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Un monde ouvert de Feather17



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» Auteur : Feather17 - Voir le profil
» Créé le 09/08/2022 à 20:08
» Dernière mise à jour le 15/09/2022 à 23:30

» Mots-clés :   Présence de personnages du jeu vidéo   Slice of life   Suspense

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Ni bon, ni mauvais
Monde ouvert
C’est comme dans un rêve. Tout est flou et à mesure que l’on se concentre, certains détails nous paraissent plus nets, plus réels. Impossible toutefois de se dérober à cette étrange sensation que rien n’est réel. On a beau regarder autour de soi, on a beau étudier ce qui nous entoure : on est quelque part d’inconnu et pourtant si familier. Alors on se pose des dizaines de questions, comme elles nous viennent : pourquoi ? quand ? où ? comment ? hein ? c’est quoi ce bordel ? Mais une seule est pertinente, une seule question écrase toutes les autres, comme la reine de toutes les interrogations, celle qui démarre le chemin de raisonnement qui permet de structurer l’information, celle dont tout découle, comme une rivière de pensées, un flot qui se déverse en continu, une ligne de codes qui se succèdent à mesure qu’on avance sur le bon chemin du questionnement. Qui suis-je ? un garçon ? une fille ? Une fille. Grande ? petite ? blonde ? brune ? blanche, noire ou basanée ? Et quelle est ton nom ?

Scarlet. Je m’appelle Scarlet. J’en suis certaine. Oui. C’est mon nom. Scarlet.

J’ouvre les yeux ce matin-là comme tous les autres matins. Je suis fatiguée. Sans aucune raison. Juste fatiguée. Et pourtant je viens de passer une demi-journée au lit. Ou peut-être plus ? Quelle importance. Je suis réveillée et debout, c’est déjà un bon début. Et puis, je suis dans ma chambre, celle-là je la reconnais. Enfin, ce pourrait être n’importe quelle chambre de jeune fille, je la reconnaitrais comme la mienne : un lit douillet devant la porte, des posters de Pokémon aux murs — mon préféré, même s’il s’agit du plus petit de mes posters, est celui d’un tout mignon Pâtachiot roulé en boule dans l’herbe d’un parc. Une console de jeu traine au sol, près d’un ordinateur que je n’ai jamais vraiment utilisé, et une petite fenêtre donne sur l’océan infini.

Je m’appuie contre le rebord de la fenêtre et, comme j’en ai l’habitude, je laisse mon regard se perdre dans les vagues calmes de cette eau turquoise. Qu’y a-t-il de l’autre côté de cet apaisant étendu azur ? On l’appelle l’océan universel parce qu’il appartient à tout le monde étant donné que chaque terre en est émergée. Moi je pense qu’on aurait mieux fait de l’appeler océan mondial, car il n’y a pas d’eau dans l’univers hormis sur notre belle planète. Enfin bon, les scientifiques font ce qu’ils veulent ; ils savent mieux que nous, après tout.

J’habite un petit village du sud de Paldea. On s’y fait royalement chier. Et je ne dis pas ça pour être vulgaire ou pour montrer mon appartenance à la classe sociale la plus basse. Non, je le dis parce que c’est vrai. Il ne se passe jamais rien, ici. Il y a bien une plage réservée aux combats Pokémon mais personne ne vient jamais. Tout ce qui intéresse les habitants de mon pays, c’est la compétition nationale qui y règne. Moi, je m’en fiche. J’aime ce patelin tout pourri. Il fait calme, ici. On ne voit pas de Pokémon se faire massacrer pour le plaisir de gosses mal-élevés. Ici, on peut observer les Granivol flotter au gré de la brise estivale au-dessus d’un champ de fleurs. Ici, on peut méditer en écoutant les Écayon barboter dans l’eau de mer qui s’écrase lentement sur les roches de la falaise. Ici, on peut rêvasser sous une nuée de Goélise qui tournent en rond sur la plage, montant et descendant dans le ciel en suivant la force du vent. Bref, ici, on se fait chier, et moi, j’aime me faire chier.

Je rigole. À m’entendre, on pourrait croire que je suis dépressive. Peut-être ? Il y en a qui disent que je suis rêveuse, ou paisible. Paisible, j’aime bien. Ça fait mature. Je prends.

Moi, j’aime me balader le long de la plage en comptant les Kokiyas recrachés par la mer. J’aime tremper mes pieds dans l’eau salée d’un après-midi suffocant. Mais ce que j’aime le plus, c’est m’isoler au petit matin sur une plage discrète, que des galets, pas un Pokémon, loin de tous les bruits de l’urbanisation, loin de toute civilisation technologique, et laisser mes pensées se perdre dans le ciel écarlate de l’aube.

C’est un de ces matins-là que j’ai rencontré Toni, mon ami Coiffeton. Il était superbe. Il trônait fièrement au sommet d’un rocher, au milieu de la mer. Lui aussi avait le regard perdu dans la lumière orangée du soleil levant. Il méditait. Je le sais, parce qu’il était, comme moi, insensible au remus de deux Écayon qui se battaient pour de la nourriture au pied de son rocher. Quoi que, il a tout de même fait un mouvement : quand une gerbe d’eau s’est échappée de la bouche d’un des Écayon, il l’a évitée d’un bond grâcieux, comme pour protéger le dessus de sa tête dont il semblait prendre un grand soin. Le petit canard blanc a atterri avec souplesse sur la plage de galets, ses deux pattes bleues se sont posées devant moi, et j’ai su tout de suite que nous allions devenir amis tous les deux.

Il avait, accrochée à une de ses pattes, une espèce de minuscule bracelet métallique. Comme ceux que l’on voit sur les poulets d’élevage, ou sur les Étourmi migrateurs. Mais un Coiffeton, ça ne migre pas, à ce que je sache. Pas plus que cela ne se mange. Ce petit Coiffeton devait être un sujet d’expérimentation. Peut-être pour calculer la vitesse de son vol, ou la distance que ça peut parcourir, un Coiffeton sauvage…

C’est ce jour-là que j’ai commencé à me poser cette question, en boucle, comme une chanson qui nous harcèle le cerveau : où s’arrête ce monde ouvert ? Je m’explique. Les Coiffeton traversent Paldea par les airs ou par la mer. Ils ont plus de liberté que nous, humains, quand il s’agit de voyager. Pas de tickets à acheter pour les transports en commun, pas de routes à longer, pas d’obstacles urbains ou même naturels. Non, juste un mouvement d’aile et pof ! Ils sont de l’autre côté de l’île. Mais jusqu’où peuvent-il aller ? C’est peut-être la même question que s’est posée le scientifique qui a posé ce bracelet sur la patte de Toni.

