[L] Coupable
J'ouvre les yeux dans un endroit sombre et étouffant. Je me redresse d'un seul coup en apercevant Thomas un peu plus loin, mais je suis alors prise de vertiges et menace de m'effondrer à nouveau.
– Doucement... murmure le dresseur en faisant rouler sa gourde vers moi. Tu es déshydratée.
J'observe mon corps et réalise que je ne suis plus toute nue. Mon ravisseur – c'est peut-être ainsi que je dois le considérer désormais – a eu la décence de me rhabiller avant de me transporter dans cet endroit.
Je ramasse la bouteille et bois de longues gorgées d'eau sans me poser de questions. Thomas a eu mille occasions de m'empoisonner depuis notre rencontre, mais il ne s'y est jamais risqué.
Je ne vois pas pourquoi il le ferait maintenant.
– Où sommes-nous ? je demande en cherchant mon smartphone dans mon sac à dos.
– À Vulcanor... répond-il sombrement. Au cœur même du volcan.
Je comprends mieux d'où vient cette chaleur insupportable. Nous avons troqué une caverne pour une autre, et nous trouvons actuellement dans une cavité circulaire aux parois lisses où convergent plusieurs tunnels assez larges laissant entrevoir des lueurs rougeoyantes.
Je ne serais pas étonnée de trouver des bassins de laves en explorant les environs – chose que je ne ferai jamais.
– Encore une de tes cachettes secrètes ? je grommelle avec mauvaise humeur.
Thomas ne me répond pas tout de suite. Il est en train de tailler un morceau de bois avec son canif et ne semble pas m'accorder la moindre attention. Je pourrais essayer de me jeter sur lui pour le neutraliser et le livrer ensuite aux autorités, mais je ne suis même pas sûre que ce soit la bonne chose à faire.
– Non... lâche-t-il finalement d'un ton égal. Nous sommes dans un ancien repaire de voleurs. Personne ne pensera à nous chercher ici.
Je suis on ne peut plus d'accord avec lui. Personne ne cherchera non plus à ramener nos cadavres, lorsque nous aurons tous les deux succombé à la chaleur.
Je vérifie que ma ceinture de Pokéball est bien bouclée autour de ma taille et me lève enfin pour me dégourdir les jambes. Je ne sais pas combien de temps je suis restée endormie, et l'absence de lumière naturelle ne m'aide pas beaucoup.
Mon smartphone refuse lui aussi de me donner des indications. L'absence totale de réseau m'empêche de me synchroniser sur l'horloge nationale, et je regretterais presque de ne jamais avoir voulu que l'on m'offre une montre.
Mais je n'ai cependant pas besoin de connexion pour faire fonctionner mon précieux dictaphone.
– Je peux te poser une question ? je demande d'une voix détachée en activant discrètement l'application.
Mon ami répond par un grognement sans quitter des yeux sa sculpture. Je prends naturellement ça pour une invitation à continuer.
– Le Centre Commercial de Lunapolis... je murmure en sentant l'angoisse m'envahir. C'était vraiment toi ? Tu es... Tu es vraiment responsable de l'explosion qui a détruit le bâtiment ?
Je crois fermement en la présomption d'innocence. Thomas n'est pas responsable de ce qui m'est arrivé depuis le début de mon voyage. La tentative d'enlèvement, la folie sanguinaire de Massko... Il y a des gens dehors qui cherchent à me nuire, et mon ami pourrait très bien avoir été lui aussi victime d'un coup monté.
Je ne vois aucune autre explication possible.
– Oui... déclare-t-il d'une voix brisée en plongeant son regard dans le mien. C'est bien moi qui ai tué tous ces gens.
Mes derniers espoirs s'effondrent tandis qu'un frisson glacial parcourt mon échine. Je secoue la tête avec incrédulité, ne comprenant pas comment un gamin de quinze ans a pu provoquer un tel carnage.
– Ça n'a pas de sens... je souffle en plissant les yeux. Tu étais à deux doigts de devenir Maître Pokémon. Tu n'avais aucune raison de gâcher ta vie comme ça. Tu ne peux pas...
