VII. D'Outrage et d'Oracle
« C’est tout bonnement inadmissible ! »
Dans la salle d’audience du Palais Écarlate, Sire Iyou était hors de lui.
Le Johto entier avait poussé un soupir de soulagement en apprenant que la Générale et ses troupes avaient mis un terme au sinistre périple de l’Arcanin Sacré. Mais quand il s’était su dans quelles circonstances le combat s’était achevé, la sidération avait suivi.
« Dame Fusube Kisara, comment avez-vous pu laisser faire cela ! Comment vos hommes ont-ils osé utiliser une telle chose sur le Seigneur Rekka, comme s’il n’était qu’une vulgaire nuisance ! »
Face à lui, la Générale le fusilla du regard. Son corps tuméfié la faisait souffrir, mais elle avait refusé tout repos pour se présenter devant la cour impériale dès son retour.
« Mes hommes se sont battus corps et âme pour sauver le Johto. Leur mission était d’arrêter le Seigneur Rekka, et ils l’ont accomplie.
- En le capturant ?! C’est cela, votre solution ?!
- Vous devez cependant reconnaître qu’ils se sont effectivement acquittés de leur devoir, Sire Iyou, » dit l’Empereur Akiharu.
Le Grand Prêtre du Roseau se tourna vers lui. Il était si rouge de colère que son crâne rasé ressemblait à une tête d’Octillery.
« Votre Altesse, vous ne pouvez soutenir une telle action ! Avez-vous seulement conscience de ce qu’elle signifie ?
- Nous disposons désormais d’un moyen de contenir les crises des Pokémon Sacrés.
- Non, Votre Altesse ! Cela signifie qu’à cause de cette… Poké Ball -il avait presque craché le mot-, un dieu a été ramené au rang de simple créature !
- Sire Iyou a raison, Votre Altesse, renchérit la Grande Prêtresse des Astres. La population risque d’être confuse en apprenant que nous, humains, avons soumis un dieu.
- Confuse ?! Ah ! Le mot est faible, Dame Chise ! Votre Altesse, si cela se sait, alors c’est la base même de l’Empire qui sera ébranlée ! Si la Poké Ball fonctionne sur les Pokémon Sacrés, alors qu’en est-il du Divin Ho-Oh et de la Divine Lugia ? Du Divin Celebi ?
- Leurs Divinités sont bien plus prudentes dans leurs apparitions.
- Votre Altesse, là n’est pas le problème ! Si la population commence également à les considérer comme de simples Pokémon, alors pourquoi devraient-ils croire en eux ? Au lieu de les prier et les remercier pour leurs bienfaits, certains pourraient exiger qu’ils leur obéissent, exactement comme ce que Dame Fusube Kisara est en train de faire avec le Seigneur Rekka ! Et si la population perd foi en eux, c’est également de vous qu’ils se détourneront ! »
Ce raisonnement figea le jeune souverain. Il… Il n’avait pas songé à cela. Mais Sire Iyou disait vrai. Qu’adviendrait-il de lui, de sa lignée, si les dieux perdaient leurs ouailles ?
« Vous perdez votre temps dans de vaines spéculations, Sire Iyou, tonna la Générale. Et je n’apprécie pas que vous dévalorisiez ainsi mes hommes !
- Ils doivent prendre conscience de leurs actes !
- Votre Altesse, dit-elle en s’adressant directement à lui. Il est vrai que nous avons soumis le Seigneur Rekka avec une Poké Ball. Mais l’affrontement contre lui fut d’une rare violence ! Plusieurs Pokémon et un de mes hommes ont perdu la vie. La Poké Ball n’était même pas une option que nous avions envisagée, et c’est la ressource d’un de mes guerriers qui me permet de me présenter devant vous aujourd’hui. J’entends les préoccupations de Sire Iyou et Dame Chise, mais j’assume pleinement la responsabilité de ce qu’il s’est passé. En revanche, je refuse catégoriquement d’appliquer tout châtiment à l’encontre de mes hommes ! Je refuse de les punir pour avoir accompli leur devoir et avoir tout mis en œuvre pour rester en vie ! »
L’Empereur ferma ses yeux vairons pour réfléchir. Les arguments de la guerrière pesaient tout autant dans la balance que ceux des religieux. Punir des soldats pour avoir fait leur devoir était insensé, mais il ne pouvait pas non plus ignorer les conséquences de la capture du Seigneur Rekka. Quoi qu’il fasse, il risquait de froisser une faction…
Après de longues minutes de réflexion, il rouvrit les yeux.
