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Jusqu'à ce que les vagues cessent de nous bercer de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 04/08/2022 à 17:23
» Dernière mise à jour le 04/08/2022 à 17:41

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 1 : Une mémoire d’épée
Ils arrivèrent un peu après l’aube, à l’heure à laquelle ils arrivaient toujours lorsqu’ils chassaient.

Zoajri s’était éveillé avec le soleil. Son alchimiste avait fait le tour du bosquet de Danseurs des Sables et montré à son apprenti comment reconnaître un parasite, ses lanciers avaient échangé leurs tours de garde. Ce flûtiste si matinal, celui qui n’avait pas failli à sa tâche depuis dix ans, lança ses trilles dans l’air, toujours un appel différent, et les enfants souhaitèrent une bonne journée à leurs parents. Peu travailleraient ce jour-là ; le village s’était déplacé récemment, le bosquet n’aurait pas besoin qu’on lui renouvelle son sable avant encore un jour ou deux. Peu, sinon les enfants.

Margar s’était levée longtemps avant Narle, et l’avait salué du haut de la dune lorsqu’il avait sorti la flûte que la scientiste lui avait taillée, huit ans plus tôt. Elle avait voulu contempler l’aube, comme de temps en temps. Plus jeune, elle l’avait fait en mémoire de ses parents, qui lui montraient le soleil chaque jour en lui parlant de sa chimie démiurgique. Maintenant, elle se rappelait aussi d’un prêtre et d’une montagne ; le prêtre était mort et la montagne était tombée en poussière, mais elle sentait encore le goût amer de la peur que ces soleils levants avaient pu lui inspirer.

Les premiers enfants se firent entendre, en bas dans le village, et Margar secoua la tête. Le passé était hors d’atteinte, l’avenir viendrait trop tôt. Dans le désert, mieux valait vivre au présent. Elle se leva et descendit de la dune, effaçant sans plus y penser les souvenirs vieux de dix ans.

Certains enfants étaient nés après qu’elle soit arrivée. Pour eux, elle était comme une figure tutélaire du désert, une force qu’ils n’imaginaient pas pouvoir disparaître et les abandonner. D’autres ne méritaient plus depuis longtemps d’être appelés enfants (ce qu’elle continuait évidemment de faire), et continuaient de venir. Irrégulièrement, ceci dit. Quand elle arriva sur la bande de sable en bordure du village qu’ils utilisaient depuis que ce dernier s’était installé dans ce coin de désert, aucun de ses élèves n’avait le tiers de son âge. Ce n’était pas pour l’attrister : les jeunes apprenaient mieux.

Il lui sembla, quand Mijir demanda le silence, que la journée venait de commencer, qu’elle n’avait exploré que superficiellement les questions qu’elle avait laissé les enfants lui poser, qu’elle avait à peine pu s’en servir pour développer plus avant le tissu de science le long duquel elle les guidait un peu plus loin chaque jour. Il lui sembla que l’aube n’avait pas dix nutes, et pourtant le soleil commençait à sortir de sa torpeur matinale et à souligner d'or les diagrammes ou les équations qu'elle avait tracés dans le sable.

Mijir avait l’oreille absolue ; quand il demandait à écouter, tout le monde le laissait faire. Il ne fut pas bien long.

« Des Démons, annonça-t-il de sa voix flûtée. Deux, je pense, et ils ont l’air de porter des gens. Mais ils sont lents. »

Margar hocha la tête, sombre. Ce jour devait bien arriver. Elle l’avait souvent craint, devant le soleil levant, en se demandant ce que l’horizon cachait ; maintenant, elle ne ressentait rien. Ce qui devrait être serait. Et aucune arme ne l’en protégerait. Elle s’était imposé ce choix cinq ans plus tôt, de ne pas lever la main sur le Guerrier qui viendrait la prendre quoi qu’il arrive, mais elle n’avait jamais été en paix avec.

Elle se leva du sable, un schéma à moitié fini derrière elle, et s’avança vers le désert, prête à se tenir entre ses élèves et quiconque pourrait leur vouloir du mal.

