[L] Indésirables
Je ne peux m'empêcher de faire les cents pas dans le Centre Pokémon. Mon partenaire est dans un état préoccupant, mes pieds me font atrocement souffrir, et l'infirmière vient de me passer un savon en me traitant de novice écervelée.
Comment pouvais-je savoir qu'il ne fallait pas répondre aux provocations de ce Canarticho ? C'est lui qui m'a envoyé son poireau en premier lieu ! Je n'allais tout de même pas faire comme si de rien n'était et l'inviter à partager mon pique-nique.
– Arrêtez un peu de tourner en rond ! lâche l'infirmière d'un ton sec. Vous allez me rendre folle.
Je lui lance un regard noir avant de me laisser tomber sur le canapé le plus proche. Ces gens-là ne sont-ils pas supposés être gentils et bienveillants à l'égard des nouveaux dresseurs ? N'a-t-on pas le droit de commettre des erreurs lors d'un voyage initiatique ?
J'hésite à passer un coup de fil à mon père. Il saurait forcément quoi faire dans ce genre de situation. Il sait toujours quoi faire.
– Ça craint... je murmure en fixant l'écran éteint de mon smartphone. Je ne peux pas le laisser me voir dans cet état.
Papa m'a promis que tout se passerait bien. Il m'a dit qu'il avait confiance en moi et que je deviendrai un jour une grande dresseuse de Pokémon. Comment réagirait-il si je l'appelais maintenant pour lui dire que Dynavolt s'est fait passer à tabac par une volée de Canarticho armés de poireaux ?
– Je suis pitoyable... je soupire en calant ma tête contre le dossier moelleux du canapé.
Les portes du Centre Pokémon s'ouvrent pour laisser entrer un couple de dresseurs. Ces derniers discutent avec animation et se dirigent tranquillement vers l'infirmière pour faire soigner leurs Pokémon. Cette dernière les accueille avec un sourire – un sourire ! – avant de disposer leurs Pokéball dans une énorme machine pour lancer le diagnostic.
Je remarque avec une pointe de jalousie que tous les dresseurs présents dans la pièce sont accompagnés. Certains font leur voyage initiatique en amoureux, d'autres préfèrent vivre l'expérience en famille ou avec leurs amis. Et moi...
Moi, je me retrouve toute seule comme une conne.
– Il vous reste encore une chambre ? demande le garçon en passant un bras autour de la taille de sa copine. Nous aimerions passer la nuit ici avant de reprendre la route demain.
Je me redresse d'un coup et cligne plusieurs fois des yeux. Comment ai-je pu oublier de réserver une chambre au Centre Pokémon ? Je risque de devoir dormir à la belle étoile s'ils affichent complet pour la nuit !
– Bien sûr... répond aimablement l'infirmière. Vous pouvez vous inscrire sur le guichet à votre gauche.
Je plisse les yeux et remarque la présence de quatre ordinateurs dans un coin de la pièce. Je pensais naïvement qu'il s'agissait d'une installation visant à occuper les dresseurs un peu geek qui ne peuvent passer plus d'une journée sans jouer à leur jeu vidéo préféré, mais il semblerait que je me sois trompée – encore.
Je décide donc de me lever pour tenter de réserver l'une des précieuses chambres mises à notre disposition. Les Centres Pokémon de toute la région proposent gracieusement ce service aux dresseurs engagés dans un voyage initiatique. Le dispositif est entièrement financé par la Ligue Pokémon, mais les dernières rumeurs laissent entendre que ça pourrait bientôt changer.
– Autant en profiter tant que je le peux... je grommelle en allumant l'ordinateur le plus éloigné.
Deux options s'affichent sur l'écran. J'ai l'impression de passer une commande à la borne d'un fast-food. Je clique sur "Je n'ai pas encore de carte de dresseur" et me contente de suivre bêtement les instructions de la machine. J'indique ainsi mon nom, mon prénom, ma date de naissance et mon genre. Pas très inclusif, leur formulaire.
Vient ensuite l'heure fatidique de la photo. Quand je vois ma tête s'afficher sur l'écran, j'ai un mouvement de recul. Mes cheveux sont tout emmêlés, et j'ai de la terre partout sur le visage. Jamais je ne pourrai cliquer sur "Prendre la photo".