– Ça suffit, Lucille... me coupe-t-il d'un air sombre. Tu ne me connais pas. Tu ne sais rien de ma vie. Et tu aurais finalement mieux fait de ne jamais me rencontrer.
J'ai l'impression que mon cœur vient de s'arrêter. Le regard de mon ami se porte alors sur mon smartphone et s'assombrit davantage.
– Tu n'auras pas besoin de mon témoignage... lâche-t-il avec dédain. Ces gens-là ont déjà toutes les preuves dont ils ont besoin.
Je range mon appareil dans ma poche avec une rage à peine contenue et concentre tous mes efforts pour retenir mes larmes. Il est hors de question que je paraisse faible dans un moment pareil.
– Je fais ça pour moi... je réplique d'un ton glacial. Pour prouver à ces gens-là que je ne suis pas comme toi.
Je ne veux plus rien avoir à faire avec Thomas. Ce type est un meurtrier doublé d'un menteur, et je ne peux absolument pas courir le risque d'être associée à lui. Mon père serait anéanti s'il découvrait que je suis recherchée pour complicité.
J'espère seulement qu'il n'est pas trop tard.
– Bon courage... déclare-t-il en reprenant comme si de rien n'était la taille de son morceau de bois.
Son indifférence provoque en moi une nouvelle vague de colère qui me fait péter les plombs. J'empoigne brusquement mon sac et renverse au passage une vieille étagère rouillée qui s'effondre dans un vacarme assourdissant.
Une multitude de fournitures abandonnées se déverse alors sur le sol de pierre, et je ne peux m'empêcher de me retourner en entendant le son caractéristique d'une Pokéball qui s'ouvre.
– Qu'est-ce que...
J'accours vers l'objet et me fige d'horreur en voyant apparaître le corps inconscient d'un petit poussin orange. J'active machinalement mon smartphone pour enregistrer son profil dans mon Pokédex.
"Poussifeu. Il envoie des boules de feu pouvant atteindre une température de mille degrés. Quand on le prend dans ses bras, on ressent la chaleur des flammes qui brûlent à l'intérieur de son corps."
Je range aussitôt mon appareil dans ma poche et attrape avec douceur le petit Pokémon. Son corps est à peine tiède, et les couleurs de son plumage sont anormalement ternes.
– Il est en train de mourir... murmure Thomas en sortant de son sac une seringue rouge qui ne m'inspire rien de bon. Soulève sa tête.
Je lui lance un regard méfiant en reculant malgré moi d'un pas.
– Soulève sa tête ! m'ordonne-t-il sèchement en crispant la mâchoire.
Je ne suis pas du genre à me laisser intimider, mais ses yeux trahissent une inquiétude des plus sincères. Je finis donc par acquiescer et fixe avec appréhension l'aiguille située à l'extrémité de la seringue.
– C'est un Total Soin... explique Thomas en injectant avec précaution le médicament. Ça devrait stabiliser son état, le temps de l'amener dans un Centre Pokémon.
Mon ami sort ensuite une Super Potion et vaporise son contenu sur le corps tout entier du Poussifeu. Son visage se ferme lorsqu'il pose son regard sur la Pokéball ouverte au sol.
– Elle est complètement dévitalisée... gronde-t-il avec colère. Ça doit bien faire six mois que ce petit n'a pas vu la lumière du jour.
Je cligne des yeux avec incrédulité. Est-il seulement possible pour un Pokémon de survivre autant de temps à l'intérieur de sa Pokéball ? Quel dresseur serait assez inconscient pour abandonner son partenaire de la sorte sans le moindre état d'âme ?
Thomas a parlé d'un ancien repaire de voleurs. Se peut-il que ce petit monstre ait été subtilisé à son dresseur d'origine ?
– Il ne faut pas perdre de temps... souffle mon ami en fourrant la vieille capsule dans mon sac. Tu en auras besoin pour l'identification. Et prends ça aussi.
Il sort de son sac son sweat à capuche et me le présente avec un air très sérieux. Je hausse un sourcil perplexe en observant le vêtement.
– Qu'est-ce que tu veux que je fasse de ça ? je demande sur la défensive.
– C'est juste au cas où... répond-il avec une mine inquiète. Tu n'as pas envie que Steve Erzat et ses sbires te retrouvent, crois-moi.