« Margar ? demanda Zila. Qu’est-ce qui va arriver ?

— Je ne sais pas, » répondit-elle, et c’était la première fois en dix ans qu’elle prononçait ces mots. Les enfants frémirent.

Les carchacroks passèrent souplement la crête de la dune, deux flèches d’écailles bleu roi. Ils ne chargeaient pas : ils approchaient prudemment. Pendant un instant de plus, il n’y eut rien à entendre de plus que le claquement régulier de leurs griffes les propulsant au-dessus du sable, et le vent omniprésent. Et puis les guetteurs du village lancèrent un cri d’alerte beaucoup trop tardif ; des parents passèrent la tête par l’embrasure de leurs tentes, des cris d’effroi sonnèrent. Les Guerriers ne ralentirent pas ; Margar ne bougea pas.

« Un mauvais jour, commenta le chef du village en arrivant à côté de la scientiste.

— Nous savions qu’il viendrait, Eldan. »

Ils se turent ; les Guerriers s’arrêtèrent à leur hauteur et descendirent de leurs montures. Ils étaient deux, un homme portant deux épées (Margar sentit la curiosité la piquer en remarquant ce détail) et une femme dont les cheveux détachés volaient au vent. Et ils étaient si jeunes. La scientiste aurait pu leur rendre dix ans. Ils le sentaient, d’ailleurs, et leur posture n’était pas aussi assurée que ce dont la scientiste avait l’habitude venant de Guerriers.

« Le sable luit sous vos pas, salua Eldan.

— C’est quoi ces trucs dans le sable, là ? répondit grossièrement la Guerrière.

— Nous serions ravis de vous offrir l’hospitalité si les traditions de Zoajri vous intéressent. Mais peut-être ne vouliez-vous pas vous arrêter si tôt. »

L’autre émit un vague grognement, et fit quelques pas de côté pour contourner Eldan et obtenir un meilleur point de vue sur le village. Elle resta là un moment silencieux, le visage fermé.

L’une des épées portées par son sibling glissa du dos du Guerrier, et vint se placer deux pas devant Margar en lévitant dans l’air. Elle ne semblait pas agressive, mais la scientiste dut tout de même retenir un mouvement de recul.

Le coup sortit de nulle part, vif comme un drascore ; Eldan laissa échapper un grognement étouffé en posant un genou à terre, et puis la Guerrière rappela à elle le filet d’ombre jailli de son épée et le chef du village tomba en avant, comme si le membre spectral avait été tout ce qui le soutenait.

« C’est quoi, le principe ? gouailla-t-elle. Les enfants en première ligne, en espérant que les Guerriers soient assez humains pour ignorer le laboratoire ? Réponds-moi, la vieille ! »

Margar lui renvoya un regard condescendant. Elle lui rendait peut-être dix ans, mais ce n’était que dix ans, pas trente.

« Ces enfants sont des élèves, jeune sotte, déclara-t-elle en s’engouffrant dans l’ouverture que lui offrait la Guerrière. Moi, je suis leur professeur, ce qui veut dire que je leur apprends à se montrer intelligents. »

Il y avait quelque chose de suprêmement agréable à tenir tête à cette Guerrière, presque à affirmer ouvertement son appartenance au Sémèrès qu’elle venait traquer dans ce village nomade. Il y avait quelque chose d’enivrant à laisser libre cours à toutes les bravades qu’elle avait retenues pendant trente ou quarante ans, et Margar n’avait pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin, quelle qu’en soit l’issue.

« Tu veux un cours ? » s’amusa-t-elle, et elle eut l’impression d’être née pour ce moment.

Un coup de gong, bien trop proche, une résonance métallique bien trop forte, et il fallut à Margar plusieurs secondes pour interpréter la Guerrière grommelant et se massant le poignet en donnant moins l’impression d’avoir mal que d’avoir été insultée, ce qui était parfaitement vrai, et l’épée qui avait changé de place et levé son bouclier. Bouclier, donc, qui était sans doute responsable de ce bruit de cloche stupide. Ce qui pouvait vouloir dire beaucoup de choses.

