Chapitre 3
Après la chute de Porygon, Madrek et Ada mirent en place un programme de tests intensifs pour vérifier leur hypothèse. Ils parlaient parfois de ce qu’ils feraient pour corriger le bug, mais sans vraiment y croire. Ils avaient compris, sans vouloir l’accepter complètement, que Porygon était mal conçu. Que ce qu’ils allaient devoir faire, ce n’était pas simplement réparer une porte qui grince ou une fenêtre qui ferme mal. Ils allaient devoir ébranler une partie des fondations. Ils se forcèrent tout de même à la réalisation des tests. Il le fallait pour écarter toute possibilité de correction, il le fallait pour pouvoir ensuite convaincre Nadzor.
Porygon échoua à chaque test. Il était incapable de se protéger, incapable de réagir à un danger. Son corps, bien que résistant, pouvait être endommagé ou détruit. On pouvait le recompiler, mais on perdrait sa mémoire. On pouvait récupérer le dictionnaire, les journaux de bord, les analyses. Cependant, les expériences ne peuvent se résumer à des mots ou à des observations scientifiques.
Quelques jours après la chute, Madrek et Nadzor s’enfermèrent dans une pièce. On entendit des cris. On entendit des supplications. Nadzor sortit, et son pas rageux retentit dans les longs couloirs.
Madrek avait pris sa décision. Il avait décrété que le prototype P était un échec. Tout n’était pas à jeter et l'on allait se baser sur le code de Porygon pour avancer. Mais, il allait falloir reprendre à zéro certaines parties du code, surtout celles concernant l’apprentissage et l’instinct de conservation. Nadzor dut alors affronter de nombreuses réunions avec le conseil d’administration de la Sylphe SARL. Il revenait avec de nouveaux arguments, pourtant Madrek restait ferme. Le temps des expériences sur le terrain était terminé, il fallait revenir devant les schémas et les écrans, et se remettre au travail. Porygon n’était pas prêt à explorer l’espace, peu importe le nombre de vols qu’il ferait ou l’expérience qu’il accumulerait.
Lorsqu’on annonça l’arrêt du travail sur le prototype P et le début du travail sur une mise à jour complète, la déception fut grande. Pour certains, elle le fut même trop. Ils avaient passé des années sur ce projet, ils avaient enfin vu la lumière au bout du tunnel, le moment où ils pourraient annoncer au monde “Là-haut dans l’espace, il y a une petite chose rose qui explore l’univers, et c’est un peu grâce à moi”. Puis tout s’était éteint. Aucune annonce officielle, retour au secret total, plus d’expériences sur le terrain, retour aux fondamentaux. Tout ça pour un Békipan.
Dans les semaines qui suivirent, on perdit presque un quart des effectifs. Dont de nombreux développeurs, qui, ayant passé des mois, perdus dans les milliers de lignes de code, n’avaient pas le courage qu’il fallait pour les effacer. Ada resta. L’incident de la chute l’avait rapprochée de Madrek. Ils avaient tous deux partagé la vérité plusieurs jours avant les autres. Malgré la déception, une lueur s’était rallumée dans leurs yeux. Ils allaient avoir le temps de reprendre des morceaux entiers du code, des parties qui leur semblaient parfois bancales, mais que faute de temps, ils n’avaient pas pu retravailler. La technologie évolue sans cesse et si vite, l’informatique est une science pour laquelle un an est un siècle. Les huit ans qui séparaient le début du projet de l’échec de Porygon étaient une éternité. Il était temps de se mettre à jour.
On embaucha de nouveaux développeurs et concepteurs, et un flux de nouveaux visages, de nouvelles idées, raviva peu à peu l’enthousiasme des anciens.
Ada, pour une tâche quelconque, se retrouva un soir à fouiller dans la mémoire de Porygon. À cette heure-ci, il n’y avait plus grand-monde dans le Laboratoire, plus que Madrek et elle dans la salle des développeurs. Celui-ci remarqua l’étrange expression de sa collègue.
