V. De Troubles et de Fiel
« C’est un moment historique, Votre Altesse ! » s’exclama Sire Iyou.
Une effervescence mesurée régnait dans la salle d’audience du Palais Écarlate. L’Empereur, sa cour et quelques invités de marque s’y étaient rassemblés afin de partager le repas traditionnel du Gin Matsuri, constitué de cinq plats représentant chacune des phases de la Lune. Bien entendu, un seul sujet occupait toutes les conversations.
« Depuis quand la Divine Lugia ne s’était-elle pas montrée ?
- Il me semble que sa dernière apparition remonte à deux siècles, répondit l’Épouse Impériale. Confirmez-vous cela, Dame Chise ? »
Pas de réponse. La Grande Prêtresse des Astres mangeait en silence, encore ébranlée par la venue de la Lune. Si, à ses côtés, son Mentali conservait sa prestance habituelle, sa Noctali était prostrée, comme encore écrasée par l’aura de la Dragonne d’Argentâme.
« Dame Chise ?
- Oh ! Je… Veuillez m’excuser. Vous disiez ?
- Nous parlions de la dernière apparition de la Divine Lugia. Avant celle d’aujourd’hui, bien sûr.
- Ah…! Eh bien, elle précéda l’inclusion du Kanto au sein de l’Empire. En fait, chacune de ses apparitions marqua un tournant décisif dans l’histoire de l’Empire.
- Ce qui prouve bien que nous sommes à un moment charnière ! renchérit le Grand Prêtre du Roseau.
- Charnière, oui… Mais pas forcément bénéfique, souligna la seigneur de Rosalia, invitée pour l’occasion en compagnie de son époux. Au vu de la situation actuelle, ne serait-ce pas une mise en garde ?
- Pourtant, la Divine Lugia n’a jamais été suivie d’une catastrophe d’ampleur, bien au contraire.
- Il y a une première à tout. Nous ne pouvons nous contenter de nous dire que tout ira bien quand l’Empire entier souffre.
- Votre Altesse, la Divine Lugia vous aurait-elle confié quelque sagesse ? »
L’Empereur Akiharu était lui aussi perdu dans ses pensées. Il se sentait à la fois honoré et coupable d’avoir eu l’immense privilège d’avoir pu rencontrer son aïeule. Pourquoi lui, qui n’avait rien accompli jusqu’à présent, alors que même son illustre grand-mère, que tous peignaient comme une souveraine remarquable, n’avait jamais eu cet honneur ? En ses plus de quarante ans de règne, elle n’avait été gratifiée que deux fois d’une Argent’Aile.
Il partagea néanmoins les paroles de la Lune avec son audience.
« Hum… Quelque chose que nous craignons, mais qui deviendra un atout ? pondéra la Générale de l’Armée Impériale.
- C’est également ainsi que nous le comprenons.
- Peut-être s’agit-il d’une nouvelle alliance au sein de l’Empire, comme le Kanto auparavant ?
- J’en doute, réfuta Sire Iyou. Nous n’avons pas de relation aussi proche avec un autre royaume. De plus, la Divine Lugia ne s’était pas montrée quand Irisia a décidé de se joindre à nous il y a quelques décennies.
- Mais quel sens donner à ces deux mondes, dans ce cas ?
- Dame Chise, appela le jeune souverain.
- Oui, Votre Altesse ?
- Vous serait-il possible de consulter l’Oracle à ce sujet ? Ce bois dont il est question pourrait être le Bois aux Chênes.
- Il en sera fait ainsi, Votre Altesse. Je partirai au plus tôt. »
Les débats continuèrent d’aller bon train, ce qui au moins anima la soirée.
Malgré le froid qui avait dépouillé les arbres de leurs feuilles, les rayons du soleil peinaient à traverser les denses frondaisons du Bois aux Chênes. L’obscurité y était permanente, si bien que jour et nuit s’y confondaient. Pourtant, la végétation s’y épanouissait. Peut-être parce qu’elle était le domaine de l’Oracle des Saisons et des ges, la forêt avait jusqu’à présent été relativement épargnée par la sécheresse terrassant le reste du Johto.
Mais s’y aventurer n’était pas sans risque. À ce jour, aucune route n’avait réussi à tenir plus d’une semaine au sein de ce dédale sylvestre. C’était comme si le Bois cherchait volontairement à garder une part de mystère et ne tolérait que les Hommes lui imposent leur façon de faire. De nombreuses disparitions étaient à déplorer chaque année, souvent de gens sous-estimant la volonté végétale. Seuls des Hoothoot ou Noarfang dressés pouvaient garantir un passage sauf.