« Dame Fusube Kisara a raison, déclara-t-il. Le Régiment de Dompteurs a déjà payé le prix cher pour apaiser le Seigneur Rekka, et nous ne pouvons nous résoudre à les châtier pour cela.
- Votre Altesse ! protesta Sire Iyou.
- Cependant ! Il est également vrai que la nouvelle de sa capture fragilisera l’Empire. Aussi, il sera fait savoir à la population ceci : le Seigneur Rekka, impressionné par la bravoure de nos guerriers, décida de joindre ses forces aux leurs afin de protéger l’Empire. Ainsi, sa nature divine sera préservée. À vous désormais, Sire Iyou et Dame Chise, de propager cette nouvelle. Ainsi en avons-nous décidé. »
Debout dans la cour centrale du dojo de l’Armée Impériale, Mion toisait l’Arcanin Sacré.
Les Dompteurs avaient enterré Tamotsu sur place, mais avaient attendu leur retour dans la capitale pour tenir des funérailles dignes de ce nom. Une ambiance glacée régnait parmi eux, et pas uniquement en raison de leur crochet au Mont Argenté.
Le blizzard éternel avait enfin étouffé les flammes rongeant le gardien des Ruines. Maintenant, il n’était plus qu’un gros chien à la crinière fournie, qui fixait la Mackogneur d’Irisia en grognant, les babines retroussées.
« Ben alors ? Tu fais moins le fier maintenant, hein ? »
Sa voix sèche, son ton méprisant blessaient bien plus le Seigneur Rekka que n’importe quel fouet. Car elle l’attaquait là où cela faisait le plus mal : son orgueil.
Sans hésitation, la géante rousse marcha jusqu’à lui. Il gronda, lâcha un aboiement sonore, son poil tigré hérissé déployant toute sa grandeur. Cela lui valut un coup de poing sur le museau. Il secoua la tête, mais déjà la guerrière lui empoignait la fourrure crème de son crâne pour le maintenir au sol d’une main.
Malgré cet outrage flagrant, ni Nirei ni Yuzuha n’intervinrent. Ils observaient en silence, détournant le regard de temps à autre. Même Princesse Macronium n’avait pas le cœur de la réprimander sur sa manière de traiter le gardien des Ruines. Elle se refusait à cette hypocrisie, alors qu’elle pleurait la mort de Tamotsu comme les autres. Ce dieu sanguinaire ne méritait ni sa pitié ni son respect.
Mion sentait le corps du Seigneur Rekka trembler sous ses doigts. Pas de peur. Oh non. De fureur. De petites gerbes de flammes s’échappaient de ses babines retroussées, alors que quelque chose l’empêchait d’ouvrir les crocs pour se rebeller.
Impassible, elle se pencha pour planter ses yeux fauves dans ses pupilles d’onyx.
« Si tu crois me faire peur avec ton petit numéro, c’est raté. Muraille a déjà essayé, et comme t’as pu le voir, ça s’est mal terminé pour elle. »
La Steelix siffla à son nom. Enroulée sur elle-même, elle surveillait la scène à bonne distance. Oh, elle interviendrait si son humaine lui ordonnait. Mais le souvenir de la morsure des flammes était aussi vivace dans sa mémoire que la trace des crocs dans son armure bosselée.
« En tout cas, je vais te promettre une chose. »
Elle se pencha plus avant. Et ajouta d’un ton caverneux :
« Tu vas m’obéir au doigt et à l’œil. Et au moindre pet de travers, je me ferai un plaisir de m’occuper de toi avec le même respect que t’as eu pour Tamotsu. »
Elle aurait menti en disant ne pas se délecter de la haine dansant dans les yeux du Seigneur Rekka. Des grondements furieux qui roulaient dans sa gorge. De la rage bouillonnante qui faisait frémir tout son être.
Et surtout de son incapacité à la laisser éclater.
Assise dans ses appartements, le coude posé sur un accoudoir finement brodé, Dame Otoha se massait les tempes.
L’annonce officielle de l’alliance du Seigneur Rekka avec l’Armée Impériale avait beau être martelée par tous les messagers en provenance de la capitale, les seigneurs locaux n’étaient pas dupes. Ils avaient eu vent des rumeurs avant que Rosalia ne donne sa version des faits, qui leur semblait d’autant plus crédible que le chef du clan Kikyô lui-même s’était rendu au Palais Impérial. La raison de sa visite n’avait pas été dévoilée, mais ils n’avaient pas besoin d’un don de prescience pour la deviner.