Il me rejoint sur le rebord de la fenêtre. Le soleil se lève et inonde l’horizon de sa lumière écarlate. Où nait le soleil ? Qu’y a-t-il derrière cet horizon azur ? À quel point ce monde est-il ouvert ?

Je jette un coup d’œil à l’affiche la plus imposante de ma chambre : un snowboardeur dévalise une pente enneigée, talonné par une imposante baleine givrée. Grusha me regarde depuis le sommet de son Mont Nappé. Ils me défient du regard, lui et son Balbalèze. « Traverse donc Paldea, si t’es une femme ! »

Si c’est un défi, je le relève ! Je veux savoir ce qu’il y a au bout de ce monde ouvert.

Pluie de boules
Je suis différente. Je ne dis pas ça pour qu’on m’applaudisse ou pour être perçue comme meilleure que les autres. Bien au contraire. Ma différence m’ostracise. Dans la nature, quand on est différent, on a deux choix : soit cette différence est perçue comme une qualité génétique que le groupe veut reproduire dans ses futures portées, soit elle est perçue comme une tare qu’il faut éviter. Devinez dans quelle catégorie je me trouve ?

Je suis une Laporeille et je suis différente sur trois niveaux. Le premier : je suis née rose. Tous les autres individus de ma harde sont bicolores : un beau brun, parfait pour passer inaperçu dans la nature, et un joli beige, idéal pour se retrouver dans un terrier. Moi, tout ce qui est censé être beige sur mon corps est rose, et mon pelage brun est plus clair, presque gris. Allez me retrouver dans la pénombre du fond d’un terrier quand vous n’avez aucune couleur capable de vous distinguer d’une crotte de Keunotor. Quand on ne vous prend pas pour un Keunotor. Ma couleur de pelage m’ostracise. Personne n’entre en contact avec moi. Les mâles ne s’intéressent qu’aux plus beiges des Laporeille de ma harde. Et moi, je fais le décor. Je m’en fiche !

Je suis une Laporeille et je suis différente sur trois niveaux, que je vous disais. Le deuxième : je suis née handicapée. Si j’étais humaine, j’étudierais sur moi l’intersectionnalité de ces deux tares. Mais je suis Pokémon, ce qui me rend la vie plus difficile. Enfin, de ce que j’ai cru comprendre de nos contacts avec les humains. J’y reviendrai. Je suis une Laporeille handicapée : ma patte-arrière gauche est atrophiée. Dans le règne Pokémon, deux tiers des espèces sont ambidextres. Les Laporeille ne le sont pas. Et évidemment, je suis gauchère. Pour la faire courte, je bondis très mal. Pas très pratique quand la survie de son espèce consiste principalement à bondir loin de ses prédateurs. Résultat : je suis une Laporeille qui reste terrée dans son terrier et avec qui aucun des individus de sa harde n’entre en contact.

Je suis une Laporeille et, vous commencez à le comprendre, je vais vous parler de ma troisième différence. Normalement, à cette étape de mon exposé, vous devriez l’avoir déjà compris. Non ? Bon, je vous l’explicite alors : un Laporeille de base, ça ne communique pas aussi bien avec les humains. D’ailleurs, ça ne communique pas très bien avec les autres Pokémon, pas même au sein de sa propre espèce, ou de sa propre harde. Hormis quelques petits cris stridents pour dire « j’ai faim », « j’ai soif », ou « attention danger » — ou plutôt « miam miam », « glou glou » et « aaaah ! » —, le lexique Laporeille n’est pas très développé. Quand une Laporeille est prête à copuler, elle émet un petit crissement qui se traduit par « reproduisons-nous » et, après une parade amoureuse, elle choisit le mâle le plus adéquat pour donner les meilleurs gènes à sa portée (tout cela est inconscient, bien sûr). Et hop ! le tour est joué. Deux mois plus tard, une jolie portée de six ou huit petits Laporeille prêts à sortir de l’œuf. Moi, je peux m’exprimer sur une base d’une centaine de milliers de mots. Pas étonnant que personne ne veut se reproduire avec moi.

Ne venez pas me faire dire ce que je n’ai pas dit. Je ne sais pas parler, je suis une Laporeille. Je sais simplement penser des concepts que mes camarades Laporeille n’imaginent même pas. D’ailleurs, ces concepts, ce sont les miens, dans mon langage de Laporeille à moi, dont je vous fais la traduction dans votre langage à vous. Je n’ai pas tout de suite appris à penser ces concepts. Et je serais bien incapable de tenir une conversation avec un humain ! Cependant, comme les jeunes individus des portées humaines, j’imagine, j’ai appris à penser des concepts à mesure que je les rencontrais.

Tenez, par exemple, le concept de liberté. Je l’ai appris très tôt, celui-là. J’étais à peine une jeune Laporeille et je tentais tant bien que mal de suivre les individus de ma harde dans leur cueillette de baies. Les Laporeille les plus rapides mangent en premier (prime à celui ou celle qui court devant tout le monde), les plus costauds mangent le plus (prime à qui sait se faire respecter), et les plus adroits mangent le mieux (prime à ceux qui arrivent à dénicher les meilleurs fruits les plus inatteignables). Moi et ma patte atrophiée, autant vous dire qu’on ne mangeait pas beaucoup. Ou pas souvent. Ou pas très bon.

Un jour, comme il en existe tant dans la vie d’une Laporeille, ma harde et moi sommes sortis de quelques pas de notre territoire pour chercher de la nourriture. Il s’agissait d’une saison aride et cette fois-là, la nourriture ne se trouvait pas à foison. Si bien que nous nous sommes retrouvés sur le territoire des Rozbouton. Ils sont de nature très partageuse, essentiellement parce qu’ils ne sont pas très doués en combats, ce qui nous laissait l’opportunité de répartir une portion de leur repas sur notre butin. Mais ce jour-là, un détail avait changé la donne. Il n’y avait pas une trace de Rozbouton. Mes semblables Laporeille n’y ont vu là qu’une belle prémonition d’un riche repas. Quand je vous dis que le Laporeille de base ne pense pas aussi loin que moi. Car moi, j’y ai vu une raison de me méfier. À cette période de la saison, et avec une telle chaleur, les Rozboton devaient être encore plus nombreux qu’à l’accoutumée à arpenter les sillons de notre forêt commune. Et pourtant, pas un seul Rozbouton.