Aussi, quand Dame Otoha eut vent de la visite prochaine de la Grande Prêtresse des Astres, elle s’assura de louer les services des meilleurs guides de tout Écorcia. Six Noarfang aux sens aiguisés comptèrent ainsi parmi la petite délégation qui s’enfonça dans le Bois aux Chênes. Un nombre surprenamment élevé mais absolument nécessaire pour localiser l’autel du Divin Celebi et déjouer les illusions le protégeant.
La seigneur d’Écorcia avait décidé d’accompagner Dame Chise. Elle connaissait la raison de sa venue -qui, à Tohjo, ignorait le miracle qui avait eu lieu durant le Gin Matsuri ! Mais elle espérait que la Voix de la Forêt lui susurrait des mots qui l’aideraient à enfin trouver l’héritier du Seigneur Kiu. Car, en dépit de tous leurs efforts, le puits restait sans roi. Aucun Ramoloss n’était même intrigué par la Roche Royale. Le ciel demeurait clair alors que son échéance approchait irrémédiablement.
Trois jours durant, ils marchèrent à travers les arbres. Aucun repère ne se présentait à eux, si bien que, sans le bouclier mental prodigué par les hiboux, ils auraient vite perdu la raison devant ces troncs qui se ressemblaient tous et le silence assourdissant qui absorbait tout.
Enfin, ils débouchèrent sur une petite clairière. Ou plutôt, aucun arbuste n’osait empiéter sur la majesté d’un chêne plurimillénaire dont la cîme immense s’étendait sur plusieurs mètres, offrant un rare espace ouvert dans ce bois étriqué.
« Dame Hiwada Otoha, souhaitez-vous m’accompagner ? »
La noble dame croisa le regard de la Grande Prêtresse des Astres, surprise de son invitation. Elle ne lui avait pourtant pas fait part de ses craintes. Elle hocha la tête, cependant. Il serait idiot de passer à côté d’une telle occasion.
« Attendez-nous ici, » ordonna Dame Chise à l’attention de leur escorte.
Guides et soldats furent soulagés de rester à la lisière. Ils n’osaient imaginer quel sort les attendait s’ils osaient fouler un lieu aussi sacré.
Les deux femmes marchèrent jusqu’au tronc plus épais qu’une tour de garde, épaulées du Mentali et de la Noctali. Logé entre de grosses racines noueuses qui semblaient avoir poussé exprès pour le substituer à la vue des curieux, un petit autel se tenait. La femme de foi s’agenouilla devant et se recueillit un instant. Dame Otoha aurait juré que les racines s’écartèrent à ses murmures. Cela ne perturba nullement la Grande Prêtresse des Astres, qui s’atella à préparer ses offrandes : un fumet délicat s’éleva des bâtonnets d’encens. Des victuailles alléchantes furent déposées sur un linge finement brodé. Enfin, elle versa un saké ambré dans une coupelle sobrement décorée. Saisissant une dague de cérémonie, elle s’entailla le pouce pour laisser tomber quelques gouttes de sang dans l’alcool, qu’elle remua précautionneusement jusqu’à ce que le breuvage ressemble à un soleil couchant prisonnier de l’onde.
Dame Chise se tourna vers la seigneur d’Écorcia.
« Veuillez vous asseoir à mes côtés, et posez une main sur Abysse et Zénith. »
Étonnée, elle s’exécuta. Le Mentali s’installa entre les deux femmes, mais la Noctali s’assit uniquement à côté de la noble dame. Elle posa doucement ses doigts sur leur poil soyeux.
« Quoi qu’il arrive, n’ôtez surtout pas vos mains. »
La Grande Prêtresse des Astres inspira profondément. Puis, elle prononça des mots dans une langue inconnue.
L’ambiance changea aussitôt dans la clairière. Une brume fine se leva, enveloppant et isolant les deux femmes du reste du monde. Des tremblements parcoururent le petit autel, secouant la poussière qui s’était incrustée dans ses fissures.
Soudain, ses portes s’ouvrirent en grand sous la rafale éthérée qui s’en déversa. Mille senteurs de bourgeons, fleurs et humus saturèrent l’air au point que Dame Otoha eut le souffle coupé. Étourdie, elle ouvrit la bouche pour retrouver sa respiration. Mais ce fut juste à ce moment que la Voix de la Forêt se manifesta.
Des murmures. Par centaines, par milliers. Ils bourdonnaient dans son esprit, allant et venant à un rythme effréné, et avec eux se succédaient autant de visions indéchiffrables. Des formes, des couleurs sans queue ni tête s’enchaînaient à tout va. La seigneur d’Écorcia se serait sentie emportée si ce n’était pour la présence effacée des évolitions, qui rendait l’expérience à peine supportable. Ses doigts s’enfoncèrent dans leur fourrure pour se raccrocher à la réalité.
Hagarde, elle ne se rendit pas compte qu’on l’appelait.