Tout cela mettait la seigneur d’Écorcia dans une situation délicate.
Le flot de lettres l’implorant de fournir des Poké Balls s’était tari à mesure que le récit de la colère apaisée de l’Arcanin Sacré gagna les provinces. Chacun se méfiait désormais, par crainte de blasphème et de représailles. Toute alléchante que soit la perspective de renforcer son armée avec mille monstres, elle ne valait pas le risque de se mettre à dos Sa Majesté et ses divins ancêtres.
La voilà désormais de retour à la case départ. Elle avait perdu le seul levier à sa disposition pour retarder sa sentence. Elle n’avait plus rien d’autre que sa foi, mais elle avait beau prier le Phénix d’Orcœur et la Dragonne d’Argentâme, de multiplier les offrandes à leur égard, aucune augure ne l’avait bénie. Seule la vision du brasier ardent de l’Oracle lui revenait sans cesse, s’imposant dès qu’elle fermait les yeux à présent, mais elle ne lui trouvait toujours aucun sens. Pourquoi ne lui facilitait-il pas la tâche !
La seigneur d’Écorcia respira à plein poumons. Son intendant avait laissé les shôjis de sa chambre ouverts à sa demande, lui permettant d’admirer l’ordre relaxant du jardin impeccablement tenu. Malgré la sécheresse, ses gens en avaient pris grand soin. Un grand prunier bourgeonnait en imbibant le vent d’une douce odeur sucrée. D’autres fleurs plus précoces ajoutaient une apaisante touche de couleurs qui mettait en valeur le Pavillon d’Écorce. Dans le petit étang au coin, dissimulé par quelques arbustes bien placés, on devinait la danse exquise d’un Poissoroy et ses Poissirène, appuyée par moments d’un saut gracieux au discret clapotis.
Alors qu’elle admirait le mouvement délicat des nageoires voilées, Dame Otoha fronça soudain les sourcils. Un Ramoloss venait de sortir des fourrés, se traînant sur le gravier en en abîmant les subtils sillons pour gagner l’eau. Son arrivée vexa les poissons, qui s’éloignèrent céans sous les larges nénuphars.
Ses doigts s’enfoncèrent dans l’accoudoir. Pourquoi. Pourquoi fallait-il qu’il la nargue ainsi de son indolente insouciance ! Pourquoi ni lui ni aucun de ses congénères n’acceptait de faire la seule chose qui était attendue d’eux ! Pourquoi le Seigneur Kiu n’avait rien préparé, alors qu’il avait très certainement senti son trépas arriver bien avant que sa mémoire ne lui fasse défaut ! Kiu le Sage, du Puits commande aux présages disait la comptine. Ah ! À d’autres !
La noble dame se surprit elle-même de son amertume. Elle se pinça l’arête de nez pour se calmer, les yeux clos. Allons, elle était simplement irritée…
Des flammes dansèrent derrière ses paupières. Pourquoi, pourquoi le Divin Celebi insistait-il autant…! Comme si le Johto n’avait pas assez souffert des ravages provoqués par le Seigneur Rekka !
Soudain, Dame Otoha se figea en rouvrant les yeux.
Une pensée. Une idée folle venait de lui traverser l’esprit.
Mais… Non, ça ne pouvait être ça. Jamais l’Oracle n’encouragerait cela ! Mais… Elle repensa à la prophétie de la Divine Lugia. Cela faisait étrangement sens.
Elle débattit intérieurement en silence durant de longues minutes.
« Ryûnosuke, » finit-elle par appeler.
L’intendant accourut.
« Oui, Dame Otoha ?
- Apporte-moi une Poké Ball. »
Surpris, il hésita un bref instant.
« De suite, Dame Otoha. »
Il revint rapidement, déposa un coffret devant elle.
« Pardonnez ma curiosité, mais que comptez-vous faire avec ?
- Je préfère ne pas te mettre dans la confidence. Ainsi, je serai la seule coupable.
- Dame Otoha, je suis à votre service ! Jamais je ne…
- Je ne veux pas de complice, » affirma-t-elle.
Mieux valait passer pour un Wattouat égaré que de précipiter tout son clan dans sa chute.