Tandis que les Laporeille les plus rapides vidaient les buissons alentours, que les Laporeille les plus costauds se constituaient un stock de baies, et que les Laporeille les plus agiles bondissaient d’arbre en arbre, moi, j’observais notre environnement. Pas de sédiment huileux sur l’herbe, pas d’odeur acidulée dans l’air, rien. Pas une trace de Rozbouton. J’étais sur mes gardes. C’est pour cette raison que j’ai su éviter la grosse boule rouge qui est tombée près de moi.

Ça a fait « plof ! » et c’est tombé pile dans un tas de terre séchée. Comme elle n’était qu’à une patte de moi, j’ai reniflé la sphère. Aucune odeur animale ni Pokémon, mais un puissant arôme inconnu. Aujourd’hui, évidemment, je sais reconnaître cet arôme acre et pimenté. Mais ce jour-là, non. C’était la première fois que je rencontrais cet assemblage particulier de phéromones. C’est pourquoi je me suis tout de suite cachée. Dans le creux d’un arbre, comme une vulgaire Chenipotte.

Tout de suite après, ça a été un véritable carnage. Il nous a plu dessus des paquets de boules rouges. La première a touché le mâle le plus fort de notre harde. Laporeille s’est métamorphosé en un flash rouge et a disparu ! Évaporé en un clignement d’œil ! Trônait à sa place la grosse boule. Ça a provoqué un mouvement de panique chez mes camarades. Et alors que les boules pleuvaient, ils se sont mis à bondir dans tous les sens. D’abord ont été aspirés les plus lents, puis les plus robustes, et enfin les moins agiles. Ceux qui se trouvaient en hauteur ont réussi à s’enfuir grâce aux branches qui formaient une protection naturelle entre eux et la pluie de boules rouges. Mais les autres… Ils se sont tous évaporés !

Quand la pluie a cessé, et que ne restait dans la forêt qu’un tapis de sphères rouges, j’ai osé sortir de ma cachette. D’abord lentement, j’ai sillonné entre les boules. Puis aussi rapidement que ma patte atrophiée me le permettait, j’ai tenté de rejoindre le terrier. C’est à cet instant précis qu’il a réapparu. L’arôme acre et pimenté. Il était accompagné d’une ombre gigantesque, presqu’aussi grande qu’un arbre.

Ça a fait « paf ! » et j’ai senti une douleur sur le crâne et j’ai vu mon corps rose devenir rouge et j’ai vu ma patte atrophiée disparaître et j’ai vu la forêt se volatiliser et c’était tout. Noir.

C’est à cet instant précis que j’ai commencé à penser au concept de liberté.

Entretien d’embauche
Le bureau est petit, exigu. Ils sont deux en face de moi et je sens déjà que la quantité d’air respirable dans ce petit local va manquer très vite. On ne peut pas tenir longtemps à trois dans une bulle d’air de deux cents mètres cubes sans crever de chaud. C’est un fait. Et ils n’ont pas l’air de vouloir ouvrir la fenêtre, rapport à la neige qui tombe encore malgré le printemps amorcé. Il y a une horloge accrochée au mur, juste en face de moi. Elle fait « tic tac tic tac ». C’est assez pénible, surtout dans le silence que les deux hommes m’imposent. C’est probablement une stratégie de leur part pour m’amadouer, ou me faire languir, ou en tout cas, prendre l’ascendance dans notre entrevue en me mettant mal à l’aise. Ça fonctionne, la faute aux sciences psychologiques !

Elle fait « tic tac tic tac » mais ce n’est pas très régulier. Je jette un œil à mon Pokématos. Quatorze heure trente exactement. J’ai toujours été ponctuel dans ma vie. L’horloge, elle, indique quatorze heure vingt-trois. Si on considère qu’elle a commencé à prendre du retard à partir de minuit, ces sept minutes de décalages indiquent qu’elle perd trente secondes chaque heure. C’est plus simple de compter en base « minutes ». Si après huit cent septante minutes, elle n’en compte que huit cent soixante-trois, cela signifie que chaque heure, elle perd une demi-minute, soit trente secondes. Simple règle de trois. Basique. Demain, à la même heure, alors que mon Pokématos m’indiquera qu’il sera quatorze heures trente, dans ce même bureau, il sera quatorze heure dix, presque onze, à quarante-cinq secondes près. Pas besoin de refaire le calcul, il est exact. Enfin, seulement si on part du principe qu’elle s’est mise à prendre du retard cette nuit à minuit pile. En conclusion, j’aurai mon train et eux ils le manqueront. Pourquoi les gens s’obstinent à prendre une horloge mécanique qui finit par manquer de pile plutôt qu’une horloge numérique bien plus fiable puisqu’elle est réglée en direct et en permanence avec les satellites qui nous survolent ?

— Monsieur Manoz, c’est un plaisir de vous rencontrer.

C’est le plus jeune des deux qui a parlé en premier. Et il a dit ça sans aucun plaisir dans le ton de sa voix. Une simple formule de politesse.

— Plaisir partagé, je réponds avec autant d’obligeance.

Le second, plus vieux, chauve, très maigre, ne dit rien. Il se contente de se masser le bras gauche au niveau du poignet. Il a l’air d’être dans l’inconfort. Un gant noir cache ses mains et un tablier blanc de scientifique le recouvre du cou aux chevilles. Il se repositionne sur sa chaise tournante. Je comprends que c’est avec l’autre que je vais discuter, mais que c’est bien avec lui que je vais avoir cet entretien d’embauche.

— Vous avez fait bon voyage ? s’inquiète poliment le jeune.

Je n’ai pas voyagé, cela fait déjà quelques jours que je suis à Cramois’Île. J’ai profité de ce rendez-vous pour m’offrir quelques vacances. J’ai visité le complexe économique qui s’étend sur la partie ouest de l’île et j’ai fait la liste de toutes les entreprises qui offraient un poste dans mon domaine de prédilection. Un beau paquet. Cramois’Île est réputée pour ses recherches scientifiques, ses laboratoires et ses pôles de technologie avancée. Mais mon interlocuteur se fiche de connaître mon planning du weekend.

— Oh oui, je lui réponds.
— Parfait, ne perdons pas de temps…

Je regarde l’horloge. Elle a perdu une seconde par rapport à la mienne.

— …et lançons-nous tout de suite dans le vif du sujet. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le poste que nous proposons au Laboratoire Cramois’Île ?

Première question : facile. Je m’y suis préparé. Je déballe le texte que j’ai appris par cœur, je rajoute des nuances d’excitation dans ma voix et je balance quelques termes que j’ai trouvés sur leur site en ligne, histoire de montrer que je peux faire partie de l’équipe, que j’ai les mêmes valeurs ou que j’ai fait mes recherches car je suis intéressé par leur entreprise. Résultat plutôt positif : il est ravi. L’autre, en revanche, tire toujours la tête. Il se masse plus intensément le poignet gauche et ferme carrément les yeux.

