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Les bons conseils de mon grille-pain de Lief97



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» Auteur : Lief97 - Voir le profil
» Créé le 01/09/2022 à 17:54
» Dernière mise à jour le 15/09/2022 à 17:28

» Mots-clés :   Amitié   Humour   Kanto   Slice of life

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Chapitre 4 : Jean-Robert
L’homme en costume-cravate ne payait pas de mine.

Pas bien gras, un peu dégingandé, la cravate de travers et le crâne dégarni, il tenait une petite mallette dans la main droite, et posa les yeux sur le Motisma avec un air perturbé.

S’il était loin de l’image d’un chef d’une sombre mafia, son style maladroit et l’expression béate de son visage n’étaient pas sans rappeler les sbires de la Team Rocket, bien connus pour être dotés d’un Q.I. équivalent à ceux d’une brique. Ou pire encore, d’un Magicarpe.

Et quelque chose soufflait à Grille-pain que ce type ne respirait pas l’intelligence !

— Un fer à repasser ? s’étonna-t-il après un silence stupéfait.
— … pour dire ça, ça ne peut signifier qu’une chose : vous n’avez jamais vu de fer à repasser de votre vie, monsieur ! Je suis un grille-pain, tout de même !
— Ah… oui.

Il marqua un temps d’arrêt, puis fronça les sourcils :

— C’est quand même très improbable de croiser un grille-pain ici.

Et voilà ! Comme prévu, il ne respirait pas du tout l’intelligence.

— C’est tout aussi improbable de tomber sur… un employé de la Sylphe SARL ?

En son for intérieur, Grille-pain se montrait méfiant. L’entreprise numéro un de Safrania, la Sylphe, était la concurrente principale de Motismax. Son influence rendait le marché de l’électroménager aussi inégal que le serait un combat opposant six Dracaufeu à un Mystherbe nouveau-né.

Grille-pain n’avait pas été conçu pour détester le concurrent de son créateur, mais il ne pouvait pas s’empêcher de comparer la Sylphe à une sorte d’entité tentaculaire qui dominait Kanto par ses technologies.

L’employé soupira, traîna des pieds vers Grille-pain, puis désigna le plafond.

— Je vais me reposer là-haut, si ça ne te dérange pas…
— Pas de soucis, pas de… hein ? Vous « reposer » ? Là-haut ?

Grille-pain leva le nez — quel nez, me direz-vous ? — et se figea de surprise. À part une grosse poutre métallique à laquelle pendait un bout de corde… il grimaça d’effroi.

— Me reposer éternellement, oui… sourit l’employé en posant sa mallette par terre.

Il retira sa cravate d’un geste vif, et la jeta sur un tas d’ordure voisin. Grille-pain sursauta :

— Non, non, non ! C’est vraiment pas une bonne idée, si vous voulez mon avis !
— Je ne t’ ai pas demandé, si ?
— Non, mais vous devriez.
— Pourquoi ? Ça ne te concerne pas.
— Si, ça me concerne, je ne veux pas vous voir en arriver à une telle extrémité, malheureux !
— Bah ferme les yeux, alors.

L’employé s’était penché et fouillait sous un fatras de palettes. Il cherchait visiblement l’échelle dont Grille-pain apercevait les barreaux, à quelques mètres de là. Pour le moment, hors de vue de l’homme.

— Fermer les yeux ? Comment le pourrais-je ?
— En abaissant les paupières. Comme ça.
— Non, mais je sais bien ça ! Je veux dire… comment pourrais-je fermer les yeux face à un spectacle aussi horrifique ? Je ne vous laisserai pas vous pendre, monsieur !
— Bah, tu sais, c’est pas la première fois que j’essaye.
— … ah oui ? s’inquiéta Grille-pain.

L’employé se redressa, et se gratta pensivement le menton, soucieux.

— Ouais, j’ai essayé hier. D’où l’état actuel de cette corde. Mais je ne suis pas mort.
— Comment est-ce possible ?
— Je me suis pendu par les pieds. Et ça a craqué. Mais ce matin, j’ai regardé un tuto pour que ça marche du premier coup.

Grille-pain n’avait absolument aucune envie de savoir de quel tuto il parlait. Il fit jaillir sa main de Motisma et attrapa l’homme au niveau de la poitrine, lui plaquant les bras le long du corps. Il avait beau être un meuble, c’était aussi un Pokémon avant tout, et un ancien, avec de l’expérience en combat !

— On va discuter, mon cher monsieur, souffla Grille-pain.

Son plan d’attirer Augustin passa aussitôt au second plan dans son esprit. Ce type avait besoin d’aide, et d’une aide bien plus urgente que celle de son jeune et peureux propriétaire.