Margar devait bien reconnaître une chose aux Guerriers : ils étaient largement plus rapides qu’elle. Même l’homme, resté immobile depuis le début, n’avait été dépassé par les événements à aucun moment et focalisait son attention sur l’épée, la tenant sans doute pour le danger le plus immédiat.

« Quoi encore, râla la femme. Qu’est-ce que t’as, toi ! »

Elle parlait à l’épée. À ce stade, plus rien n’étonnait Margar.

Le Spectre se tourna vers elle, et lui attrapa les mains avec les panaches noirs qui lui servaient de bras. La scientiste eut un mouvement de recul, mais l’épée avait beaucoup plus de poigne que ce à quoi elle s’attendait, et elle ne parvint pas à se libérer ; au contraire, la présence du Spectre sur sa peau sembla s’intensifier, se matérialiser. Ou peut-être était-ce dans sa tête.

Mais ce n’était pas une agression. C’était trop arrondi, trop prudent, quoi que ce mot puisse signifier ; Margar aurait juré que c’était une tentative de communication avant même que le torrent brouillon de sensations, d’idées, de formes, ne passe à travers ses pensées. Entrant par une oreille et sortant par l’autre. Une connaissance transmise en pure perte. Mais l’esprit de l’épée était ancien et obstiné : il insista, accentuant certains motifs, répétant encore et encore son message, et quand il se retira enfin, au bout d’une interminable poignée de gondes, Margar percevait encore des idées étrangères dans sa mémoire.

Elle avait déjà rencontré l’épée. Elle ne s’était souvenue que du Guerrier qui la portait — un homme mort depuis dix ans.

« Oui, souffla-t-elle sans trop savoir à quelle question elle répondait. Tu m’étonnes, qu’il te manque. »

L’épée acquiesça, sans un mot. La scientiste aurait été incapable de dire comment elle le savait, mais elle sentait que le pokémon l’avait acceptée, et peu importait qu’elle ne comprenne pas vraiment ce que cela voulait dire.

Puis le Spectre retira ses bras, et Margar se tourna vers les deux Guerriers. Leurs noms remuèrent faiblement dans ses pensées, les humanisant un peu, et elle fut soudainement un peu moins satisfaite à l’idée de les avoir blessés. Un peu seulement.

« Permettez-moi de vous présenter mes excuses pour vous avoir traités rudement, Inal-Gorbak. »

Les Guerriers reculèrent de concert, d’un pas, et affermirent leur prise sur leurs propres épées. Margar leur laissa deux gondes pour accepter l’idée, puis poursuivit sans animosité.

« Je suis Margar tal Sémèrès. »

Ils ne reculèrent pas une seconde fois, mais elle perçut distinctement la révulsion sur leur visage. Elle pouvait la comprendre : elle ressentait la même. L’Ordre faisait de son mieux pour éradiquer le Sémèrès depuis des millénaires, et ce genre d’attitude avait tendance à engendrer les mêmes haines des deux côtés. Elle pouvait les comprendre et elle pouvait ignorer leur réaction.

« J’ai partagé la quête de vengeance de votre maître, du temps où il traquait un homme nommé Tograz, et je la continue encore aujourd’hui, selon un autre chemin.

— Vous avez du culot de vous prétendre l’amie d’un homme qui vous aurait tuée s’il avait entendu ce nom, cracha la Guerrière.

— Crois-tu ton maître assez idiot pour ne pas l’avoir su ? »

Décidément, celle-là était douée pour se piéger elle-même. Elle apprenait vite, cependant ; elle avala le Dunaja sans riposter. À court de mots, elle aurait pu attaquer physiquement, prendre le risque de défier l’épée qui flottait à côté de Margar, mais le rapport de force n’était plus clair. La scientiste préféra tempérer.

« Si cela ne vous est pas interdit, je peux vous enseigner la raison d’être de ce lieu.

— Répandre le conflit, comme toujours.