« Va préparer mon norimono. Que personne n’entre dans les jardins jusqu’à nouvel ordre. »
Confus et inquiet, c’est avec regret que Ryûnosuke obtempéra. Il n’aimait pas cela. Pourquoi devait-elle être la seule à assumer ce fardeau !
La seigneur d’Écorcia attendit qu’il disparaisse au coin de la bâtisse pour saisir la Poké Ball. Elle avait oublié combien elle était légère dans sa main.
« Tout ça pour un si petit morceau de bois… »
La prêtresse du Puits était en train de raccommoder un hakama abîmé par l’humidité quand elle reconnut la silhouette qui approchait.
« Dame Otoha ? s’étonna-t-elle en venant à sa rencontre. Je n’attendais pas votre visite ce jour. Malheureusement, aucun changement n’a…
- Je sais, la coupa-t-elle d’une voix plus impatiente qu’elle ne l’aurait voulue. Pouvez-vous me conduire jusqu’à la Roche Royale ? »
L’étonnement de la prêtresse augmenta d’un cran.
« Bien sûr…
- Alors ne perdons pas de temps. »
La jeune femme l’invita à bord d’une barque allongée, dont la coque façonnée à la gloire du Seigneur Kiu glissait sur le lac souterrain en ridant doucement sa surface.
Elles accostèrent au bout de quelques minutes de traversée silencieuse sur l’ilôt central. La seigneur d’Écorcia aussitôt s’approcha de l’autel, sur lequel trônait la couronne vacante. Une lueur dorée diffuse émanait de la Roche Royale.
Un doute saisit soudain la prêtresse.
« Si je puis me permettre, Dame Otoha… Pourquoi avoir voulu vous rendre ici précisément ?
- Il y a quelque chose que j’aurais dû faire il y a longtemps. »
Avant qu’elle ne pose plus de questions, une explosion blanche obligea la jeune femme à se protéger les yeux. Quand elle recouvrit la vue, elle pâlit.
Dame Otoha avait saisi la précieuse roche à pleines mains. Elle se baissa pour la poser sur la tête d’un Ramoloss ahuri.
« NON ! »
Trop tard.
La couronne prit sa place sur le crâne nu.
Un éclat mystérieux brilla dans les prunelles du benêt. Il s’éloigna aussitôt, se soustrayant aux mains de la prêtresse qui voulut lui reprendre sa coiffe avant de disparaître dans l’eau sombre.
« Dame Otoha, qu’avez-vous fait ?!
- Nous n’avons que trop attendu ! Nous avons besoin d’un nouveau Seigneur Kiu avant qu’il ne soit trop tard !
- Vous n’aviez aucun droit de profaner ainsi ce lieu sacré !
- Ah ! Je n’ai pas de leçon à recevoir de votre part ! Pendant que vous vous lamentez sans rien faire, le peuple se meurt ! L’Empire a été dévasté par le Seigneur Rekka parce qu’aucun de ces sots n’a eu la bonne volonté d’accomplir son devoir !
- Vous osez…!
- Oui, j’ose ! Ce n’est pas vous, bien à l’abri dans votre grotte, qui faites face à l’Empereur en risquant votre vie à chaque… ! »
Un bouillonnement interrompit leur dispute.
Soudain, le lac s’illumina au point que le moindre poisson, le moindre relief dans son fond devint aussi visible que si la surface était de verre. Une sphère éblouissante y pulsait comme un cœur battant, sa pression amplifiant à chaque battement. Quand elle éclata, ses filaments se modulèrent pour former l’habit royal de l’être en son sein.
Les flots se scindèrent en deux comme il se posa sur le plancher souterrain. Sa tête se redressa, insensible à la superbe couronne bardée de cornes qui la coiffait désormais. Le joyau en son centre scintillait vivement.
Le Puits avait trouvé son roi.
Les deux femmes se prosternèrent devant sa majestueuse personne.
« Seigneur Kiu, dit Dame Otoha en s’armant de tout son courage. Je suis navrée d’avoir ainsi provoqué votre réveil, et encore plus de vous avoir enfermé dans cette Poké Ball. Mais la situation est désespérée. La surface a besoin de votre pluie bienfaitrice, sans quoi nous ne nous en relèverons pas. »
Son front toucha la pierre humide, espérant le convaincre de sa sincérité.