« Dame Hiwada Otoha ? »
Elle cligna des yeux. La clairière avait recouvré sa sérénité. Elle aurait cru avoir rêvé si ce n’était pour ses doigts emmêlés dans les poils d’Abysse et Zénith.
Soudain prise de nausées, elle porta une main à ses lèvres.
« Tenez, respirez cela. Vous vous sentirez mieux ensuite. »
Elle prit le bois de santal que Dame Chise lui tendait, inspira profondément son parfum apaisant. Son cœur qui battait à tout rompre se calma peu à peu, et le malaise se dissipa. Enfin, elle osa regarder l’autel. Il était redevenu inerte… Mais l’encens avait brûlé entièrement, les victuailles n’étaient plus, et le saké s’était asséché.
« Sommes-nous… Restées ici aussi longtemps ?
- Non, ne vous inquiétez pas. Le temps s’écoule différemment lorsque l’Oracle est dans les parages. Il se sera probablement sustenté à un autre moment. »
La Grande Prêtresse des Astres ne paraissait nullement secouée, comme si habituée à cet exercice éprouvant.
« Pourquoi…?
- Vous avoir proposé de vous joindre à moi ? Pour quelle autre raison m’auriez-vous accompagnée jusqu’ici ? Je connais parfaitement votre situation, mais je n’avais malheureusement aucune aide à vous offrir autre que celle-ci.
- Je… Je n’ai pourtant rien saisi à ce que le Divin Celebi a voulu me montrer, grimaça Dame Otoha.
- Les dieux se plaisent à nous parler en énigmes. Ou bien est-ce nous qui sommes trop faibles d’esprit pour interpréter leurs paroles. L’Oracle, en particulier, souhaite partager tant de choses avec nous qu’il ne se rend pas compte qu’il nous submerge.
- Comment faites-vous, alors ?
- Zénith m’assiste afin de rendre ces visions plus lisibles. Puis, le temps et les rêves apportent une compréhension qui m’échappait jusqu’alors. »
Le visage de la seigneur d’Écorcia s’assombrit.
« Du temps… Je n’en ai malheureusement plus assez.
- Vous avez encore jusqu’au Kin Matsuri, Dame Hiwada Otoha. Tout peut arriver d’ici-là. L’apparition de la Divine Lugia en est la preuve. »
Facile à dire… Ce n’était pas sa vie qui était en jeu.
« Maho, tu viens ? Le dîner est prêt.
- J’arrive, je finis juste de m’occuper de Peau-Pierre. »
Tôru hocha la tête. Mais plutôt que de repartir, il hissa une botte de foin dans la stalle du Rhinocorne que la jeune fille finissait de panser. Une fois l’abri refermé, ils se dirigèrent vers le bâtiment principal.
Petit à petit, le village des enfants prenait forme.
Enfin, il était bien trop tôt pour vraiment parler de village. La première cabane avait été solidifiée, et deux autres s’étaient ajoutées pour entreposer la nourriture, le bois et les outils ou pour effectuer des tâches trop dangereuses pour la maisonnée. Tout le monde, même les plus petits, mettait la main à la pâte pour améliorer le hameau, que ce soit pour ramasser du bois, aider les ados à préparer les champs pour le printemps, ou façonner des objets.
Le moral s’était bien amélioré depuis l’intégration de Maho et Mâchoire. D’abord apeurés par le saurien, les enfants s’étaient vite habitués à sa présence. Surtout que l’Aligatueur avait dérouté nombre de Pokémon sauvages, et cela faisait des semaines qu’aucun ne se risquait plus près de la chaumière. Maintenant, une fois les corvées finies, ils jouaient sans crainte avec lui, escaladant ses écailles ou fuyant en riant quand il faisait mine de les chasser.
Maho n’était pas en reste. Si elle n’était pas forcément très utile pour les travaux manuels, elle mettait à profit les enseignements de son oncle. Elle assistait Junko dans l’organisation de la vie du camp, un immense soulagement pour la jeune femme qui devait gérer tant de gamins. Surtout, elle proposa de se rendre en ville afin d’y vendre les remèdes concoctés par Junko. Un choix judicieux puisqu’il ne leur coûtait pas grand-chose de les faire, si ce n’était le temps de trouver les plantes sauvages et de les préparer. La jeune fille s’assurait ensuite de bien composer son étal comme elle avait maintes fois vu son oncle le faire. Le succès ne tarda pas : tous cherchaient de quoi se soigner, et les prix proposés étaient en-dessous de ce qu’il était désormais nécessaire de débourser pour se nourrir. Aussi, après cinq visites toutes les deux semaines, Maho et les ados l’accompagnant revinrent avec un Rhinocorne, acheté grâce à leurs gains et le cordon de pièces.