— Oui, mais pas contre toi, jeune Aixed. »

Margar jura intérieurement : la pique lui avait échappée. Mais la Guerrière n’attaqua pas, préférant observer un silence consterné. Ce fut Onis, resté silencieux depuis son arrivée, qui comprit. Margar fut surprise par sa voix ; le Guerrier ne donnait pas l’impression de l’avoir usée contre le désert pendant des années. Elle était restée jeune et claire, elle marquait à peine les notes rauques des Guerriers.

« Permettez-moi de vous écouter, dit-il en inclinant la tête.

— J’ai cru comprendre que vous avez aussi connu Tograz d’un peu trop près, non ? »

Ce n’était même pas une question : Gorbak les avait forcément entrainés dans sa vengeance. Margar n’aurait pas été surprise qu’ils y aient passé les dix dernières années, mais quelque chose lui souffla que ce n’était pas le cas, une impression laissée par l’épée.

« Il n’était que partie d’un tout. Un cultiste vénérant un dieu ancien… dont l’épée me dit que vous avez eu affaire à eux. »

Plus elle parlait, et plus elle s’étonnait de la quantité de fatras que l’épée avait l’air d’avoir laissé dans sa tête. Quand les Guerriers auraient entendu raison, se jura Margar, il faudrait qu’elle ait une conversation sérieuse avec le Spectre, si elle trouvait un moyen.

« Vous apprenez aux enfants à résister à un prêche, supposa Onis.

— Plus que ça ! Je leur enseigne un esprit critique à l’aide de résumés des sciences que le Sèmèrès a préservées. Ainsi, un jour, ils pourront remplacer l’Oracilis. Ils auront la sagesse de questionner les certitudes et la capacité de prévoir ce que la science peut prévoir. Ces enfants ne pourront pas accomplir tout ce qu’on fait les oraciles ; il faudra désormais s’ouvrir au monde extérieur pour voir venir ses attaques. Mais les cultistes, oui, je vous garantis que je leur prépare une très mauvaise surprise. »

Si le Guerrier l’avait écoutée sans faire d’histoire, Margar réalisa qu’elle s’était laissé emporter en voyant Aixed froncer les sourcils. Cette expression sentait mauvais.

« L’Ordre le refusera, nota tranquillement le Guerrier.

— Onis, qu’est-ce que tu fous ? grogna Aixed.

— Mon devoir.

— Tu trahis ton maître, tes siblings et tout ce qui a fait de toi celui que tu es. Tu te laisses toi-même de côté pour poursuivre une chimère. »

Margar déglutit en silence. Elle les avait montés l’une contre l’autre. Ce qui était certainement une mauvaise idée et elle aurait bien aimé remarquer plus tôt ce qui arriverait. Maintenant elle ne savait plus que faire — les Guerriers avançaient trop vite pour elle. Le silence dont elle ne voyait pas comment sortir avait un goût amer.

« Si tu penses que l’Ordre peut lutter à la fois contre la Science et contre le culte, rétorqua Onis avec une voix basse. Alors c’est toi qui te fais des illusions.

— C’est son devoir et il l’accomplira !

— Notre devoir est de protéger le désert ! Aujourd’hui il est devenu vain de le protéger de la Science ; c’est peut-être elle seule qui peut s’en charger ! Je suis désolé, mais mon choix est fait. Si la Science n’est plus une ennemie, alors c’est une alliée, et je lui prêterais mes mains.

— Gorbak aurait honte de toi.

— Gorbak a épargné cette femme. »

Ils auraient pu tout se dire par ces mots et Margar sentir pourtant que ce n’était rien à côté de tout ce qui passa dans leurs regards d’un noir de poix.

Elle fut étonné quand Onis posa la main sur sa garde le premier, une moue désolée sur le visage ; elle se serait attendue à ce que ce soit Aixed. Mais lorsque cette dernière tira enfin le fer, elle fut la première à guider son épée en position d’assaut — à se jeter sur son sibling d’armes.

Le Guerrier sembla couler dans le sable, chuter dans un puit de mensonges non moins réel que le monde qui avait échoué à le retenir.

Aixed n’attendit pas une seule gonde ; elle aussi disparut sur-le-champ, avec la brusquerie d’un pas de côté derrière un mur. Et elle réapparut la première. Elle s’était décalée d’à peine quelques mètres, l’ouverture classique d’un duel à l’épée, et elle replongea aussitôt qu’elle échoua à trouver Onis.