– Ce n'est pas un concours de beauté... me fait remarquer la fille à côté de moi. Inutile de faire des manières.
Je la toise de haut en bas en haussant un sourcil. Pour qui se prend-elle, celle-là ? Je ne me souviens pas lui avoir demandé son avis.
Préférant ne pas faire de vagues – il ne manquerait plus que je me fasse virer du Centre Pokémon, je décide de ravaler ma fierté et reporter mon attention sur l'écran de l'ordinateur.
C'est avec une tête de tueuse que je finis par prendre cette fichue photo.
– Quelle journée de merde... je soupire en observant le résultat.
La machine m'invite désormais à scanner le QR Code depuis mon application Pokédex pour télécharger directement ma carte de dresseuse sur mon smartphone. J'effectue les dernières démarches et admire le précieux sésame qui m'ouvrira les portes de la Ligue Pokémon et me permettra d'accéder à ses différents services.
Mon regard s'attarde notamment sur l'onglet "Solde". Je sens mon cœur faire un bond dans ma poitrine lorsque je vois le montant associé – cinq mille Pokédollars. J'avais oublié que les nouveaux dresseurs se voyaient octroyer un peu d'argent pour commencer leur aventure. Ce n'est certes pas grand-chose, mais ça devrait me permettre d'acheter des Pokéball ainsi que quelques potions pour éviter toute déconvenue à l'extérieur.
– Il ne me reste plus qu'à réserver une chambre... je souffle en me massant la nuque. Voyons voir...
Le logiciel se révèle très intuitif. Je clique sur "Services" et sélectionne spontanément l'option "Réservations". L'écran laisse alors apparaître un plan des différentes chambres – dix au total – en affichant en vert celles qui peuvent encore être sélectionnées. Je choisis la plus éloignée en espérant que le couple d'abrutis n'ait pas réservé celle d'à côté. Je n'ai pas spécialement envie d'entendre les échos de leurs folies nocturnes.
Je commande également une formule "dîner + petit-déjeuner" pour trois-cents Pokédollars. Après la journée que je viens de passer, je n'ai pas le cœur à me prendre la tête pour trouver quelque chose de plus sophistiqué.
Ma réservation enregistrée, je m'avance vers le comptoir et attends patiemment que l'infirmière daigne venir à ma rencontre pour me remettre les clés de la chambre. Mon ressentiment à son égard s'atténue un peu quand je réalise qu'elle doit gérer seule le bon fonctionnement du Centre Pokémon.
– Voilà pour vous... soupire-t-elle en me remettant le trousseau. Ce sera la dernière à gauche, tout au bout du couloir.
Je force un sourire pour la remercier et me dirige sans tarder vers ma chambre pour avoir enfin l'occasion de me poser un peu. Dynavolt est entre de bonnes mains, et il n'y a rien d'autre que je puisse faire pour lui venir en aide.
L'endroit est très sobre. La pièce comprend un lit double qui occupe la plus grande partie de la pièce, ainsi qu'une vieille penderie en bois qui menace de s'effondrer si on y ajoute trop de vêtements. Il y a également une minuscule salle de bain avec des toilettes, un lavabo et une cabine de douche qui laisse apparaître des moisissures sur les murs et au plafond.
– Beurk...
Je déteste la saleté. Mon père dirait sans doute que je suis un peu maniaque sur les bords, mais je ne vois pas comment je pourrais me sentir à l'aise dans un endroit aussi mal entretenu. Heureusement, c'est l'histoire d'une nuit.
J'ouvre mon sac sur le lit et en sors tous mes habits. Je mets de côté la tenue la plus épargnée par la poussière – un jean skinny et une blouse à motifs fleuris – et la range soigneusement dans la penderie pour demain. Tout le reste ira à la laverie pour un nettoyage intensif.
Je vérifie que la porte de ma chambre est bien fermée et regagne la salle de bain pour me débarrasser de mes vêtements. J'observe un instant les bleus qui recouvrent mes bras et laisse échapper un léger soupir. Cette rencontre avec ces Canarticho aurait pu mal se terminer si ce Pikachu n'était pas intervenu pour nous sauver.
J'entre prudemment dans la cabine de douche et active le robinet en me tenant à bonne distance du jet. Contre toute attente, le mécanisme fonctionne correctement. Je cale sans tarder le pommeau au-dessus de ma tête et accueille avec délice le ruissellement de l'eau chaude sur ma peau.