« Je vous en supplie, Seigneur Kiu ! Je suis prête à en payer le prix, mais sauvez le Johto ! »
Un silence pesant suivit ses paroles. Même les gouttes d’eau facétieuses n’osaient tomber de leurs stalactites, rendues timides par l’aura du nouveau Roigada Sacré.
Enfin, il leur adressa un signe. Il les invitait à le suivre. Craintives, les deux femmes lui emboîtèrent le pas comme il marchait posément entre les deux pans de lac, qui ne retrouva son unité qu’une fois la rive atteinte.
Pourtant, le roi du Puits ignora l’autel où il recevrait bientôt ses offrandes.
Il monta les marches. Passa le petit temple, où les moines s’agenouillèrent pour lui rendre hommage. Franchit le grand torii gravé dans la pierre. Sortit de la caverne.
Ce n’est qu’une fois hors de son domaine qu’il adressa un coup d’œil aux humaines derrière lui. Elles restaient à une distance raisonnable pour ne pas empiéter sur sa majesté. Il reporta son attention sur le paysage devant lui, fixant un point inconnu à l’horizon.
Et puis, sa bouche s’ouvrit.
Un bâillement intense, si grand, si long qu’on aurait pu croire sa mâchoire décrochée.
Alors, une ombre cacha le Soleil. De gros nuages sombres s’ammoncellèrent, se pressant les uns contre les autres comme deux amants après une interminable séparation.
Plic
Une goutte s’écrasa sur la terre sèche. Puis une dizaine Des centaines, des milliers tombèrent du ciel, recouvrant le paysage d’un film humide.
Dame Otoha leva le nez vers les cieux. Elle inspira cette odeur de pluie qui lui avait tant manqué. Sa peau acclamait la morsure fraîche des petites aiguilles. L’eau coulait sur son visage, emportant son maquillage.
Et sa vue.
Des taches blanches recouvrirent ses iris, la condamnant aux ténèbres alors que les flammes de sa vision s’estompaient enfin.
Mais c’était un bien faible prix à payer pour abreuver le monde.
« Vous semblez troublé, Votre Altesse. »
Le jeune souverain ôta ses doigts du koto sur lequel il s’entraînait à jouer l’Hymne au Zénith en préparation du prochain Kin Matsuri. Un léger soupir s’échappa de ses lèvres comme son épouse s’asseyait face à lui.
« Hélas, Dame Beniko… Nous ne savons plus quoi penser de la situation.
- Est-ce à cause des querelles de la cour ? »
Il hocha légèrement la tête.
Dehors, une fine pluie faisait chanter les tuiles depuis le matin.
Tous avaient été soulagés d’apprendre qu’un nouveau Roigada Sacré avait enfin été couronné. Les averses s’enchaînaient depuis des jours et, même si des crues avaient été rapportées par endroits en raison du sol asséché qui réapprenait à boire, tous se réjouissaient de ce miracle. Mais l’enthousiasme de certains était en demi-teinte.
Sire Iyou et Dame Chise s’étaient de nouveau offusqués quand une missive du Puits leur fit part des circonstances de cette intronisation.
« Une preuve de plus de la perte de foi de vos sujets !, s’étaient-ils exclamés. Nous ne pouvons reconnaître un bâtard choisi par un tiers comme le Seigneur Kiu ! C’est un affront envers les dieux ! »
Le Grand Prêtre du Roseau était même allé jusqu’à exiger l’interdiction immédiate de la Poké Ball, ce qui ne plut pas du tout à la Générale de l’Armée Impériale. Ils échangèrent des éclats de voix jusqu’à ce que l’Empereur Akiharu, las de leurs cris, se retira de la salle d’audience. Il avait trouvé refuge dans ses appartements du Palais Azur et prétexté jouer le chant sacré pour qu’on le laisse tranquille.
« Tous ont des inquiétudes justifiées, mais nous ne pouvons leur donner tous raison. Aucun ne se satisferait de cette conclusion, nous les premiers. »
L’Épouse Impériale lui présenta une tasse de thé vert, qu’il accepta volontiers. La chaleur du breuvage était rehaussée par la fraîcheur ambiante.
« Votre Altesse, me permettez-vous de vous donner mon avis ? »
Étonné, il lui accorda sa requête.
« Je pense que Sire Iyou et Dame Chise agissent en hypocrites.
- Dame Beniko, que dites-vous là !