Certains furent d’abord sceptiques de cet achat -n’aurait-il pas mieux valu des vivres ou des outils ? Mais Peau-Pierre, ainsi surnommé par les enfants, prouva vite qu’il méritait sa pitance. Qu’il s’agisse de transporter du bois, aménager les champs ou dénicher des plantes comestibles, le labeur fut grandement facilité. Il leur permit aussi d’augmenter la diversité et le nombre d’articles qu’ils pouvaient proposer en ville ce qui, en retour, leur donna des fonds pour se procurer ce dont ils manquaient.
Une petite routine s’installait progressivement, rythmée par les repas qu’ils s’assuraient de prendre ensemble.
Maho sourit en entrant dans la cabane. Comme à son habitude, l’Aligatueur réchauffait ses écailles auprès de l’âtre, et les enfants n’avaient pas tardé à l’entourer. Yûta s’était même assis sur son dos, ce qui n’avait pas l’air de le déranger.
Elle s’installa sur les nattes qui habillaient le sol nu, prit le bol de ragoût qu’on lui tendait.
« Alors ? s’enquit Junko tout en aidant les plus jeunes à manger proprement. Comment ça s’est passé en ville ?
- T’aurais vu Maho ! Elle a complètement emberlobiné un gars qui voulait nous vendre du tissu troué super cher ! Elle est trop forte !
- M-mais non. J’ai juste fait attention, c’tout.
- Tu rigoles ? On se serait tous fait avoir, à ta place ! »
Elle rougit. Elle n’avait pourtant pas eu l’impression d’avoir fait grand-chose. Surtout, si ça avait été son oncle, il aurait certainement trouvé de quoi réduire encore plus le prix.
« Sinon, s’empressa-t-elle de changer de sujet. J’ai entendu dire que le clan Kogane a commencé à construire une tour. »
Les plus grands échangèrent des regards perplexes.
« Kogane…? C’qui eux, déjà ?
- C’pas ceux de Mauve-la-Sacrée ?
- Nan, ça c’est Kikyô. T’es bête ou quoi, tu viens d’là en plus.
- Ouais ben ça se ressemble.
- Ce sont les seigneurs de Port Doublon, » expliqua-t-elle. Forcément, ils ne connaissaient pas. Elle aurait été dans le même cas qu’eux si son oncle ne l’avait pas éduquée ces dernières années. « Apparemment, ils ont interprété l’apparition de la Divine Lugia comme un signe que les choses devaient changer, et ils veulent construire une tour à la gloire du Divin Ho-Oh pour qu’il se pose dessus au prochain Kin Matsuri. Mais ça, ça risque de pas plaire à la capitale…
- Mouais… Mais c’est loin tout ça. Ça nous concerne pas. »
Maho eut un sourire forcé. En effet, ça ne les concernait pas directement... Mais si le clan au tournesol poursuivait cette ambition, cela aurait des répercussions sur tout le Johto, voire l’Empire entier ! Le jeu des alliances, nourri par la famine, plongerait les provinces dans les armes et le sang, et même eux ne seraient pas épargnés.
« Au fait, dit Tôru en se tournant vers la jeune fille. Y’a un truc que j’me disais… Tu penses que tu pourrais nous ramener une Poké Ball, là ?
- Une… Poké Ball ? Non, non, impossible ! Dame Otoha -enfin, Écorcia- est le seul endroit qui en produit, et ils en envoient qu’à l’Armée Impériale, à Rosalia ! Franchement, c’est complètement un hasard qu’j’ai su qu’ça existait.
- Bon, bon, ok… »
Le jeune homme se rabougrit en finissant son bol. Maho se sentit soudain mal d’avoir nié aussi fermement.
« Mais… Pourquoi tu demandais ça ?
- Ben… C’est qu’ça serait pratique, tu vois.
- Ah ?
- Ben ouais. Déjà quand tu vois c’qu’on a réussi à faire rien qu’avec Mâchoire et Peau-Pierre, c’est énorme. Et puis… On serait quand même plus en sécurité, non ? Surtout que Mâchoire, y peut pas être à deux endroits à la fois. Donc, ben quand c’est vous qui l’prenez pour aller en ville, nous on s’retrouve sans défense. Mais quand y reste ici, vous avez rien pour vous défendre contre des bandits.
- C’est… Une bonne idée, en vrai. J’y avais pas pensé.
- Tu vois ! s’écria Tôru, ravi. Mais bon, comme t’l’as dit, c’pas possible. »
Tchac
La flèche se ficha dans la tête du mannequin de paille, qui ressemblait de plus en plus à un Sablaireau.
Tchac
Une autre se planta dans les fibres encore intactes.
Tchac
Puis une autre.
Tchac
Encore.
Tchac
Toujours.
Tchac
Ce n’est que lorsque sa main se referma sur du vide que Nirei se rendit compte qu’il avait tiré l’intégralité de son carquois. Il serra le poing, ignorant les ampoules formées sur ses doigts, et marcha d’un pas irrité jusqu’à la cible. Il se mit à arracher les flèches avec un soin anormalement absent.