— Je vois que sur votre CV, vous indiquez que vous avez travaillé pendant trois ans pour la Sylphe SARL. Une raison particulière pour laquelle vous n’y êtes plus ?

Ah ! Question piège : est-ce que je me suis fait virer ? est-ce que j’ai commis une faute grave ? est-ce que j’ai une quelconque raison de ne pas être digne de confiance ? En réalité, je sais qu’ils savent, ils ont dû se renseigner au préalable, et s’ils m’ont reçu aujourd’hui, c’est que la raison leur convient. Donc cette question est inutile, elle ne sert qu’à évaluer une seule chose : suis-je capable de vendre mes qualités ? Je me frotte les mains.

— Le projet sur lequel je travaillais était arrivé à son terme, j’avais terminé ma mission, et j’ai trouvé qu’il était temps pour moi de m’adonner à d’autres aventures pour perfectionner encore plus mon domaine de compétence car j’avais fait le tour de tout ce que la Sylphe pouvait m’apporter.

Le jeune me fixe d’un regard étrange pendant quelques secondes, comme s’il ne peut concevoir qu’on ait fait le tour d’une des plus grandes multinationales technologiques du monde en seulement trois ans. J’espère simplement que l’effet que je recherche est atteint.

Il sourit enfin et coche une case sur une feuille de papier sur son bureau.

— Vous avez fait des études en ingénierie polytechnique à l’Université de Céladopole et je vois sur votre CV que vous avez aussi un master complémentaire en sciences des énergies. J’en conclue que votre domaine de compétence n’est pas très lié à nos recherches. Qu’est-ce qui vous donne envie de travailler sur la génétique ?

Encore une question que j’ai préparée. S’ils n’étaient pas tous aussi prévisibles, je serais un génie…

— Je suis en effet spécialisé dans les techniques de production, de stockage et de consommation énergétiques, mais la base de ma formation et l’essentiel de mes qualifications concernent la construction d’outils et de machines relevant d’une précision au micron près. J’ai toujours été fasciné par les avancées scientifiques sur la biologie, et la génétique me paraît être un sujet si complexe et passionnant que j’ai très envie d’en découvrir tous les secrets en mettant au profit de cette science toutes mes compétences.

L’homme sourit à nouveau et coche une deuxième case. Le second, vieux et chauve, se frotte toujours le poignet en tirant une grimace. Il n’est plus avec nous, il est ailleurs. Quelle que soit sa douleur, il est entré dans un combat auquel nous ne sommes pas conviés.

— Monsieur Manoz…
— Vous pouvez m’appeler Germain.

J’ai attendu longtemps pour pouvoir enfin l’interrompre. Interrompre quelqu’un dans un entretien d’embauche pour lui proposer de passer au registre semi-familier, semi-professionnel, donne treize pourcents de réussite en plus dans l’obtention d’un travail, surtout si son interlocuteur est plus jeune que soi-même. Cette technique semble fonctionner avec lui.

— Très bien, accepte-t-il en me gratifiant d’un sourire séduit. Nous avons le temps pour quelques questions-réponses plutôt rapides.

Il est quatorze heure quarante-deux sur mon Pokématos. Dans la réalité de ce bureau, nous avons voyagé dans le passé.

— Monsieur Manoz, intervient soudainement le vieil homme en souffrance.

Nous restons, mon interviewer et moi, aussi choqués l’un comme l’autre. Il a la voix rauque d’un homme qui a beaucoup fumé dans sa vie.

— Vous avez l’air d’être pressé par le temps, vous regardez sans cesse votre Pokématos et notre horloge. Je vous propose d’en rester là pour aujourd’hui, nous avons assez d’informations vous concernant pour prendre notre décision. Nous vous rappellerons pour vous donner notre réponse.

Et aussi sèchement, il se lève et m’invite à quitter le local suffocant. Je m’exécute. Je n’ai pas travaillé le cas où l’interviewer souffre tant au point qu’il préfère couper court à l’entretien d’embauche. Je m’en vais.

Divrtissmnt
Il est six heures du matin et j’ai déjà bien entamé ma journée. Il fait toujours nuit dehors, j’ai froid, et j’ai qu’une envie, c’est de retourner sous ma couette. Mes garçons sont peinards : ils ont encore une bonne heure de sommeil devant eux. Et c’est tant mieux. Je trime pas ma vie pour qu’ils n’aient pas d’autres choix que de reproduire ma misère. Je déteste cette usine, je l’exècre, comme ils disent eux. Mais bon, au moins, je ramène de l’argent pour les études des garçons. On va pas frapper la main qui nous donne du pain…

Je connais cette usine comme ma poche, et pourtant c’est un vrai labyrinthe. Le dernier étudiant qu’est venu bosser ici s’est perdu une demi-journée dans les caves et on l’a retrouvé à moitié affamé, le pauvre. Il avait l’âge de mon ainé. Je l’ai écolé pendant ses deux semaines de boulot. Puis il est parti sans dire au revoir, même pas une boîte de pralines. Même pas un jus de baie au matin ! Il savait pourtant que mon préféré, c’est le Brouet Risqué, spécifiquement de la boutique « Le Nectar » : trois baies Éka, trois baies Rangma, un peu d’amour, et hop ! Bon, après, je faisais pas ça pour le cadeau à la fin de son job, mais quand même, c’est la moindre des choses.

J’aime bien quand on a des étudiants à l’usine, ça change du reste de l’année. J’ai l’impression de tout le temps faire la même chose. P’t-être bien parce que je fais tout le temps la même chose. Je suis une technicienne, une bâtisseuse. Mais officiellement, on dit que je suis « salariée ». Et en langage courtois, on m’appelle « l’ouvrière ». À ceci près que je suis cheffe de ligne de production. Et ouais, mon gars. Je suis pas n’importe quelle ouvrière. La différence entre moi et mes collègues, c’est que c’est moi qui peux appuyer sur les boutons qui arrêtent les machines sans me faire crier dessus par le sous-chef de l’atelier. Mettons qu’il y a un problème avec la machine, bim !, ça crie « Rachel ! », j’accoure, j’appuie sur le bouton rouge, et hop !, plus de production jusqu’à ce qu’on ait réparé la machine. Et puis comme ça les filles elles peuvent se reposer un peu le dos.