- Pourtant, Votre Altesse, Sire Iyou n’avait-il pas été le premier à fustiger Dame Hiwada Otoha pour son inaction concernant la succession du Seigneur Kiu ?
- … Effectivement, nous nous souvenons de cela.
- Mais maintenant qu’elle a pris les devants pour son avènement, alors qu’elle connaissait pleinement les risques auxquels elle s’exposait, il s’indigne de son succès. Quant à Dame Chise… Elle ne nous a toujours pas fait part des visions de l’Oracle concernant la prophétie de la Divine Lugia.
- Certes, mais nous savons que déchiffrer les visions prend du temps.
- Étrange, dans ce cas, que Dame Hiwada Otoha ait été capable d'interpréter la sienne aussi rapidement. Qui plus est, alors qu’elle ne bénéficiait d’aucun indice en la matière des paroles de la Divine Lugia.
- Que voulez-vous dire ?
- Cela n’est que pure spéculation de ma part, Votre Altesse, mais… Et si elle omettait volontairement de nous confier ce qu’elle a vu ? »
Le jeune souverain fronça les sourcils.
« Voilà une accusation grave, Dame Beniko.
- J’en suis consciente, mais elle prend tout son sens si nous repensons à la prophétie. Peur au jour, force demain. Par le bois, par le lien. Deux mondes deviennent un. Je suis de plus en plus convaincue que, par ces mots, la Divine Lugia a voulu nous signifier que dieux et humains marcheront bientôt côte à côte, liés par le bois de la Poké Ball. Dans ce cas, le comportement de Sire Iyou et Dame Chise s’explique facilement. Ils ont peur de perdre leur influence et leur place à la cour, et ne veulent pas que vous abondiez dans ce sens. »
L’Empereur Akiharu pencha la tête sur le côté, pensif.
Son épouse venant du Kanto, elle était ce qui se rapprochait le plus d’une faction neutre dans cette dispute. Elle n’avait aucun intérêt à favoriser une partie plutôt qu’une autre, si ce n’était le bien de l’Empire.
« Si ce que vous prétendez est vrai, alors pourquoi notre aïeule aurait sonné le glas de notre personne ? Voulez-vous dire qu’elle ne souhaite plus nous voir régner ?
- Non, Votre Altesse. Ce n’est pas ainsi que j’interprète ses paroles. Je pense qu’au contraire… Elle souhaite aussi vous libérer. »
Dame Beniko inspira… Puis se pencha pour poser sa main sur celle de son époux.
Ce dernier sursauta. Jamais personne n’avait osé le toucher sans son accord, de peur de désacraliser son corps. Il la dévisagea de ses yeux vairons écarquillés. Il lut alors dans ses iris une douceur miséricordieuse.
« Vous pourriez enfin sortir de votre solitude. »
Il la fixa pendant de longues secondes, abasourdi.
Avant de brusquement ôter sa main en se levant.
« Vous vous égarez, Dame Beniko. Vous feriez mieux de rejoindre vos appartements pour vous ôter ces idées de la tête. »
Elle voulut ajouter quelque chose. Mais se retint.
« Bien, Votre Altesse. »
Elle s’inclina respectueusement.
Quand elle fut partie, l’Empereur regarda sa main qu’elle avait serrée.
Lui, redevenir un homme ? Ce n’était que pure fantaisie.
Maho se redressa en s’étirant, les mains sur les hanches, et grogna de satisfaction en sentant une vertèbre craquer. Pfiou… Le travail des champs était plus éreintant que dans ses souvenirs. Probablement parce qu’elle en avait perdu l’habitude. Néanmoins, elle sourit devant les tendres pousses qui sortaient de terre.
Même si la pluie redonnait vie à la Nature et facilitait leur labeur, leurs champs étaient plus précoces que toute autre végétation. Cela n’était pas par hasard : ils avaient veillé à faire bon usage des Poké Balls.
Seule une petite dizaine était à leur disposition, aussi s’étaient-ils tous concertés afin de déterminer quelles créatures seraient les plus utiles. Une sphère avait bien entendu été utilisée sur Peau-Pierre, tant pour assurer son obéissance que pour sa sécurité. Ce qui avait bien été utile quand la rivière proche du village avait débordé.