— Quel est votre nom ?
— Jean-Robert.
— …
— Ah, tu vois ? C’est pour ce genre de réaction que je déteste ma vie…
— Quel genre de réaction ?
— Ce mépris et cette folle envie de se moquer de moi quand je prononce mon prénom.

Grille-pain toussota, gêné. Il était vrai que l’idée de pouffer lui avait frôlé l’esprit. Juste une fraction de seconde. Mais il s’était retenu ! Ce n’était donc pas incriminant… pas vrai ?

— C’est toujours mieux que mon abruti de neveu, Jean-Eudes… Ce petit insolent ! J’ai bien fait de quitter Rivamar… j’aurais pas supporté de devoir me débarrasser des centaines de Magicarpe qu’il pêche chaque jour ! Ah, si seulement il existait un univers parallèle où les Magicarpe auraient envie de génocider la race humaine… j’aimerais tant y être !

Grille-pain secoua l’homme dans sa main géante, le coupant court à son délire étrange.

— Jean-Robert, pas de digressions ! Le temps n’est pas encore venu d’aborder votre situation familiale. Vous m’avez dit votre nom, dites-moi votre âge.
— Trente-quatre ans.
— Mais vous êtes jeune !

Il jeta un regard interloqué au front dégarni de son interlocuteur.

— Ouais, la calvitie me vieillit vachement, et c’est pour ce genre de regard que j’ai envie de mettre fin à mes j…
— S’il vous plaît, taisez-vous ! Je ne suis pas DU TOUT en train de juger votre dégaine.
— On dirait pourtant.
— C’est votre imagination.
— … ouais, possible.

Un silence gêné s’ensuivit. Grille-pain desserra son étau autour de l’homme, qui ne montrait absolument aucun signe de résistance. Il paraissait juste blasé… comme rincé par la vie.

— Trouvez-donc une chaise, soupira Grille-pain. Nous allons parler, et peut-être que nous serons tous les deux un peu moins perdus. Il faut toujours avoir l’esprit clair avant de prendre une décision qui change la vie, Jean-Robert !
— J’veux pas changer ma vie, j’veux l’arrêter !
— Et il faut arrêter de broyer du noir, aussi !


***


Je m’appelle Jean-Robert. Je suis né dans une riche famille de Sinnoh. Le genre de famille où chacun est né depuis trois générations avec une cuillère en or dans la bouche ; le genre de famille où le terme « famille » se rapproche plus d’une alliance économique et politique que d’un groupe solidaire et aimant.

Ma mère, Cornélia-Joséphine, est une adepte des sports étranges qu’on trouve à Galar. En gros, taper dans des balles avec des bâtons pour que les balles en question tombent dans des trous : voilà à quoi se résumaient les activités auxquelles elle se dévoue corps et âme, entre deux thés avec des bourgeois venus de l’étranger pour la rencontrer.

Mon père, Jacques-Victorin, est un ancien magnat de la finance, un véritable Sharpedo aujourd’hui à la retraite. Il m’a toujours méprisé, d’aussi loin que je me souvienne. Du coup, j’ai fait de même.

Je n’ai même pas envie de parler de mon frère Edgar-Marius et encore moins de mon horrible tante Apolline-Constance.

Ni même de cet imbécile de cousin de Jean-Eudes né dans une branche prolétaire de la famille.

Dès que j’ai été en âge de travailler, j’ai fui. Je suis venu ici, à Kanto, loin des miens. Je prends soin de ne pas leur donner de nouvelles de moi, et tout le monde s’en porte pour le mieux.

La Sylphe SARL m’a recruté pour mon nom de famille, pensant peut-être avoir affaire à un de ces cerveaux qui changent de pays dans l’espoir d’y briller : pas de chance pour eux, car comme mon père le répétait sans cesse, je ne suis qu’un bon à rien.

Pas capable de faire de la comptabilité sans erreur de calcul.

Pas fichu de satisfaire les demandes loufoques des clients.

Je me suis très vite retrouvé à faire les tâches ingrates de la Sylphe ; faire des rondes nocturnes, servir de portier, récurer les chiottes, cirer les chaussures du patron, et pire, servir le café à toute l’équipe du deuxième étage. Ces enfoirés…

Je me suis peu à peu enfoncé dans une sorte de dépression. J’ai succombé à la résignation. J’ai abandonné. Je me suis isolé. J’ai broyé du noir.

Et là, bim, il n’y a pas deux jours, qu’est-ce que j’apprends ? Mon boss recrute un stagiaire. Un stagiaire ! Il fait les mêmes tâches que moi. Il est moins bien payé que moi, mais… il ne sert pas le café. Il a même le droit de toucher à la compta’, ce petit bâtard ingrat !

