Derrière l'écran de bigbowser2

Le laboratoire de Bourg Palette donne l’impression d’y avoir été construit par erreur tant il dénote avec le reste du village. Son imposante façade de verre, aveuglante sous le soleil d’été, est visible à des kilomètres à la ronde. Dans l’immense parc attenant s’ébattent divers Pokémon rares : un Tauros broute paisiblement l’herbe asséchée par le soleil, tandis que quelques Excelangue se rafraîchissent mutuellement à grands coups de langue.

Vérifiant encore une fois que la disquette est toujours dans sa poche, Annette se dirige vers les portes automatiques, en zigzagant entre les groupes d’hommes et de femmes en blouse blanche qui discutent avec enthousiasme. La petite fille est intimidée : elle ne s’attendait pas à ce qu’il y ait autant de monde.

Tentant le tout pour le tout, elle se dirige vers l’accueil de son pas le plus décidé. Ell y trouve un jeune homme à l’expression ennuyée, à qui elle annonce être le rendez-vous de l’après-midi du professeur. L’  « assistant Seto » (d’après l’étiquette de sa blouse) la toise avant de lui lancer d’un air goguenard :

« Je n’ai malheureusement pas accès à l’agenda – très chargé – de notre vénéré professeur. Pourriez-vous me rappeler la teneur de votre rendez-vous ? Un autographe peut-être ?

- J’ai quelque chose d’important à lui remettre, balbutie la fillette.

- Seto, cesse d’embêter cette jeune fille. » Jailli du couloir principal, les mains sur les hanches, le professeur s’était glissé derrière le dos du jeune homme, qui à présent n’en mène pas large.

« J’espère que tu excuseras les manières de notre jeune stagiaire, dit-il avec douceur. Que puis-je pour toi ? Oh, mais il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ? Oui, tu es cette élève de l’école de Jadielle...Seto, prépare-nous du jus de Mepo et des lava cookies, nous serons dans mon bureau. »

Pendant que le jeune homme se dirige vers l’espace cuisine d’un air renfrogné, le professeur invite Annette à la suivre. Ils traversent un long couloir de chaque côté duquel s’alignent des portes métalliques. Par leur hublot, Annette entrevoit des chercheurs en plein travail, des machines étranges, ou encore des étagères croulant sous les livres.

Tout au bout, le bureau de Chen se révèle un joyeux capharnaum, ou s’entassent pêle-mêle de gros ouvrages entrecoupés de notes, un ordinateur vraisemblablement encore plus vieux que celui d’Annette, plusieurs pierres d’évolution, une table recouverte d’outils et de composants électroniques avec, au centre (Annette retient son souffle), un Pokédex en partie démonté, des photos, des registres, une grosse machine bourdonnante remplie de Pokéball (que renferment-elles? Certainement des Pokémon rares), et, plus surprenant, toute une collection de Poképoupées en équilibre sur une vieille étagère. Une immense carte de Johto et de Kanto, recouverte de punaises et d’annotations, est accrochée à côté de la fenêtre. Annette aperçoit, au coin d’un vieux bureau enfoui sous une montagne de paperasse, une petite photo encadrée : on y voit sourire le professeur, quelques années plus jeune, la main sur l’épaule d’un jeune garçon (d’à peu près l’âge d’Annette) à l’air déterminé.

- Sur le plan scientifique, Seto est brillant, explique Chen, mais il lui reste encore beaucoup à apprendre sur la bienséance et, hum, sur les rapports humains en général. Maintenant, dis-moi : qu’est-ce qui t’amène ?

- Vous avez perdu ceci lors de votre intervention à l’école la semaine dernière, répond Annette en sortant de sa poche la disquette grise.

- Cela fait des jours que je la cherche, soupire le professeur avec soulagement. C’est une vraie chance que tu l’aies retrouvée. Merci beaucoup ! Qui sait si elle était tombée entre de mauvaises mains... »

Conscient d’en avoir dit un peu trop, le professeur s’interrompt, tandis que son assistant, revenu de la cuisine, dépose avec raideur à boire et à manger sur la table, avant de quitter la pièce sans leur adresser un regard.

« Que puis-je faire pour te remercier ? » demande le professeur en attrapant un biscuit.

La petite fille se tord les mains, hésite :

« A propos de la disquette, il se peut que... » 

Le sourire de Chen se fige.

« Ne me dis pas que...tu l’as lue ? » balbutie-t-il, la bouche pleine de biscuits. La fillette, rouge comme un Céribou, regarde ses pieds sans répondre.

« Et qu’est-ce qui s’est passé ? »

Annette relève la tête. Elle ne lit aucune colère, aucun reproche dans le regard de Chen. Seulement une extrême curiosité.