Ici, à l’Usine de Poké Balls de Romant-sous-Bois, y a plus ou moins mille gars et filles qui bossent à la production de Poké Balls en tous genre : les classiques, les Super Balls, les Hyper Balls et on a même commencé une nouvelle gamme qui sert exclusivement aux Parcs Safaris avec qui on bosse. Y a aucune différence avec une Poké Ball classique, à part qu’ils ont un design différent pour coller avec leur étiquette de marque. Enfin, on dit « image de marque », je crois. Un truc dans le genre. Et leur prix, évidemment. On ne facture par une Safari Ball le même prix qu’une Poké Ball. Surement que c’est dû à la peinture verte.

Moi, je suis justement sur la ligne de production de ces Balls-là, qu’on a appelées entre nous les « G.I. Balls » parce qu’on dirait qu’elles ont le même vêtement que portent les militaires et qu’il parait que ça fait pas mal de dégâts dans les espèces de Pokémon en danger d’extinction. Mais bon, qu’est-ce que je peux y faire moi ? Le patron il a dit au RH de dire à son N-1 de dire au sous-chef que c’était Rachel Képé qui devait s’occuper de cette nouvelle ligne de production. Et comme j’avais demandé une promotion en faisant valoir une formation que j’avais faite en gestion d’équipe, bah je me suis retrouvée sur la ligne de production des « G.I. Balls ». Je vais pas cracher dans mon bol de soupe…

Du coup, il est six heures du matin, j’ai froid, et je dois encore me taper trois cent mètres de marche pour accéder au bâtiment le plus éloigné de l’usine, à droite en partant du parking. Passage aux vestiaires obligatoires, casque sur la tête, bottes aux pieds, cinq minutes de marche dans le labyrinthe des couloirs, devant la cantine tu montes les escaliers, tu prends à gauche après les toilettes, et t’arrives sur la chaîne de production S4. Les filles me font le topo de la production de la nuit avant de terminer leur shift, je prends connaissance des Pokémon qui vont travailler avec moi dans l’horaire de la semaine, je lis vite-fait les rapports, je râle un peu quand je vois qu’on n’a pas atteint les trois cents unités de production cette nuit et que je vais devoir rajouter les cinquante qui reste à mes cinq cents unités de production de ma journée à moi, en espérant qu’il n’y ait pas de machine qui krashe aujourd’hui. Les filles de la nuit me font la bise — on se fait tous la bise à l’usine, ça donne plus de cœur à l’ouvrage — et elles partent se coucher (elles reviendront ce soir pour reprendre leur shift). Moi, j’appelle le Queulorior qui nettoie le sol pour qu’il vienne frotter un peu autour de mon poste de travail et bip ! je pointe. Ma journée commence. Elle se terminera dans huit heures, sept heures trente payées.

Demain matin, rebelote : vestiaire, ligne de production, la bise, je pointe, et huit heures de travail, sept heures trente payées. Tous les jours de la semaine. Jusqu’à la pension. Je crée des G.I. Balls pour le divertissement des autres et moi, je me ruine le dos. Mais bon, je vais pas brûler la maison qui me loge…

Moi aussi j’aimerais bien m’amuser. Mais avec trois gosses à charge, mère célibataire, c’est pas un plan d’avenir dans le domaine du divertissement. Moi, avec mon boulot, mon seul divertissement qu’il me reste, ce sont ces trois gestes : empaqueter, emballer, envoyer. Les trois « E » cachés dans le mot « divertissement ». Tu les enlèves et t’as rien d’autre que « divrtissmnt ». Et ça, c’est une coquille vide. Ça veut rien dire en plus. Donc, sans moi, pas de divertissement pour les autres. Et si les autres veulent du divertissement, faut bien qu’y en ait qui s’en privent. Je suis leur divertissement. Et ils sont mon divrtissmnt.

Et ça me casse les ovaires. Parait qu’il faut dire « ovaires », maintenant.

Un sinfín de posibilidades
¡Vuestra atención, por favor!

Le silence se fait. Je m’approche d’un tronc d’arbre coupé à ras et je grimpe dessus, histoire de voir au-dessus de la foule. Nous ne sommes pas nombreux, mais la cour de récréation n’est pas très large et tous les élèves de l’Académie sont rassemblés en un bloc compact, si bien que seuls les chanceux de devant peuvent voir le Proviseur. Et moi, puisque j’ai grimpé sur mon tronc d’arbre. Le vieil homme sait qu’il doit capter l’attention de tout le monde et il monte quelques petites marches qui mènent à une estrade. Derrière lui, l’immense clocher impose son architecture contemporaine, comme pour défier quiconque de faire mieux que les artistes de Mesaledo qui l’ont conçue.

Le Proviseur Clavel dégage ses deux mèches grises qui lui tombent sur le front et ajuste ses lunettes rondes sur son nez aquilin. Sa stature est exceptionnelle, une aura se dégage de lui, et il le sait, et il en joue. Comme je rêverais d’en connaître autant que lui sur le monde des Pokémon.

Il s’apprête à parler au moment où la cloche résonne dans l’Académie Raisin et quelques élèves font trembler leurs uniformes mauves en ricanant. Comment osent-ils se moquer de lui ? Le Proviseur Clavel leur accorde un sourire amusé et attend que le silence se fasse pour parler. Il lève un œil vers le clocher, s’assure qu’il ne sonnera plus, et prend enfin la parole.

¡Hoy empieza la caza del tesoro!

Un petit frémissement d’excitation parcourt l’assemblée. Tous mes poils se dressent dans ma nuque. Une chasse au trésor ! Voilà donc le secret de cette Académie ! Voilà donc pourquoi on m’avait tant poussé à m’y inscrire !

Viajad por Paldea. Descubrid la región: su naturaleza abundante, la riqueza de su cultura, sus Pokémon, y sus habitantes.

J’échange un regard avec Clotilde, ma pote Chochodile. L’excitation traverse aussi son corps. Je le vois à l’intensité des deux flammes qui brûlent au sommet de son crâne. Quand elle relâche autant d’énergie, c’est qu’elle a le feu intérieur qui la démange. Elle aussi, elle a soif d’aventures et de découvertes.

On s’est fait une promesse, Clotilde et moi, lorsqu’on s’est rencontrés : la vie n’avait aucun sens si on la passait enfermés dans un quotidien sans relief. Paldea, notre région, notre pays, notre sang, était recouverte d’endroits mystérieux, de secrets à soulever, de beautés à partager. Je n’ai jamais compris ceux qui se bornaient à ne pas vouloir rêver, à ne pas oser partir à l’aventure, à se contenter de leur petit confort. Moi, j’ai l’impression que plus je découvre des choses, plus ma soif de découverte s’intensifie. Comme les flammes sur le crâne de Clotilde. Alors on s’est mis d’accord : on devenait partenaire à l’unique condition qu’on se forçait à vivre des aventures dans Paldea.