Il n’en avait pas retiré la moitié quand les autres membres du Régiment de Dompteurs entrèrent dans la cour.
« Encore ? s’écria Tamotsu. Mais qu’est-ce qu’il a en ce moment ?
- Je l’ignore, murmura Yuzuha, inquiète. Peut-être a-t-il appris une mauvaise nouvelle ?
- Hum… C’est pourtant pas son genre de s’acharner comme ça. »
La Mackogneur d’Irisia plissa ses yeux fauves en observant l’archer.
« Eh ben, on a qu’à lui demander.
- Hein ? Non mais tu vas juste te faire rembarrer ! Mion ! »
Ignorant les avertissements de son rival, la géante rousse s’avança.
« Hey, Nirei ! Tout va bien ?
- Parfaitement bien, » siffla-t-il sans lui accorder un regard.
Mion se gratta le crâne.
« T’es sûr ? C’pas vraiment l’impression que tu donnes.
- Je m’entraîne. »
Une flèche résista. Plantée profondément dans la paille, sa pointe refusait de sortir. L’Hypotrempe Embusqué tira dessus à deux mains.
« … En massacrant une cible…?
- C’est quand même pas toi qui te fous sur la gueule avec Tamotsu à la moindre occasion qui vas me faire la leçon !
- Euh… Ok, dit-elle en haussant un sourcil. Mais… »
La pointe céda dans un craquement. Emporté par son élan, il tomba au sol. Mion lui tendit une main pour l’aider à se relever, mais il l’écarta d’un geste furieux.
« Je te dis que tout va bien !
- Il est pourtant clair que non, Nirei, » insista Princesse Macronium, venue à leur rencontre avec Tamotsu. « Vous ne nous avez jamais habitués à un tel comportement de votre part. Nous sommes vos frères et sœurs d’armes, il est normal que nous nous préoccupions de vous. »
Ses dents se serrèrent. Il se releva. S’éloigna de quelques pas. Revint. S’ébouriffa les cheveux en tentant de trouver quoi dire.
« Rah, c’est bon ! Vous me saoulez ! Je m’entraîne juste parce que ça chauffe avec le clan Kogane ! Voilà, vous êtes contents ?!
- Le clan Kogane…? » répéta Yuzuha, perplexe. Mais la géante rousse frappa son poing dans sa paume :
- Ah, mais oui ! C’est vrai que tu viens de Port Doublon !
- Quoi, c’est vrai ? Merde, fit Tamotsu en grimaçant. Chuis désolé, maintenant ça fait sens… »
L’homme de petite taille les dévisagea, surpris de leurs réactions. Ses yeux olive s’illuminèrent.
« Attendez… Vous pensez que je suis dans cet état parce qu’on risque de se battre contre Port Doublon ?
- N’est-ce pourtant pas le cas ? Cela ne doit pas être évident de se retrouver à affronter son fief d’origine et d’avoir à tuer d’anciens camarades et amis…
- Mais… Mais non ! Ça n’a rien à voir ! Je m’en fous de ça !
- Tu t’en fous… Mais t’es quand même en colère…? Là, t’en as soit trop dit soit pas assez. »
Il se mordit la lèvre. Et merde. Pourquoi ne s’était-il pas contenté d’aller dans leur sens !
« Ok, vous avez gagné, soupira-t-il. Si on affronte le clan Kogane, alors c’est très certainement leur général, Kogane Osahiro, qui sera à la tête de leurs troupes. C’est après lui que j’en ai.
- Tu veux t’attaquer à l’Airmure Doré ? Eh ben, t’en as de l’ambition !
- Attendez, Nirei… Pourquoi le visez-vous ? Tamotsu a raison, c’est un guerrier renommé.
- Je sais ! Je suis pas con non plus. Mais c’est le seul moyen de venger ma mère.
- Votre mère ? »
Il décrocha le vieux peigne de ses cheveux et en caressa les motifs de tournesol délavés qui l’ornaient.
« Elle travaillait à son service en tant que servante. Il l’a séduite pour profiter d’elle, mais quand elle est tombée enceinte de moi, il l’a renvoyée sans aucun remords.
- Où… Où est-elle, à présent ? » osa demander Yuzuha, bien qu’elle se doutait de sa réponse.
Le visage de Nirei se voila.
« Elle est morte… J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la soigner, mais elle était trop malade. Elle m’a tout avoué avant de mourir et… Je… Je pouvais juste plus rester à Port Doublon… C’est pour ça que j’ai enfin accepté l’invitation d’intégrer l’Armée Impériale… »
Une main gigantesque se posa doucement sur son épaule. Étonné, il leva les yeux vers la géante rousse.