Ce n’est qu’après avoir sauté trois fois qu’elle prit le temps de se mettre en position défensive et de vérifier s’il arrivait enfin — cela avait l’air d’une sur-anticipation aux yeux de Margar. Même si ces deux-là avaient passé les dix dernières années ensemble, Onis ne pouvait pas connaître Aixed au point de prévoir trois déplacements d’affilée. Apparemment, la Guerrière était du même avis.

« Non… grogna-t-elle. Non ! Maudit soit ce satané fils de Chien ! »

Elle se retourna et balaya le village entier d’un coup d’œil expert. Les tentes pouvant cacher un millier de lances — ou rien. Les enfants qui la regardaient attentivement se ridiculiser. Les deux Démons dont l’un se grattait le ventre comme pour demander quand est-ce qu’on allait enfin manger, et l’autre hésitait à faire des avances au premier. L’épée immobile devant Margar. La Guerrière termina son évaluation tactique avant que la scientiste ne songe seulement à en faire une.

« Nous reviendrons, tonna-t-elle à l’intention d’une Margar pétrifiée. Et je vous jure que je convaincrais l’Ordre de vous faire exécuter et de disperser les enfants. »

Aixed s’éclipsa une dernière fois. Et lorsqu’il fut certain qu’elle ne réapparaîtrait pas, Margar sentit ses jambes la lâcher et s’écroula dans le sable avec un profond soupir de soulagement.

***
Une Maîtresse de Guerre pouvait pardonner bien des choses à ses troupes. Arriver à l’Arbre sans s’annoncer au Gardien ou sans Démon. Interrompre un Maître au nom d’une nouvelle assez urgente. Interrompre même plusieurs Maîtres discutant entre eux ; l’Ordre avait peut-être réussi à recouvrer son effectif d’avant la guerre l’année précédente, il restait faible, et recevait assez de mauvaises nouvelles pour que ses Maîtres se tiennent toujours prêts à l’arrivée d’une de plus.

Ce que Cara allait avoir du mal à digérer, c’était la Hantise à longue portée ciblée sur elle. Onis avait beau être un excellent Guerrier et être l’un des plus subtils dans le maniement de son épée, il avait purement et simplement pris le risque de la tuer.

Les cinq Maîtres assemblés autour de la doyenne mourante de l’Ordre lui adressèrent des regards noirs sans même sursauter à son apparition brutale devant la racine où on avait assis Cara, mais n’intervinrent pas. Ils savaient que la Maîtresse de Guerre avait plus ou moins pris les Apprentis de Gorbak sous son aile après la mort de leur maître, et cela lui donnait une certaine préséance pour régler le problème. Elle-même ne donnait pas du tout l’impression de vivre ses derniers jours quand elle toisa le Guerrier.

Onis s’inclina et prit la parole d’un ton respectueux, dès qu’il fut sorti de sa Hantise. Comme si de rien n’était.

« Maîtresse de Guerre, salua-t-il. Pardonnez mon intrusion, car la nouvelle que j’apporte est terrible.

— Les Maîtres t’écoutent, cingla Cara. Parle.

— Aixed et moi avons découvert un laboratoire d’un nouveau type. Une seule scientiste, et elle enseigne à des enfants. Je crains que nous ne soyons face à la propagation de la Science que nous avons crainte il y a dix ans. »

Le résumé était concis et efficace, dans la plus pure ligne de ce qu’aurait fait Gorbak. Les six Maîtres hochèrent doucement la tête, reconnaissant au moins au Guerrier qu’il ne gaspillait pas leur temps.

Cara inclina son visage ridé, donnant l’impression que la nouvelle avait ajouté au fardeau qui ployait sa tête. Elle ne mit pourtant qu’une poignée de gondes à prendre une décision, et l’annonça d’une voix d’Acier. La voix de commandement d’une Maîtresse de Guerre, éraillée par le désert et restée d’une autorité immuable.

« Décris ses défenses.