Et des choses à vivre, ici, ça ne manque pas ! Entre la compétition nationale des Arènes de combat — où chaque jour le classement des meilleurs dresseurs évolue au rythme des combats Pokémon livrés dans toute la région —, la collecte des ingrédients les plus variés pour façonner de délicieux plats — et la prime à celui ou celle qui inventera la meilleure recette —, ou cette étrange histoire de chasse au trésor, il y a de quoi satisfaire toutes les sortes d’aventurier dans leurs quêtes d’actions et de divertissement.

¿Dónde iréis? ¿Quiénes encontraréis? ¿Qué cumpliréis?

Je veux être le dresseur classé Prima Paldea, le numéro un de la région ! Mais pour cela, je dois réunir les huit badges d’arène à collecter dans huit villes de la région, en combattant huit dresseurs d’élite, puis vaincre la Ligue et gagner un combat Pokémon contre l’actuel numéro un.

Non ! Je veux être l’inventeur d’une délicieuse recette à base d’huile d’Olivini que le plus redoutable des Gourmelet trouverait succulent !

Non, non, non ! Je veux être l’excavateur du plus grand trésor jamais caché dans Paldea ! Mais de quel trésor parle-t-il, le Proviseur Clavel ? S’agit-il… du secret de la Téracristalisation ? Y a-t-il d’autres orbes qui n’ont pas encore été déterrés ? Et si je faisais de Clotilde la première Chochodile capable d’utiliser une attaque de type aquatique ?

Vuestros Pokémon estarán a vuestros lados. Viajad juntos. Aprended juntos. Creced juntos.

Non loin de moi, une jeune fille, reconnaissable à son infâme sac à dos Évoli rapiécé, échange un regard inquiet avec son Poussacha. Pauvre fille. Avoir peur de l’évolution… Elle n’ira pas bien loin. Clotilde et moi, nous sommes prêts à repousser toutes les frontières pour découvrir ce qui se cache dans l’âme de Paldea !

Encontrad vuestro propio tesoro.

Ne vous en faites pas, Proviseur Clavel, je ne vous décevrai pas. S’il y a bien un dresseur capable de relever votre défi, c’est moi. Moi, Violet, élève de l’Académie Raisin. Je vais déterrer à l’aide de mes ongles le secret le plus enfoui de la Téracristalisation. Je gravirai chaque échelon de la Ligue Pokémon de Paldea à la sueur de mon front. Je vaincrai tous les obstacles qui se dresseront entre moi et les frontières de l’impossible.

Paldea est un monde ouvert qui ne demande qu’à être traversé de fond en comble, de la plus haute des montagnes au plus profond des océans. Je briserai toutes les frontières de ce monde ouvert à toutes les possibilités, et je les ferai miennes. Et je deviendrai le plus grand dresseur que Paldea ait jamais connu !

¡Qué se empiece la caza del tesoro!

Cales et cages
À chaque fois que je descends dans la soute du paquebot, il y a cette odeur nauséabonde qui me prend au nez et je me dis « faut pas que je vomisse ! faut pas que je vomisse ! ». C’est les petits marins d’eau douce qui vomissent. Le genre de Jules que j’accompagne avec moi cette fois-ci pour faire le tri dans la marchandise qu’on a ramenée de Sinnoh.

Le paquebot tangue un peu aujourd’hui, la faute à l’océan agité qu’on traverse.

— C’est toujours comme ça quand on navigue du sud vers le nord, que je dis au petit jeune pour le rassurer.

Je lui tends un seau mais trop tard, il a déjà dégobillé partout dans le couloir.

— Faudra que tu nettoies après, je lui indique, le Capitaine aime pas bien qu’on lui dégueulasse son bâtiment.

Il me lève un pouce en l’air, pour me faire comprendre qu’il a compris, puis il dégobille à nouveau dans le couloir. Je maugrée dans ma barbe : je déteste les petits bleus. Et je continue à penser « faut pas que je vomisse ! faut pas que je vomisse ! » Surtout pas devant le mousse !

— C’est ici.

J’ouvre la porte de la cale et l’odeur nous frappe de plein fouet. Je finis par tout dégueuler dans mon seau. Je m’en mets même un peu sur la manche. Par ricochet. Le mousse est trop occupé à vomir ses tripes lui aussi que pour enregistrer l’information.

Faut vous imaginer une odeur pestilentielle de sueur de fauve mélangée à leur pisse et leurs crottes, sans parler de leur nourriture immonde et des quelques cadavres qui trainent dans tous les coins. Des centaines d’espèces, toutes mélangées les premiers jours. Il y en a qui passent même pas plus d’une heure vivants ici-bas. Un Pokémon, ça crève très vite : de faim, de soif, de stress, de coups de la part des autres,… Une fois, j’ai même eu affaire à un Chinchidou qu’est mort de dépression. On a su après qu’ils étaient très émotifs, les Chinchidou. Pas moyen de les transporter autrement que dans une Poké Ball. Et comme c’est cher, ça a fait monter d’un coup le cours du Chinchidou. Je vous dis pas le fric que peuvent se faire les transporteurs spécialisés dans le Chinchidou. C’est pas pour rien que vous en trouvez rarement dans le coin si vous habitez pas à Unys.

Nous, on est plutôt spécialisés dans les Pokémon de type normal qui crèvent pas après un jour en mer. C’est moins cher. Et puis, ça prouve que notre marchandise est de bonne qualité, quand tu arrives au port avec un stock pas trop réduit.

— Tiens, passe-moi la liste !

Le mousse sort de sa poche le document que je lui ai prêté tout à l’heure et je le déplie. J’aime bien voir le logo de notre entreprise, la « OverSeas International », briller au-dessus de la liste de notre stock. Par contre, je supporte pas quand les types qu’on paie pour nous trimballer sur l’océan nous prennent un pourcentage pour accoler leur marque à eux sur nos contrats. « L’Océane » adore faire ça. Je trouve que ça cloche avec notre belle entreprise à nous.

— Bon, déjà tu me vires tous les cadavres avec tes petits copains mousses.

C’est moi qui donne les ordres, avantage à l’ancienneté.

— Les Archéomir, les Rozbouton et les Keunotor, tu me les évacues dans la cale du fond. Ils seront livrés en dernier quand on terminera à Johto. Par contre, tu fais gaffe, hein, c’est le même client que le Parc Safari de Kanto, donc tu me les égratignes pas trop. Ils ont des pourcentages dans notre entreprise, faudrait pas les vexer.