« Désolée… Si j’avais su, j’aurais pas autant insisté…
- En tout cas, tu peux compter sur nous ! s’exclama le Capidextre Affamé. Si on en arrive là, on s’assurera que tu règles son compte à ce salaud !
- Nirei… Je suis vraiment navrée pour vous, mais… Êtes-vous certain de ce que vous avancez ? »
Aussitôt, les regards se braquèrent sur la guerrière noble. Elle déglutit. Elle allait devoir bien choisir ses mots.
« Ça veut dire quoi, ça ?
- Je comprends parfaitement votre peine, mais… Je suis simplement… Étonnée de votre récit.
- Ah ! Ben alors, princesse ! Tu crois quoi, que tous les nobles sont des saints ? Tu veux qu’on te liste leurs crasses par ordre alphabétique ou chronologique ?
- Ce n’est pas ce que je voulais dire, Mion ! Je suis bien consciente des travers dont bien des membres de clans sont capables et coupables. Ma famille n’en est pas exempte…
- Si tu le sais, d’où tu le traites de menteur ?
- C’est simplement que je n’ai eu vent d’aucune rumeur ou scandale concernant Kogane Osahiro. J’ai eu l’honneur de le rencontrer quelques fois, et il m’est apparu comme un homme doux et soucieux d’autrui. Aussi ai-je du mal à l’imaginer capable de…
- Ah ouais ? fulmina Nirei. S’il est si sympa que ça, alors explique-moi pourquoi, pendant toutes les années où on a vécu à Port Doublon, il est jamais venu la voir une seule fois ?
- Je… Je ne l’explique pas, il est vrai, mais…
- Princesse, enchérit la Mackogneur d’Irisia. J’comprends qu’c’est jamais agréable de s’entendre dire des trucs comme ça, mais là-dessus, t’as clairement pas ton mot à dire. »
Les joues de Yuzuha s’empourprèrent. Certes, son rang avait déjà causé des fossés avec des camarades auparavant. Mais elle n’avait aucun moyen de surmonter celui-ci.
La bannière d’or et d’argent claquait au vent tandis que la Générale de l’Armée Impériale étudiait une carte sommairement tracée au sol en compagnie de ses officiers.
Malgré les missives impériales exigeant l’arrêt immédiat des travaux, le clan Kogane s’entêtait dans la construction de sa tour, prétextant qu’il s’agissait simplement d’un moyen d’accroître les chances que le Divin Ho-Oh bénisse le Tohjo lors du prochain Kin Matsuri. Autant dire que cela ne plaisait pas à la cour : outre la défiance explicite du clan et le refus d’obtempérer à un ordre impérial, il y avait aussi la crainte que cette tour soit l’objet des paroles de la Dragonne d’Argentâme. Et si le Phénix d’Orcœur se perchait dessus au lieu de la Tour Carillon…? Ils ne pouvaient prendre un tel risque !
« Générale Kisara, nos éclaireurs font état de dix troupes d’une centaine de guerriers chacun environ. Ils sont stationnés au sud au niveau de leur frontière, dans le château Hélianthe. »
Elle fronça les sourcils en observant les emplacements marqués dans la terre. Ils n’avaient pas perdu de temps à se préparer.
« Êtes-vous certaine que nous n’avons pas besoin de mobiliser les troupes du clan Enju ?
- Inutile. L’Armée Impériale n’a pas besoin de l’aide d’un autre clan pour mater une rébellion. »
Bien qu’elle n’ait que 300 soldats à disposition, tous étaient des guerriers de métier, bien plus efficaces que les paysans habituellement recrutés par les seigneurs locaux lorsqu’ils se sentaient menacés. Cela équilibrait leurs chances. Et puis… N’était-ce pas là l’occasion rêvée de révéler leur carte maîtresse ? Sa Majesté lui faisait confiance, après tout.
La Générale leur fit part de son plan d’attaque… Qui lui valut des regards ahuris.
« Vous… Vous plaisantez ?
- Absolument pas. Nos ennemis ne s’y attendront pas, ce que vos réactions confirment. Prévenez uniquement les troupes concernées, afin qu’elles ne soient pas prises par surprise demain. Nous lancerons l’assaut demain, à l’heure de l’Arbok. »
Le lendemain, alors que la brume hivernale s’estompait, l’Armée Impériale se tenait à un kilomètre du château Hélianthe. Les soldats formaient des groupes compacts plutôt que de s’étaler sur l’horizon, dans une volonté de rendre plus ardue l’estimation de leurs nombres.
Un cavalier fila hors de la formation en direction des portes de la forteresse, au pied desquelles il arrêta son Dodrio.
« J’apporte un message au nom de Dame Fusube Kisara, Générale de l’Armée Impériale et représentante de Sa Majesté l’Empereur Akiharu no Tenshi ! »
Une tête coiffée d’un casque d’or cranté de carmin apparut au-dessus des remparts.