— Il sera difficile à prendre d’assaut, avertit Onis avec une soudaine lueur de détermination dans son regard. Il est constitué autour d’un village nomade, comme d’habitude, et j’estime qu’il pourrait y avoir trois douzaines de lances pour le défendre, voire plus. Surtout, il y avait toute une troupe d’enfants, peut-être deux douzaines avec la scientiste, et d’autres jouaient dans le village. »

Le Guerrier eut la satisfaction de voir enfin les Maîtres afficher de la surprise. Il avait bâclé cette approche en les voyant devant lui, ayant espéré que Cara serait seule et qu’il pourrait demander son conseil, et savait qu’il jouait gros sur ce coup de dés.

« Des enfants, demanda un Maître du Sable d’un ton hésitant. Quel danger représentent des enfants ?

— Chacun d’eux pourrait peut-être créer un nouveau laboratoire ; il suffit d’un seul scientiste, insista Onis. Mais s’il est nécessaire de les tuer, beaucoup de nos siblings vont souffrir de faire leur devoir. »

Cara comprit enfin, la première, et son visage se figea en un rictus. Les autres Maîtres étaient si désemparés qu'aucun ne pensa à lui proposer son aide quand elle se leva — Onis était une tête plus haut que son corps voûté et affaibli, et le Guerrier se sentit pourtant minuscule lorsqu’elle le foudroya du regard.

« Où est ta sœur, cracha-t-elle. Où est ta sœur, Onis !

— Maîtres ! »

Le cri, une voix de femme, détourna l’attention de la vieillarde, et le Guerrier sentit son cœur rater un battement. Aixed l’avait rattrapé.

La Guerrière était entrée proprement ; sans passer par le Gardien, mais en apparaissant au bord du large campement d'Yspèri, et elle avait couru jusqu’au pied de l’Arbre à contes. Elle avait encore son épée en main, et les visages se tournaient sur son passage. La compréhension gagna lentement les Maîtres alors qu’Aixed les rejoignait en courant.

« Maîtres, répéta-t-elle. N’écoutez pas Onis ; il a laissé une scientiste le convaincre d’allier l’Ordre à sa secte et a refusé de lever la main sur elle. N’écoutez pas Onis !

— Oh si, gronda Cara. Bien sûr que je vais l’écouter, jeune idiote. Guerrier, qu’as-tu à dire pour ta défense ?

— Que ce n’est pas aux adultes de tuer les enfants, répondit posément Onis. Que les royaumes côtiers engraissent leurs armées depuis trente ans. Qu’un culte hostile hante le désert. Et que l’Oracilis est perdu. »

Ce n’était qu’un baroud d’honneur et il le savait.

« Ce n’est pas à un Guerrier d’épargner un scientiste, riposta la Maîtresse de Guerre. L’Ordre est fort de deux mille siblings et nous détruirons les armées de la côte chaque fois que nécessaire. Nous n’avons jamais eu besoin des oraciles. »

Les cinq autres Maîtres hochèrent la tête, prêtant leur poids aux paroles de Cara, et Aixed sourit en raffermissant sa poigne sur son épée. Onis baissa la tête. Il avait déjà accepté son échec et s’efforçait maintenant de prendre la décision qui en découlait.

« Nalinal ! cria Cara. Tu es banni de l’Ordre, Onis, banni de ta seule famille ! »

Trois Maîtres tirèrent leurs épées, Aixed arma un coup mortel. Et sa lame passa à un cheveu de briser la nuque d’Onis — mais le Guerrier s’était fondu dans l’air d’un pas de côté. Il avait choisi le déshonneur plutôt que la mort. La Guerrière sentit une révulsion viscérale à l’idée qu’il se soit enfui. Qu’elle soit désormais la seule à porter le nom d’Inal-Gorbak. Que cette peste de scientiste ait gagné, ait réussi là où des années de combats avaient échoué.

« Tu connais ton devoir, Aixed, commenta Cara.

La Guerrière hocha sombrement la tête, puis ferma les yeux un instant. Les Maîtres la virent bientôt disparaître en suivant le même chemin qu’Onis.