Le mousse acquiesce en se protégeant le nez. Il va dégueuler encore une fois, je le sens bien.

— Les Laporeille, tu me les mets avec le stock qu’on a accumulé de Kanto, ça part tout de suite direction Hoenn. Et on arrive demain à Nénucrique, alors tu traines pas. Les autres, ils peuvent rester ici mais faudra penser à les trier par type et les ranger dans les cages appropriées. Y en a qui sont pas pour les mêmes clients.

Un élément de la liste des clients attire mon attention.

— Oh et le Motisma qu’on a enfermé dans la Poké Ball, celui-là t’oublies pas de le mettre de côté, c’est une commande « Safari Prime » pour un type de Kanto. Il a payé un supplément pour qu’il soit livré chez lui dans une Poké Ball donc faut pas la lui griffer au passage.

Le mousse lève à nouveau son pouce sans lâcher ses narines. Il pousse sur le côté à l’aide de son pied le cadavre en décomposition d’un Moufouette — tu m’étonnes que ça infecte, ici — et découvre un Laporeille rose tremblant de la tête aux pieds.

— Qu’est-ce que ce Shiny fout ici ? Je pensais t’avoir dit hier de les mettre en cage pour le Parc Safari de Hoenn ! Tu sais combien ça vaut, un Shiny ?!

Le petit marin écarquille les yeux, par peur de se faire mousser j’imagine, et se précipite sur le Laporeille rare. Il le soulève en le prenant par les oreilles, loin des quelques Laporeille toujours vivants entre lesquels il se protégeait, et je l’examine un instant.

— Tu sais comme tu as de la chance toi ? Tu vas pouvoir vivre en toute liberté grâce à ta couleur de pelage. Enfin, jusqu’à ce qu’on te capture légalement.

Je fais un signe de tête au jeune marin et il se tire avec le Laporeille Shiny. Je regarde une dernière fois la cale qui est en attente de nettoyage et je vomis au sol. Merde, j’ai loupé le seau.

Douleur musculaire
— Vous attendez depuis longtemps ?

Le quarantenaire, barbe mal rasée, raie sur le côté, quitte son Pokématos des yeux et me sourit poliment. Je lui tends un gobelet en carton rempli de café et je m’en sers un à mon tour.

— Oui, mais ça ne fait rien, je suis toujours très ponctuel. Vous êtes ici pour l’entretien d’embauche vous aussi ?
— Pas du tout. Je fais partie de l’équipe de techniciens qui réparent les ordinateurs.

Je lui montre l’autre extrémité de la réception, derrière la secrétaire qui s’affaire au téléphone. Mes techniciens sont accroupis derrière les tours des vieux PC du laboratoire et ils essaient de dénouer les nœuds dans les fils poussiéreux.

— Les scientifiques ne sont pas très organisés quand il s’agit de technologie, s’amuse poliment le demandeur d’emploi.

Je ricane car il a raison.

— Une chance que je sois scientifique et technicien, je m’amuse. Je m’appelle Léo.
— Germain.

On se sert la main amicalement. Puis, il vérifie l’heure sur son Pokématos.

— Il parait qu’ils sont toujours en retard, je le rassure.
— Ça ne m’étonne pas, je vous parie qu’ils viendront me chercher dans exactement dix-huit minutes.
— C’est précis.
— Je suis ingénieur, s’excuse-t-il.

Il me fait un clin d’œil.

— Vous avez beaucoup de chance d’avoir un entretien d’embauche ici, je lui dis en me brûlant avec mon café entre les doigts. Ce n’est pas tous les jours que le Laboratoire de Cramois’Île embauche.
— En réalité, il s’agit de mon second entretien.

Étonné, je lève mon gobelet pour le féliciter… et je me brûle la langue en avalant mon café trop chaud.

— C’est bon signe !
— J’espère.

Je le laisse après lui avoir accordé un sourire amical et je rejoins mes techniciens. Quand on vient chercher l’ingénieur, celui-ci me montre discrètement l’horloge de la réception. Dix-huit minutes qu’il attendait, pas une de plus. Drôle de gars !

En réalité, si je suis allé lui parler, ce n’est pas forcément pour rencontrer un énième ingénieur. J’en connais assez, merci. Il se trouve qu’il était assis précisément à côté d’une porte qui m’a toujours intrigué à chacun de mes passages au Laboratoire de Cramois’Île. Elle est scellée et personne ne peut y avoir accès sans un code ni une authentification rétinienne. Quiconque protège à tel point un laboratoire doit cacher des secrets qui valent cher. Et je ne suis pas Pokémonologiste pour rien !

On dit que la curiosité est un vilain défaut, je dis qu’elle est une redoutable compétence. C’est ainsi que je me suis retrouvé une deuxième fois devant cette porte sur laquelle un panneau nous prévient : « Danger. Produits radioactifs. Passage interdit. » J’aime l’interdit. Si seulement je pouvais ouvrir cette porte.

« BANG ! »

— AÏE !

La porte s’est ouverte brutalement et a cogné violemment mon crâne. L’homme qui s’en extrayait au moment où j’y collais mon nez curieux m’a bousculé et a poussé un cri de douleur en se tenant le bras gauche.

— Oh ! Pardon, Auguste !
— Mais enfin, Léo, qu’est-ce qui te prend à te caler juste derrière la porte de mon labo ?!
— Je-suis-désolé-je-ne-voulais-pas-je-ne-savais-pas-que…, je m’empresse de m’excuser.

Auguste se frotte le bras en fermant les yeux, embrumés par la douleur, et la porte se referme sur le vieux chercheur. J’ai tout de même eu le temps de voir quelque chose qui a piqué davantage ma curiosité. Juste avant qu’elle ne se referme, j’ai aperçu une sorte de grosse cuve remplie d’un liquide vert et de petites masses violettes flottaient en son sein.

— Rends-moi un service, et arrête de fouiner dans les recherches des autres chercheurs, me supplie mon vieil ami.

Je lui touche le bras amicalement, comme on fait pour se réconforter entre amis, et il hurle de douleur à nouveau.

— OUILLE ! PUT- LEO !!
— PARDONPARDONPARDON !!

Et il se rend dans le bureau de l’entretien d’embauche en claquant la porte derrière lui.

— Ça va chef ? s’inquiète un de mes techniciens.

Je lui fais un signe silencieux que l’incident est clos.

— Vous avez un truc sur le bras.