« Je suis Kogane Osahiro, général du clan Kogane et représentant de Sire Kogane Isamu.
- Dame Fusube Kisara exige que vous honoriez la demande de Sa Majesté de cesser immédiatement la construction de votre tour.
- Nous ne faisons qu’ajouter un temple à la gloire du Divin Ho-Oh à Port Doublon. Nous ne méritons en aucun cas les accusations faites à notre encontre.
- Votre temple n’a été approuvé ni par le Culte du Roseau, ni par le Culte des Astres !
- Oh, ainsi nous devrions demander une autorisation à chaque prière, à chaque offrande effectuée ? Voilà qui alourdirait grandement la tâche des prêtres…
- Ne déformez pas les propos de Sa Majesté !
- Sa Majesté est libre de venir se recueillir au sein de la Tour Ferraille quand bon lui semblera une fois qu’elle sera achevée, mais nous refusons cette ingérence dans nos affaires religieuses ! »
Là-dessus, une flèche fut décochée aux pieds du Dodrio, qui agita ses têtes devant l’affront. Son cavalier rebroussa chemin.
« Je suis navré, Générale Kisara. Ils n’ont rien voulu entendre.
- Cela n’est guère étonnant. »
Quelle fière allure elle avait, juchée sur son Tauros dans son armure miroitante d’or et d’argent sous le soleil matinal !
« Soldats ! L’honneur de Sa Majesté a été bafoué ! Il vous revient de le restaurer par les armes et le sang ! »
Elle dégaina son sabre en plume d’Airmure, le brandit en direction du château.
« Pour l’Empereur ! »
Les guerriers s’élancèrent en maintenant parfaitement leur fromation, à pied, à Tauros ou à Dodrio. Une volée de flèches les dépassa dans un arc morbide. Si la plupart finirent au sol, quelques-unes clamèrent les premières vies.
L’armée adverse ne resta pas sans rien faire.
Ses deux régiments de taurosiers contournèrent largement les troupes impériales dans le but de les encercler. Mais les guerriers de métier avaient atteint les fantassins du clan au tournesol, et la différence d’entraînement et de qualité d’équipement se faisait sentir. Ils infligèrent de lourdes pertes le temps que la charge des Tauros se referme dans leur dos. Cornes et sabots emportèrent des soldats aguerris, mais maintenant qu’une mêlée générale s’était formée, il leur devenait difficile de ne pas aussi toucher des alliés.
Toujours à l’abri sur les remparts, l’Airmure Doré observait la situation.
« Sire Osahiro, nous arrivons à leur tenir tête ! » s’exclama un de ses officiers.
Il hocha la tête, mais continua de scruter le champ de bataille. Il cherchait quelque chose.
« Je ne la vois pas…
- Qui donc ?
- Dame Fusube Kisara. »
Étonnés, ses gens regardèrent à leur tour. Quelqu’un, soudain, pointa l’horizon.
« N’est-ce pas elle, là-bas ? »
En effet, même si elle n’était qu’un petit point, on la reconnaissait à l’éclat de son armure. Elle n’avait pas bougé depuis qu’elle avait ordonné l’assaut.
Le général au tournesol fronça les sourcils.
« Ce n’est pas normal…
- Elle aura pris peur devant notre armée !
- Non. Au contraire. Elle n’est pas du genre à rester en arrière sans rien faire, surtout en infériorité numérique. »
Après tout, ce n’était pas pour rien qu’elle avait obtenu la charge de Générale de l’Armée Impériale. Elle était aussi fine stratège que lame. Sa seule présence valait deux de ses hommes, qui eux-mêmes ne rassemblaient que l’élite de l’Empire. Alors pourquoi ? Qu’est-ce qui lui échappait ? Il avait la désagréable impression d’être un Stari trop envoûté par la lumière pour voir le Lanturn qui s’apprêtait à l’engloutir.
Soudain, des secousses ébranlèrent le château.
« Qu… Un séisme ?! »
Il s’accrocha à ce qu’il put… Mais remarqua que les guerriers dans la plaine poursuivaient le combat comme si de rien n’était. Comment, alors que la terre tremblait de plus belle ?!
Un monticule souleva la cour intérieure, qui se déchira sur une grosse tête argentée. Abasourdi, l’Airmure Doré vit l’immense serpent de fer se dresser, alors qu’une poignée de guerriers sortaient de la galerie. Ce n’est que lorsque Muraille poussa un rugissement sifflant qu’il prit conscience de la situation.