Ils s’étaient ensuite accordés sur trois priorités : de quoi se défendre, tant au village que sur les routes ; de quoi aider aux champs et à la recherche de nourriture de manière générale ; et enfin, de quoi soigner. Junko avait protesté à cette proposition, mais ils avaient tenu bon. Avoir un Pokémon pour l’épauler la soulagerait grandement, surtout quand ils avaient vu tout le travail qu’elle avait abattu durant l’incendie. Et maintenant que Pollen, son Papilusion, l’aidait à confectionner des bandages avec sa soie ou à trouver les herbes fraîches pour ses baumes, elle ne se voyait plus revenir en arrière.
C’est après une session de pêche avec Mâchoire que les enfants ramenèrent un Tétarte à la peau fripée par la déshydratation. La grenouille bondit au plafond quand elle rouvrit les yeux pour découvrir les humains penchés sur lui, mais sa faim dévora sa peur quand on lui offrit de quoi manger. Reconnaissant, Vortex prit très au sérieux son rôle d’irriguer les semis quand le ciel était encore capricieux. Il finit même par patauger dans la mare du village sans paniquer quand l’Aligatueur venait s’y prélasser.
L’ajout de Vol-au-Vent dans leur communauté fut plus un caprice qu’autre chose. En se rendant aux champs un matin, ils trouvèrent le Floravol puisant dans la terre abreuvée pour s’alimenter. Certains voulurent le chasser, mais d’autres soulignèrent qu’il pourrait les aider à garder un œil sur l’état de leurs cultures. Après tout, quel meilleur jardinier qu’un Pokémon plante ? Même s’il passait le plus clair de son temps à se prélasser au soleil ou à jouer avec les enfants en virevoltant dans les airs.
Pour la défense, en revanche, Tôru avait une créature en particulier en tête.
Il s’enfonça dans la forêt pendant plus d’une semaine, dans une zone épargnée par l’incendie. Ils craignirent le pire et s’apprêtèrent même à se lancer à sa recherche quand il revint, le corps couvert d’égratignures… Accompagné d’une Ursaring et ses deux petits.
« Mon père m’a appris à les pister et les chasser, » expliqua-t-il.
Cela ne le protégea pas d’un sermon de Junko.
Le jeune homme avait perdu quelques Poké Balls en essayant de capturer Féroce, aussi n’avait-il pas pu lier ses oursons. Heureusement, leur jeune âge les rendait malléables et leur mère veillait au grain qu’ils ne soient pas trop brusques en jouant avec les enfants. Glouton et Pelote devinrent rapidement leurs camarades de jeu préférés. Et maintenant que la Nature prospérait à nouveau, leur flair leur permettait de trouver les meilleures baies. Même si les garnements avaient tendance à en manger plus qu’ils n’en rapportaient, revenant souvent avec des sourires barbouillés.
Une seule Poké Ball leur restait. Ils la gardaient à l’abri, au cas où. Quoi donc ? Ils ne savaient pas trop, mais ils rechignaient à l’utiliser. Quelque chose les chiffonnait de ne plus en avoir à disposition.
Mais le sort les força en quelque sorte à sortir de cet état d’esprit.
Ils se réveillèrent une nuit au bruit de dizaines de croassements, pour découvrir qu’une nuée de Cornèbre était en train de marteler le toit de la cabane où ils entreposaient la nourriture. Mâchoire et Féroce les chassèrent… Pour cette nuit seulement.
Ils revinrent à la charge la suivante. Et celle d’après. Les deux bêtes étaient trop pataudes pour les atteindre, et ils se moquaient d’eux en croassant de plus belle avant de piller les réserves.
Mais quand l’Aligatueur referma sa gueule sur l’un d’eux, leurs rires cessèrent.
Un cri furieux perça la nuit. Une flèche sombre fusa du ciel, entaillant les écailles du saurien. Le Corboss se percha sur un toit, le plumage gonflé et l’œil sinistre. Comment osaient-ils s’en prendre aux siens ! Savaient-ils seulement à qui ils…!
La sphère le toucha alors qu’il était en pleine tirade croassante. Bandit ne leur avait a priori toujours pas pardonné ce coup bas, car il passait le plus clair de son temps au sommet d’un arbre, le dos résolument tourné.
Maho ramassa son panier rempli de mauvaises herbes qu’elle alla porter au Rhinocorne. Mais alors qu’elle remplissait son auge, elle entendit une commotion, à l’extérieur. Inquiète, elle quitta l’abri.