Je m’examine. Un tissu violet gluant coule le long de mon bras. Se peut-il que ce soit… de la peau ? Un tissu organique qui serait tombé sur moi lors de ma bousculade avec Auguste, peut-être ? Je sais que ce laboratoire étudie la biologie et en particulier la génétique Pokémon, il y a même un centre de réanimation de Pokémon fossiles, mais… se peut-il qu’ils y manipulent des gènes pour créer des Pokémon ? Si tel est le cas, ils représentent un danger pour les laboratoires publics comme le mien, et une belle preuve que leur moralité n’a d’égal que leurs profits.

La porte du bureau s’ouvre et l’ingénieur ressort dépité de son second entretien. Il me fait signe qu’il s’est mal passé.

— Je serais, d’après le vieil homme, un « technologue de salon », m’explique-t-il.
— Je vous rassure, c’est un compliment provenant de lui, j’essaie de le réconforter.

L’ingénieur me traverse de son regard, comme si un flot de pensées se déversent dans sa tête sans qu’il puisse les trier. C’est alors qu’un petit bruit s’échappe de son Pokématos. Ma curiosité étant mon vilain défaut, je vois du coin de l’œil qu’il s’agit d’une notification de la « Safari Experience ». Et il a vu que j’ai vu.

— Mon paquet est en cours d’acheminement.
— Au moins une bonne nouvelle…

Il approuve et fait volte-face pour quitter l’endroit.

— Rappelez-moi dans quel domaine vous êtes qualifié ?

J’ai crié ça un peu trop fort, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Je dois saisir ma chance.

— Je suis ingénieur spécialisé en énergies.

Bingo !

— J’ai peut-être un poste qui pourrait vous intéresser. Vous connaissez l’ASBL des TPF ?

Un carré noir
Le désert. Il fait chaud. Etouffant. Je ne sais pas que Paldea pouvait être une région aussi aride. Mon maître n’a plus d’eau, mais je ne produis que du feu. Moi, ça me plait cette chaleur. Je produis de l’énergie comme jamais. Mais lui, il n’est qu’un humain. Je ne peux pas l’aider. Il se sert de son uniforme violet pour essuyer sa sueur, pour se cacher des rayons du soleil.

Soudain, il s’arrête. Moi aussi. Il descend en toute hâte du dos de Miraidon. Il est excité par sa découverte. Moi aussi, tout comme lui. Alors, je regarde ce qu’il vient de découvrir. Au sol, au milieu du sable et de la roche, juste un carré. Noir, totalement noir. Sans relief ni lumière. Juste un carré noir. Ce n’est pas un objet. C’est un carré noir qui se substitue au sol, au sable, aux roches. Juste un carré noir.

Il n’ose pas le toucher. Moi, je suis courageuse. Je vais lui montrer. Je crache une flamme dans le carré noir. La flamme disparait dans l’absence de lumière. C’est tout. C’est un carré noir au milieu du désert.

Mon maître ose y plonger sa main. Mes deux flammes sur mon crâne frémissent. Sa main a disparu dans le carré noir. Il la retire, elle réapparait. Il plonge le bras, cette fois-ci. Jusqu’à l’épaule. Tout disparait ! Il retire son bras, il réapparait.

On observe longuement ce carré noir. Puis, mon maître préfère ne plus rien expérimenter et on s’en va. Il remonte sur le dos de Miraidon et celui-ci se remet à cavaler. C’était juste un carré noir au milieu du désert.

Pompon
Je suis trop vieux pour entendre quand la porte claque. Je sais que ma maîtresse est de retour quand je vois ses pieds entrer dans la cuisine. Je lui fais sa fête, comme tous les jours. J’aime quand elle revient du travail. Je me sens seul toute la journée sur le carrelage froid. Et puis, elle me caresse et elle me dit qu’elle m’aime elle aussi. Mon moment préféré, c’est quand elle me sert mes croquettes, à son retour du travail. Elles sont bonnes !

Alors, je me régale et c’est un plaisir ! Pompon adore quand sa maîtresse lui donne à manger ! Elle me caresse car je suis un bon Ponchien ! Je suis heureux et je balance ma queue pour lui faire savoir que grâce à elle, je suis heureux.

Mais elle, elle ne l’est pas. Elle est revenue du travail avec le petit qu’elle est allée chercher à l’école. Elle s’affère déjà à faire à manger pour ses enfants humains. Moi, je joue avec le petit qui veut absolument me voir courir dans tous les sens. Je suis trop vieux pour ça, mais je l’aime donc je le fais. Ma maîtresse cuisine toujours.

Le deuxième fils, plus âgé, rentre, ôte ses rollers et monte directement dans sa chambre. Il écoute de la musique et passe sa soirée à chatter sur son Holokit. Il n’a même pas dit bonjour à sa mère. Moi, j’aime pas quand il ne me caresse pas. Ma maîtresse cuisine toujours.

Son aîné ne rentre même pas. Il est chez sa copine. Il me manque. Ma maîtresse les appelle pour manger. Mais le plus grand ne descend que pour récupérer son assiette et remonte vite dans sa chambre. Elle s’occupe donc du petit : il mange, il prend le bain, puis il va au lit. Sans histoire, parce qu’elle est trop fatiguée.

La soirée nous appartient. Je me blottis contre elle sur le divan pendant qu’elle s’endort devant la rediffusion d’un match d’arène à la télévision. Dans cinq heures, elle devra se réveiller pour aller travailler.

Je n’aime pas savoir ma maîtresse malheureuse. Sa vie est vide de sens, et ce trou noir ne fait que s’élargir. Un jour, elle sera engloutie par ce trou noir et disparaîtra dans les méandres de l’absurdité de sa vie. Et elle pourra enfin se reposer.

Le plus grand de ses garçons à la maison descend déposer son assiette sale sur la table de la cuisine et remonte dans sa chambre. Elle dort toujours.

Monde fermé
Mon amie s’arrête. On a voyagé toute la journée pour arriver jusqu’ici. Notre partenaire Koraidon est épuisé par cette journée de navigation, mais il sait qu’on va devoir faire toute la distance dans l’autre sens. Toujours à califourchon sur le dos de notre navire vivant, elle essuie les gouttes d’eau de la mer sur son visage à l’aide de son uniforme orange. Puis, elle jette un coup d’œil derrière nous.

Au loin, Paldea est minuscule. L’océan universel nous sépare depuis ce matin, et Paldea n’a pas rétréci d’un centimètre. Très étrange. Comme si nous avions avancé sur l’océan toute la journée sans nous déplacer d’un iota. Mon flair marin ne me trompe pas, j’ai bien l’impression que nous venons de découvrir la première frontière de ce monde ouvert. Une frontière imperceptible, infranchissable, immatérielle… mais une frontière tout de même. Au large, une barrière invisible nous sépare du ciel violet du crépuscule.