« Aux armes ! »
Ses soldats s’exécutèrent, mais certains, tétanisés par l’apparition du monstre, furent fauchés par la masse à pointes de la géante rousse qui avait sauté de sa tête. Et voilà que d’autres créatures s’ajoutèrent ! Une jeune femme bougeait de concert avec un Scarhino, chacun couvrant les angles morts de l’autre dans une danse aussi parfaite que mortelle. Un gaillard qui aurait plus eu sa place en cuisine qu’au combat fracassait têtes et membres avec ses Pomdepik enchaînés. Et, ironie de la chose, un Héliatronc se faisait un plaisir de lacérer de ses feuilles aiguisées les guerriers arborant son emblème.
Percevant du mouvement au coin de l’œil, Sire Osahiro dégaina son sabre. Une flèche tinta contre la plume d’Airmure, et il constata avec surprise qu’un homme de petite taille avait réussi à se hisser à son niveau, sur les remparts. Bon sang, il ne l’avait même pas vu arriver dans toute cette confusion !
Saisissant sa deuxième lame, l’Airmure Doré se rua sur lui en brisant les nouvelles flèches, quand son adversaire se baissa. L’Octillery dans son dos lui cracha dessus. Il fendit le projectile par réflexe… Qui explosa en un nuage d’encre qui lui recouvrit buste et visage.
En jurant, il s’essuya rapidement les yeux, mais sa vision restait trouble. Heureusement, son expérience lui permit de déjouer l’estoc que le jeune guerrier tenta. Malgré son handicap, il conservait son calme et maintenait sa garde, osant même une offensive quand il repérait le rouge vibrant de la pieuvre. La sueur et les rares répits qu’il glâna lui permirent d’y voir un peu mieux…
Juste à temps pour remarquer l’ombre qui se rapprochait dangereusement.
Il sauta dans la cour comme la lourde queue de Muraille fracassait le morceau de rempart sur lequel il était en train de combattre.
« Nirei ! » s’écria Yuzuha en remarquant son camarade bien trop proche des décombres.
Elle voulut se précipiter vers lui… Mais un kanabo lui barra la route.
« Mion, nous devons l’aider ! Il n’est pas de taille seul contre l’Aimure Doré, il va…!
- Laisse-le faire, Yuzuha. C’est son combat. »
La guerrière noble se figea. La Mackogneur d’Irisia ne l’avait jamais appelée par son nom.
Si l’Hypotrempe Embusqué avait roulé au sol, il s’était relevé dans un même mouvement. Il en profita même pour décocher une flèche… Qui, enfin, réussit à se ficher dans le mollet du général !
Sire Osahiro grogna en brisant la hampe du projectile. Mais ce n’était pas ça qui l’arrêterait ! Prenant appui sur sa jambe valide, il bondit en avant pour combler la distance et asséner le terrible coup en croix qui avait fait sa réputation…
« Radiance ! »
Une étincelle au coin de l’œil. Puis l’Airmure Doré fut avalé par un geyser lumineux qui le projeta sur plusieurs mètres.
Sonné, brûlé par son armure qui avait absorbé la chaleur intense du flash, il voulut se relever… Mais ses jambes étaient déjà entravées par la pieuvre. Ses mains cherchèrent ses armes expulsées par l’ire céleste, quand son adversaire le cloua au sol en se tenant sur son torse.
Il avait tiré sa propre plume d’Airmure. Son visage inconnu irradiait pourtant d’une haine viscérale. Il leva les bras, préparant son ultime geste alors que ses yeux olive le méprisaient.
Ses yeux.
« Ena…? »
La pointe de la rémige se figea au-dessus de sa gorge.
Nirei cligna des yeux. Regarda son géniteur. Quoi ? Comment… Pourquoi se souvenait-il de son nom ?
Sire Osahiro le dévisageait. Son visage se déforma successivement. Incrédulité. Joie. Incompréhension. Tendresse. Remords. Colère.
Tristesse.
« Je vois… »
Voir quoi ? Nirei voulut-il lui demander. Il était perdu. Son esprit ne parvenait plus à réfléchir correctement. Pourquoi ? Pourquoi ce monstre qui avait jeté sa mère réagissait ainsi ? Il ne pouvait pas. Il n’avait pas le droit !
La main du noble se leva.
Nirei enfonça la lame dans sa gorge.
L’homme tressaillit… Mais poursuivit son geste. Ses doigts caressèrent doucement la joue de son fils.
« Je suis désolé de ne pas avoir… Pu te… Connaître… »
Un sourire aussi peiné que sincère étirèrent ses lèvres d’où s’écoulaient déjà des filets de sang. Sa main retomba dans la poussière.
Nirei ne bougeait pas. Il continuait de fixer le visage éteint du général.
Enfin, il réussit à se lever. Il s’éloigna lentement du corps, alors que tout autour de lui le combat cessait. Il dépassa Yuzuha, dont le masque implacable ne pouvait contenir l’amertume.
« Soyez honnête avec moi, Nirei. Cela en valait-il la peine ? »
Il serra les dents et le poing. Mais demeura sans réponse, comme les hourras de victoire résonnaient au-delà des remparts.