— Un problème Ada ?
— Pas vraiment… Mais… William, j’ai l’impression que c’est du gâchis. Les tests ont révélé que le transfert de mémoire ne fonctionnait pas. Et, même s’il fonctionnait, garder la compatibilité avec ce format de données, tellement obsolète, ne serait qu’une perte de temps et d’énergie.
— En effet. C’est pour ça qu’il va nous falloir abandonner tout ce que ce petit bonhomme a observé et retenu.
La voix bourrue de Madrek et la désinvolture avec laquelle il avait prononcé ces mots ne parvenaient pas à cacher les regrets. Ada, concentrée, ne parut pas y prêter attention et reprit.
— Il me semble pourtant qu’il devrait y avoir un moyen de garder ces informations, tout en créant une nouvelle version de lui. Le rendre plus intelligent, sans le changer vraiment.
— Une évolution, ça s'appelle, plaisanta Madrek. Si Porygon était un Pokémon naturel, c’est le moment où je chercherais un moyen de le faire évoluer, pour voir s’il ne cache pas des capacités secrètes !
Le silence qui accueillit ses mots fit se retourner Madrek. Des années plus tard, lorsqu’on lui demandait de parler du projet esPace, il ne pouvait s’empêcher de tenter de décrire, sans jamais y parvenir complètement, l’expression d’Ada et la révélation qu’ils eurent à ce moment-là. Ils avaient trouvé la solution. Nul besoin de créer un nouveau Pokémon, un prototype Q ou R. Ils devaient mettre à jour Porygon, directement : ils devaient le faire évoluer. Les détails techniques occupèrent toute leur nuit, et lorsque le lendemain matin, leurs collègues arrivèrent au Laboratoire, ils les découvrirent endormis sur un bureau, des dizaines de feuilles éparpillées entre eux. Sur l’une d’entre elles, figurait un étrange objet, griffonné de la main fiévreuse d’Ada, et que Madrek, de son écriture carrée, avait baptisé “Améliorator”.
Après une bonne tasse de café, et une discussion animée avec Nadzor, qui ne comprenait pas tout, mais qui, convaincu par le feu qu’il voyait chez Madrek, approuva tout, une grande réunion eut lieu. Ada et Madrek se succédèrent pour expliquer en détail le projet Améliorator. Sceptiques au début, leurs auditeurs se laissèrent bien vite convaincre. Créer un Pokémon avait déjà été une incroyable invention. Réussir à le faire évoluer allait être une révolution. Toucher à l’un des plus mystérieux mécanismes de leur monde, essayer de contrefaire, de mimer ce secret de la Nature, voilà ce qui effaça l’échec de leur esprit. Et le travail reprit.
— Nadzor est encore revenu épuisé de sa rencontre avec les chefs, remarqua un jour Ada.
— Qu’est-ce que tu veux ? Je le plains un peu, ce pauvre Edward, il essaie toujours de nous défendre. Avant, il y avait les prototypes qui s’enchaînaient et progressaient tous les six mois. Maintenant, on n’a plus rien à lui donner, et donc il n’a plus rien à montrer.
— En même temps, on ne peut pas leur montrer une demi-évolution. Et, malgré tout, on fait des progrès. La forme de l’Améliorator a été définie, l’intelligence artificielle s’améliore de jour en jour.
— Mais on bloque encore sur l’évolution en elle-même.
Ada, qui n’avait rien d’encourageant à répondre, fut de toute façon interrompue par l’arrivée de l’équipe de terrain. Leur chef laissa Porygon sortir de sa PokéBall avant de la déposer sur le bureau d’Ada. C’était elle qui en était responsable, comme elle devait fréquemment vérifier les données de Porygon. Lorsqu’il n’était pas en mission en extérieur, le petit Pokémon se baladait librement dans le bureau des développeurs. Ada fixait souvent cette PokéBall rose et bleue, comme si, en la regardant assez, elle allait pouvoir se convaincre que ce qui sortait de cette sphère métallique était forcément un Pokémon. Mais, lorsque Porygon flottait près de son bureau et que son regard empli de néant croisait celui d’Ada, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner.