Quelle ne fut pas sa surprise de voir des guerriers entourant un palanquin décoré de branches bourgeonnantes sur la place du hameau. Une femme distinguée en sortit, qui observa d’un œil hautain les bicoques. Un imperceptible mouvement de recul la saisit quand elle aperçut l’ourse et le saurien, mais elle ne laissa rien paraître.
« Qui est votre chef ? »
Elle s’exprimait avec la voix de quelqu’un habitué à l’autorité, qui fit trembler les plus jeunes. Junko s’avança.
« C’est moi, ma dame.
- Je suis Wakaba Moriko, seigneur de Bourg-Geon. Il est venu à ma connaissance que vous vous êtes établis sur mes terres sans ma permission.
- N-nous ne voulions pas vous offenser, Dame Moriko ! On s’est juste installés dans un coin où on n’embêterait personne.
- Vous constituez néanmoins un village dans ma province. N’ayez crainte, loin de moi l’idée de vous punir. Seulement, il vous faut vous acquitter de vos devoirs envers moi afin que vous puissiez bénéficier de ma protection.
- On a pas besoin de vot’protection ! »
Les regards se tournèrent sur Tôru. Ses traits étaient crispés de colère.
« Je te demande pardon ?
- Tôru, arrête !
- Non ! J’ai dit c’que j’ai dit ! Pourquoi on devrait vous payer l’impôt, alors qu’y’a personne qu’est v’nu nous aider quand on en avait besoin !
- Jeune homme…!
- Quoi ? Z’allez me dire que c’est faux ? Alors y z’étaient où, vos soldats, là, quand nos villages se f’saient piller ? Quand nos parents se f’saient massacrer ? Hein ?! »
Il cracha au sol pour appuyer ses propos.
« Rien. Que dalle. ‘Savez c’qu’un d’vos gars y m’a dit, quand j’l’ai supplié de m’aider à dégager ma mère d’not’ maison qui s’tait effondrée ? Qu’il avait pas qu’ça à foutre et qu’un cadavre l’intéressait pas ! »
Les joues de Dame Moriko s’empourprèrent.
« Insolent ! Je voulais être magnanime envers vous, et c’est ainsi que tu me traites ? Vous ne méritez pas ma pitié ! Gardes, saisissez-les ! »
Les guerriers se concertèrent du regard avant d’avancer, armes en main.
Tôru siffla.
Aussitôt, Féroce et Mâchoire se postèrent devant les enfants. Dressés sur leurs pattes, ils poussèrent un rugissement assourdissant qui stoppa net les soldats. Ils hésitèrent, certains reculant même. Mais, alors qu’ils s’apprêtaient à reprendre leur attaque…
Un croassement guttural résonna dans le hameau.
Quelques instants plus tard, le ciel se voila sous la nuée de Cornèbre convoquée par Bandit. Les oiseaux de malheur volèrent en cercle autour de lui… Avant de fondre sur les guerriers du clan Wakaba en leur assénant des coups de bec. L’Aligatueur en profita pour en repousser d’un torrent d’eau. L’Ursaring martela la terre de ses pattes, dont les secousses en projetèrent d’autres vers l’arrière.
Il n’en fallut pas plus pour que Dame Moriko et ses troupes battent en retraite, sous les cris enthousiasmés des enfants.
Mais Junko était furieuse. Elle marcha droit jusqu’à l’adolescent et le gifla si fort qu’il se mordit la lèvre.
« Qu’est-ce que tu as fait !
- On a pas b’soin d’eux pour vivre !
- Et c’était une raison pour les insulter et les attaquer ?!
- C’est eux qu’ont…
- Peu importe ! coupa-t-elle en détachant chaque syllabe. Grâce à toi, on a une cible dans le dos !
- Et alors ! On peut se défendre tous seuls, on a pas à payer c’te noble alors qu’elle est pas foutue d’nous protéger !
- Nous défendre ?
- Ouais, comme on vient juste de le faire !
- Tôru. » Sa voix devint étrangement calme. « Qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer maintenant. Qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer, quand ça se saura qu’on a défait Dame Moriko et son escorte personnelle.
- Ben… Y vont y réfléchir à deux fois avant d'venir nous chercher des noises.
- Non, Tôru… » Elle soupira. « Ils vont nous traiter comme des hors-la-loi. Et ce n’est pas juste quelques troupes qu’ils vont utiliser pour s’occuper de nous, maintenant qu’ils ont vu qu'on a des Pokémon. »
Le visage de l’adolescent pâlit.