qu’il pensait.

Elle s’assit en tailleur sur le sable, bientôt imitée par Omani, et s’attela à mettre de l’ordre dans ses pensées et à détruire sa compassion superflue pour les villageois. Elle aurait besoin de toute son attention pour ne pas se faire tuer et méditer lui ferait le plus grand bien.