« Et bien, je ne suis pas sûre que ce soit lié mais une espèce de créature toute en angles et en facettes a jailli de nulle part et…

- Il s’est matérialisé ! Sans aucune aide ! », s’exclame le professeur. Incapable de rester assis, il commence à faire les cent pas, en réfléchissant tout haut :

« Jusqu’à présent, on pensait qu’il avait besoin de la machine pour voyager d’un monde à l’autre. Mais peut-être qu’en fait, la machine le FORCAIT à se matérialiser. Peut-être que s’il n’est pas apparu tout seul jusqu’à présent...c’est qu’il n’en avait tout simplement pas envie ! »

Il s’immobilisa, les yeux brillants, avant de se tourner vers Annette.

« Ce que tu as vu est un Pokémon d’un genre nouveau. C’est – à ma connaissance - le premier Pokémon artificiel. Il n’en existe que quelques exemplaires dans le monde. Celui que tu as rencontré est le seul dont nous disposons ici, au laboratoire de Bourg Palette.

- Etait, corrige Annette d’un ton navré. Je ne l’ai quitté des yeux que quelques secondes, mais cela lui a suffi pour s’échapper….

- Nous avons découvert que se matérialiser dans « le monde réel » demande à ce Pokémon beaucoup d’énergie. Mon hypothèse est qu’il ne s’est pas enfui mais plutôt réfugié dans un objet électronique proche pour se reposer. Il est probablement toujours dans ta chambre, caché dans ton réveil, ta console de jeux...»

Les yeux de la petite fille s’agrandissent.
« ...ou dans ceci », termine-t-elle en sortant de son sac une espèce de grosse calculatrice bardée de fils et de boutons, le tout enchâssé dans une demi-Pokéball. Conscient du regard perplexe du professeur, la petite fille s’empresse d’expliquer :

« Ma passion, c’est l’informatique. Quand j’ai découvert vos travaux sur le Pokédex, j’étais complètement emballée : c’est comme un ordinateur, mais avec des capteurs – son, vidéo – et surtout, portatif ! En attendant que le Pokédex aboutisse, j’ai donc essayé de bricolé le mien. J’ai d’ailleurs bien fait puisque, d’après votre intervention de la semaine dernière, je ne suis pas prête de trouver un Pokédex dans le commerce. J’admets que pour l’instant, ma « version » ne peut pas faire grand-chose, se justifie-t-elle, mais j’ai dû faire avec les moyens du bord. N’empêche qu’il a quand même son propre disque dure avec une base de données dans laquelle je peux taper du texte, et même ajouter du son et des photos - j’ai pour cela « recyclé » un vieil interphone, ajoute-t-elle en anticipant de la question du professeur.

- Fascinant...murmure ce dernier (la fillette rougit à nouveau). Il y a effectivement une chance que notre Pokémon se soit réfugié dans ton appareil. Pourquoi ne pas vérifier maintenant ? », propose-t-il d’une voix espiègle.

Ni une ni deux, le professeur déverrouille la porte métallique voisine, qui s’ouvre sur une vaste pièce éclairée par des néons. En son centre, une imposante machine, composée d’une grand caisson en plexiglas reliée à une console par tout un fouillis de câbles, bourdonne par intermittence. Annette confie son appareil à Chen, qui le branche avec précaution sur la machine. Le professeur prend ensuite place face au moniteur et se met à recopier laborieusement des instructions scotchées sou l’écran. Après quelques minutes passées à s’escrimer sur le clavier, il grogne :

« Je ne comprend pas ce qui bloque. Il ne me semble pas avoir fait d’erreur de saisie…

- Professeur, je pense que l’exécutable doit être recompilé sous votre système d’exploitation pour que cela fonctionne. Et il me semble que votre troisième instruction comporte une erreur de syntaxe.

- Tu – tu crois ? bredouille Chen, un peu vexé de se faire reprendre par une écolière.

- Laissez-moi essayer, c’est de mon appareil dont on parle après tout. J’ai plus l’habitude. »

La fillette prend alors place face au clavier et commence à y saisir des dizaines d’instructions, tout cela bien trop vite pour que son aîné y comprenne quelque chose. Au moment où elle appuie sur « entrée », la machine commence à vrombir, puis un flash aveuglant illumine le caisson de plexiglas. Annette y découvre, une fois la vue revenue, la créature rose et bleue. Elle tourne lentement sur elle-même, comme en apesanteur.

« Chère Annette, annonce Chen d’un ton théâtral, permets-moi de te présenter le premier Pokémon Virtuel, Porygon. »