Par habitude plus que par besoin, Madrek jeta un œil aux données que Porygon avait enregistrées lors de sa petite balade hebdomadaire. On le faisait voler (pas trop haut), analyser son environnement (pas trop loin) et effectuer quelques exercices (pas trop durs). Il ne fallait pas prendre de grands risques, mais on se devait de continuer d'alimenter la mémoire et les expériences de Porygon. Madrek se leva soudain, et sans mot dire, quitta la salle d’un pas pressé. Ada se mit en alerte, elle avait senti le trouble de son collègue. Il revint quelques minutes plus tard, accompagné d’un homme qu’elle ne reconnut pas. Alors, elle s’approcha du bureau, et sa confusion augmenta lorsqu’elle put lire sur le badge de l’inconnu qu’il était géologue. Que venait faire une personne extérieure au projet dans cette salle secrète, quel intérêt avait Madrek à lui montrer les relevés de Porygon ? Ada regarda l’écran, où s’affichait une donnée banale. Chaque jour, Porygon se plaçait au centre de la clairière et mesurait la distance entre lui et le volcan. C’était un exercice simple, qui n’existait que pour vérifier que ses outils de relevés de distance fonctionnaient toujours.
Les yeux du géologue, qui suivaient ces valeurs enregistrées chaque semaine depuis plusieurs années, s’agrandirent d’horreur, au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient de la date du jour. Il se mit à bégayer.
— C’est impossible, impossible. Tous les experts affirmaient pourtant que…
— Peu importe ce que disaient les experts avant, s’emporta Madrek. Que dites-vous de ces valeurs ? Signifient-elles vraiment ce que je crois qu’elles signifient ?
Le géologue avait le regard fixé sur l’écran, bégayant toujours. Soudain, Madrek, sous les regards effarés d’Ada et de ses collègues, saisit brutalement le géologue par le col. Surpris par cet accès de violence, le scientifique réussit enfin à formuler ce que son esprit se refusait à admettre.
— Le volcan… Le volcan de Cramois’île se prépare à entrer en éruption !
Le seul cri qui répondit à cette révélation fut celui de la terre. Comme s’il attendait que les hommes le découvrent pour se dévoiler aux yeux de tous, le volcan se déchaîna. La terre trembla, les bâtiments se fissurèrent et des fragments déchirèrent les airs. L’un d’eux fracassa le toit du Laboratoire et vint se heurter contre le plafond du bureau des développeurs. Celui-ci résista, mais des fragments se détachèrent et semèrent la panique. Certains se mirent à courir vers les sorties, d’autres rassemblèrent frénétiquement leurs papiers, leurs schémas. Madrek criait des ordres, soulevait ceux qui trébuchaient, secouait ceux qui, paralysés par la terreur, n’avaient même pas la force de bouger. Ada fixait son écran. Porygon analysait la situation. Dans un état second, elle ajoutait des mots au dictionnaire du Pokémon.
Panique. Chute. Rocher. Briser. Sang. Blessure. Écrasé.
Lorsqu’elle ajouta le mot “Mort”, quelque chose se secoua enfin en elle et elle osa lever la tête. Porygon était au centre de la pièce. Un nouveau bloc, expulsé du volcan, frappa le plafond. Celui-ci fit s’effondrer une grosse plaque d’acier. Qui filait droit sur Porygon. Qui allait écraser cet être sans instinct de survie, qui levait la tête lentement vers la mort qui approchait. Dans ses yeux laiteux, le ciel tout entier s’emplit de métal. Un flash de lumière rouge le remplaça. Ada, dans un réflexe étrange, avait saisi la PokéBall rose, et lorsqu’elle se referma, elle se mit enfin à courir vers la sortie.