— Donc vous souhaitez mettre fin à vos jours par jalousie envers un stagiaire ? résuma subitement Grille-pain.

Jean-Robert cligna des yeux, stupéfait. Il ne s’était pas attendu à être interrompu dans son récit. Le Motisma le prenait complètement au dépourvu, au point que s’il s’était trouvé être dans une œuvre de fiction, il aurait pu briser la narration avec son impitoyable remarque.

— Euh… c’est plus compliqué que ça, tu as entendu le début de mon histoire ? bafouilla Jean-Robert, un peu vexé. Mon mal-être est plus lointain, plus profond, et il est lié à ma fam…
— Ne le prenez pas mal, Jean-Robert, mais… j’ai plutôt l’impression que l’arrivée de ce stagiaire est une mauvaise excuse pour que vous vous décidiez à rejeter le peu de responsabilités qu’on vous donne !

Bien entendu, Jean-Robert le prit mal. Il rougit jusqu’aux oreilles et crispa les mâchoires. Avant de siffler entre ses dents :

— Je me fiche de ce stagiaire, fer à repasser ! Tu comprends ?
— Je pense que vous n’osez pas regarder la réalité en face, Jean-Robert. Et pour rappel, je suis un grille-pain.

Le salarié soupira et secoua la tête, las. Il s’accouda sur ses genoux, et laissa son regard dériver sur le sol en béton. Des fissures y dessinaient des figures grimaçantes. On aurait dit Jean-Eudes.

— À mon tour de parler, lança soudain Grille-pain en comprenant qu’il n’avait rien arrangé.
— Comme si l’avis d’un grille-pain pouvait m’intéresser…
— C’est toujours mieux qu’un couteau à beurre. Il faut savoir se satisfaire de ce qu’on a, Jean-Robert !

Grille-pain leva les yeux vers le plafond. Le soleil ne filtrait plus par les fenêtres encrassées. On commençait à apercevoir les lueurs artificielles des lampadaires de Safrania.

— Vous savez, Jean-Robert, je n’ai pas toujours été un Grille-pain. Avant ce choix de vie, j’étais un jeune Motisma, élevé par des humains. On m’a nourri, on m’a aidé, on m’a entraîné, et on m’a offert ce grille-pain pour que j’y vive tel le parasite électrique que je suis. J’ai acquis le don de la parole, le droit d’être vendu, et j’ai été acheté par un jeune homme maladroit, Augustin.
— Rien à voir avec Micheline-Augustine-Antoinette, je suppose ?
— Quelqu’un de votre famille ?
— La cousine de l’oncle de ma nièce au sixième degré.
— Non, rien à voir.

Grille-pain toussota et reprit, l’air sérieux et nostalgique.

— Je n’ai pas choisi cette vie. Pas avec Augustin. Au début, je le trouvais fade, distant, pas très malin. Méprisant, aussi. Peureux. Et très nerveux. Ma vie me condamnait à de longues heures de solitude dans une cuisine souvent déserte. Mais… peu à peu, Augustin s’est ouvert, il m’a parlé, et de fil en aiguille, nous avons pris l’habitude de discuter plusieurs fois par jours comme deux bons amis. Ce sont des choses toutes simples, qui au final me satisfont.

Grille-pain baissa les yeux sur Jean-Robert :

— Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’il ne faut pas désirer l’impossible si vous souhaitez vous en sortir, Jean-Robert. Une carrière dans la Sylphe, d’après vos propos, me semble tout à fait irréaliste après ce que vous avez vécu. Plutôt que de vous acharner dans cette voie et de voir les stagiaires vous dépasser, pourquoi ne pas bifurquer vers un autre chemin ?
— Un autre chemin, j’en ai un en tête ! s’exclama soudain Jean-Robert.

Grille-pain s’éclaira.

— Ah oui ? Lequel ?
— La mort !
— Vous êtes encore plus têtu qu’un Bourrinos, ma parole !
— J’ai trente-quatre ans, et aucune chance de reconversion, idiot de Motisma. Aucune autre voie ne se présentera à moi.
— Qu’est-ce que vous aimez faire, dans la vie ?
— Hein ?
— Vos hobbies, vos passions… ?

Jean-Robert, l’air un peu perdu, était visiblement déstabilisé par sa question. Ce n’était pas un piège, et pourtant, cela le rendit inquiet. Ce grille-pain était un cas à part. Bien plus intelligent et surtout, plus à l’écoute que n’importe quel être humain qu’il avait rencontré dans toute sa vie !