Je laisse échapper un rire bref.
– Parce que tu crois que j'ai envie qu'ils me confondent avec toi ?
Thomas pousse un léger soupir mais ne cherche pas à prolonger le débat. Il décroche une Pokéball de sa ceinture et me la donne en plantant son regard dans le mien.
– Dracaufeu te conduira jusqu'à la ville, au pied du volcan.
– Je ne veux pas de ton...
– Tu veux sauver Poussifeu... coupe-t-il d'un ton sans réplique. Le reste n'a aucune importance.
Je lance un regard furieux à mon ami. Ce dernier déploie toute son énergie pour secourir un seul et unique Pokémon, mais il n'a eu aucun scrupule à détruire un immense centre commercial avec des centaines de clients enfermés à l'intérieur.
Je ne comprendrai jamais ce garçon – je ne suis d'ailleurs plus très sûre de le vouloir.
– Et quand est-ce que je te rendrai Dracaufeu ? je demande en récupérant la Pokéball ainsi que le sweat à capuche.
– Je te rejoindrai sur la route entre Vulcanor et Altar... déclare-t-il de sa voix grave. Ensuite, tu pourras décider de couper définitivement les ponts avec moi.
Je le fixe intensément pour essayer de deviner le fond de sa pensée, mais son visage demeure indéchiffrable.
Je décide donc de hocher la tête d'un air entendu et tourne rapidement les talons pour mener à bien ma mission de sauvetage.
– Tiens bon, mon grand... je souffle au petit Pokémon.
Pikachu se libère de sa Pokéball et jaillit devant moi pour me guider à travers le dédale souterrain. J'accélère le pas pour tenir la cadence, en me demandant ce que le rongeur pense des actions passées de son dresseur.
Lors de notre première rencontre, Thomas avait préféré le terme d'ami à celui de Pokémon pour désigner son partenaire. Ce dernier a sans doute assisté à l'attentat du Centre Commercial de Lunapolis, mais il est pourtant toujours resté fidèle au garçon.
J'aimerais pouvoir comprendre les Pokémon pour savoir précisément ce qui s'est passé ce jour-là.
– Merci, Pikachu... je murmure en apercevant enfin l'ouverture au loin.
Je décroche la Pokéball de Dracaufeu et libère le dragon dès lors que j'arrive sur le flanc du volcan. Ce dernier décrit alors un grand cercle dans les airs avant de se positionner à côté de moi pour que je puisse grimper sur son dos.
Mon appréhension est toujours bien présente, mais je ne peux pas me permettre de faire la fine bouche. Je m'installe comme je peux en calant mes jambes de chaque côté de son cou – juste en haut de ses ailes, et enfile rapidement le sweat de Thomas pour caler Poussifeu dans la poche centrale et lui éviter de chuter par inadvertance.
– C'est tellement sombre...
Le paysage est désolant. Je serais incapable de dire s'il fait jour ou nuit, car le ciel est voilé par un rideau de cendres qui tombe sur toute la ville et ses environs.
Ça devrait au moins me permettre de passer inaperçue.
– Descends tout doucement ! je murmure à l'adresse de Dracaufeu.
Je réalise au même moment que le dragon ne peut pas m'entendre, mais il interprète malgré tout la pression de mes jambes comme un signal pour perdre en altitude.
Je caresse le haut de son cou pour le féliciter et l'invite à se poser aux abords de la ville. Le Pokémon de Thomas obtempère avec une étonnante docilité et attend patiemment que je récupère mes affaires.
– Merci pour tout... je souffle avec un sourire en le rappelant dans sa Pokéball.
Une sensation de vide s'empare de moi tandis que je me retrouve seule pour la première fois depuis longtemps. Mes Pokémon pourraient bien évidemment me tenir compagnie dans cet environnement hostile, mais des personnes malintentionnées pourraient tenter de les subtiliser pour les emmener je-ne-sais-où.
Plutôt mourir.
J'abaisse la capuche du sweat sur ma tête et récupère Poussifeu au creux de mes mains avec une extrême délicatesse. Je dépose alors un bisou sur son front et me mets à courir sans relâche vers le Centre Pokémon de Vulcanor.