Ces quinze minutes me font le plus grand bien. Mon corps tout entier se détend, et mon esprit chasse de lui-même mes pensées les plus sombres pour se focaliser entièrement sur mon prochain objectif : l'obtention du premier badge.
Les champions d'arène ne sont pas des dresseurs comme les autres. Dispersés dans les huit plus grandes villes de la région, ils attendent de pied ferme les challengers assez courageux pour les défier. Les combats d'arène sont des matchs officiels ouverts au public, et les dresseurs qui en sortent victorieux se voient octroyer un badge symbolisant leur réussite.
Jasélia est l'une de ces villes contenant une arène. Je ne sais pas encore qui en est le champion, mais il me tarde de retrouver Dynavolt pour tenter ma chance.
– Ouh... je lâche en sentant l'eau refroidir. Il est temps de sortir.
Je coupe le robinet et enroule rapidement mes cheveux dans une première serviette après les avoir essorés. Je récupère alors ma seconde serviette pour recouvrir mon corps et me laisse tomber sur le lit avec nonchalance.
Je récupère mon smartphone dans la poche de mon short, puis consulte d'un air distrait mon fil d'actualité pour passer le temps.
– Encore lui... je grommelle en lançant une vidéo.
Steve Erzat. Un capitaine de gendarmerie aux allures de brute qui milite depuis plusieurs années contre les libertés trop permissives des dresseurs de Pokémon.
Un crâne rasé, un croc en guise de boucle d'oreille, et une cicatrice qui traverse son œil gauche pourtant intact.
Le cliché du gars qui n'inspire aucune confiance.
"On a constaté de nouvelles attaques de Pokémon près de Lunapolis..." déclare le journaliste chargé de conduire l'interview. "Faut-il renforcer – d'après vous – la régulation des espèces les plus dangereuses ?"
Je crispe la mâchoire et me retiens de balancer mon smartphone à l'autre bout de la pièce. Les médias sont vraiment trop cons. Aucun Pokémon n'est dangereux par nature, à moins que quelque chose – ou quelqu'un – ne menace directement son habitat. Il y a bien certaines espèces plus combatives que d'autres, mais ne sommes-nous pas nous-mêmes dotés de caractères très différents ?
"C'est une nécessité absolue..." répond Steve en adoptant un air grave. "Mais la loi ne nous permet malheureusement pas d'y remédier. C'est à la Ligue Pokémon d'assurer la sécurité de nos citoyens en ces temps troublés, et nous voyons bien qu'elle est complètement dépassée par les événements. Nous n'avons pas oublié la tragédie qui a frappé notre belle région il y a bientôt dix ans..."
J'éteins mon smartphone et le repousse de l'autre coté du lit avant de m'allonger sur le dos. Ce crétin n'est pas capable de donner une interview sans évoquer ces fichus attentats qui se sont produits alors que je n'étais qu'une gamine.
Comme si les Pokémon étaient responsables de nos conneries !
Je roule sur le côté et jette un œil rapide à mon smartphone. Voyant qu'il me reste encore une heure à tuer avant de pouvoir dîner en bas, je m'autorise à fermer les yeux pour laisser mon esprit vagabonder et me conduire malgré lui vers un sommeil troublé.
Un immense reptile se dresse devant moi. Ses écailles émeraudes renvoient mon image effrayée tandis que ses deux yeux jaunes guettent le moindre de mes mouvements. À côté de moi, Dynavolt reste immobile. Lui aussi semble tétanisé par la peur.
– On ne doit pas rester ici... je bredouille d'une petite voix.
Le gigantesque serpent ouvre la gueule en grand et laisse alors apparaître une étrange boule d'énergie bleutée. Celle-ci grossit à vue d'œil, puis se transforme brusquement en un rayon mortel projeté à toute vitesse dans notre direction...
Je me réveille en sursaut et me redresse sur mon lit. Des tremblements parcourent mon corps, et mon visage est couvert de sueur. Lorsque je réalise que je me trouve en sécurité dans ma chambre, je laisse retomber ma tête sur mon oreiller et plonge dans un nouveau sommeil.
Un sommeil sans rêve, cette fois-ci.