— Mes hobbies… souffla Jean-Robert, pensif.

C’était un sujet sur lequel il n’avait jamais pris le temps de méditer. Depuis qu’il était à Kanto, à la Sylphe, il n’avait fait que travailler et subir, sans avoir le temps de se réserver du temps libre. Sauf pour aller acheter une corde et trouver un coin isolé pour mettre fin à ses jours.

Qu’aimait-il, au juste ?

Le sport ? Non. Il n’était pas capable de courir deux minutes sans se mettre à transpirer comme un Grelaçon dans une rivière de lave !

Il exclut quelques autres idées qui lui vinrent, et songea à cet abruti de Jean-Eudes et sa passion pour la pêche. Plus jeune, il avait, pendant un temps, essayé de le concurrencer en vain.

— Le dressage Pokémon… marmonna-t-il. Mouais, ça m’a toujours intrigué, mais c’est plutôt un truc pour chômeur, ça.
— Ah bon ?
— Si tu n’es pas champion d’Arène ou membre de la Ligue, dans ce putain de monde, tu es condamné à dormir le long des routes et à racketter le premier venu. « Dresseur », tu parles ! Ils sont bons qu’à faire la manche et à tabasser des animaux, ces incapables.

Grille-pain fronça les sourcils, et lança soudain, frappé d’un éclair de lucidité.

— Et le journalisme ? Vous pourriez faire d’excellents articles plein de cynisme, et certaines personnes adorent ça !
— Hein ? Mais attends, je sais pas écrire sans faire de fautes d’orthographe, moi.
— Ça s’apprend.
— Flemme.
— Il va falloir y mettre un peu de bonne volonté, Jean-Robert. On ne se construit pas une vie sans faire des efforts et quelques concessions.

Jean-Robert émit un ricanement bref et pointa le plafond du doigt.

— T’imagines pas les efforts qu’il m’a fallu faire pour accrocher cette corde là-haut.
— Cordelier, c’est pas mal, non ?

Le temps parut se figer dans l’entrepôt. Les Mimigal tapis dans l’ombre tendirent l’oreille. Jean-Robert regarda ses mains, ébahi.

Il était vrai qu’il n’avait jamais mis autant de cœur à l’ouvrage que dans cette tâche de nouer cette corde, là-haut ! Il se souvenait encore de la texture filandreuse et rêche de l’objet, de son élasticité et de sa belle couleur mordorée…

Et en plus de ça, ça lui rappelait les chaises en osier que fabriquaient autrefois, sous son regard admiratif, grand-mère Cunégonde-Valentiane !

— … j’y crois pas, ce serait ça, ma vocation ? souffla Jean-Robert, impressionné.

Grille-pain devait bien avouer qu’il n’avait pas espéré une seconde que son improvisation ferait un tel effet chez le salarié. Il ne dit rien, observant juste le profil stupéfait de Jean-Robert avec contentement.

Il valait peut-être mieux éviter de lui dire qu’un cordelier n’avait aucun avenir dans le monde moderne. Il fallait d’abord qu’il retrouve espoir, avant d’affronter la dure réalité.

— Fabriquer des cordes, ça rapporte gros, ça ? demanda le salarié.

Grille-pain pâlit. Impossible de changer de sujet…

— Oui, bien sûr ! lança-t-il sans grande conviction. Les gens raffolent des cordes, vous savez !
— Ah ouais ? Pour en faire quoi ?
— Bah, vous savez… !
— Je sais… quoi ? Accouche, merde !
— Bah, euh… les dresseurs dont vous avez parlé plus tôt adorent !
— Ah ouais, ces gamins clodos ? Pourquoi ? Ils en font quoi ? Ils se pendent avec ?

Grille-pain sentait que son processeur était en ébullition ; il fallait qu’il trouve une excuse crédible, et vite !

— Vous savez, quand les dresseurs se perdent dans les grottes, ils ont toujours une corde sur eux pour l’attacher à l’entrée et à leur ceinture, pour pouvoir retrouver la sortie ! Bon, c’est peut-être pas très au point avec les modèles actuels, mais…
— Je sais ! Si ce marché rapporte comme tu le dis, alors je vais créer une corde si pratique qu’elle permettra à n’importe quel débile de quitter les lieux clos en deux secondes. Une Corde Sortie, que je l’appellerai ! Genre quand un clodo l’utilise dans une grotte, il se met à tournoyer sur lui-même à cause du pouvoir magnétique de la corde, et pouf ! Il se téléporte à la sortie. C’est un concept génial, ça, non ?

Grille-pain, sans voix, n’osa pas lui demander s’il avait bu ou fumé avant de venir ici.

Sans doute les deux.