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Distort City de Feather17



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Informations

» Auteur : Feather17 - Voir le profil
» Créé le 10/11/2021 à 14:00
» Dernière mise à jour le 10/11/2021 à 14:00

» Mots-clés :   Action   Drame   Fantastique   Kanto   Présence de personnages du jeu vidéo

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007. I - 7 : La faille
JOUEUR : RED
BADGES : 0
POKÉDEX : 4
TEMPS : 1:13

Je te vois à présent allongé sur le sol, misérable pantin de cette horrible destinée que nous aurions pu éviter, et j’aimerais avoir la force de te demander pardon. Tu n’as rien demandé, tu vivais heureux, sauvage, sur le territoire qui t’appartenait. Notre rencontre a scellé à jamais ton avenir. Je sais que tu ne m’en veux pas, qu’avec le temps tu as appris à aimer la vie de combattant que je t’ai fait mener, que tu ne voudrais pour rien au monde m’abandonner, moi, ton maître, et tous tes amis Pokémons dans mon équipe. Mais je sais aussi que tout est ma faute et que si, ce jour-là sur cette falaise, je n’avais pas eu l’outrecuidance de croire que je pouvais te capturer, tu n’aurais pas fini dans la Pokéball du Professeur Chen, Green ne t’aurait pas ajouté à son équipe, et de fil en aiguilles, tu ne te serais pas retrouvé dans la mienne à affronter tous ces dangers.

Te souviens-tu de ta vie passée, Pikachu ? Te souviens-tu de l’époque à laquelle tu étais libre et sauvage ? Te souviens-tu du bonheur que tu éprouvais à chasser tes proies Aspicot et Chenipan, à courir après les Piafabec, à flâner à l’ombre d’un arbre à baies ? Je ne peux imaginer un seul instant la douleur que tu as ressentie le jour où tu as redécouvert la nature pour la première fois après ta capture. Enfermé une semaine dans cette sombre cage sphérique, c’est Green qui t’a permis de gambader à nouveau dans les prairies de ton enfance. Te souviens-tu de ce jour-là ? Le jour où tu t’es matérialisé en dehors de ta Pokéball au beau milieu de la Forêt de Jade ?

Évidemment, n’étant pas présent, je ne peux te raconter que la version qui m’en a été faite. Mais je me souviens très bien de l’instant précis auquel nos routes se sont recroisées dans la Forêt de Jade. Moi, je poursuivais mon but inlassablement : prouver au monde entier que je lui étais supérieur en marchant sur Kanto à la poursuite de badges d’arène tout en capturant un maximum de pauvres Pokémons innocents. Toi, un peu avant de nous recroiser, te souviens-tu de la raison pour laquelle Green t’a libéré ? Elle me l’a raconté brièvement il y a fort longtemps. Aussi, je te prie d’excuser les approximations dans ce récit.

Green était entrée avec méfiance dans la Forêt de Jade, celle qui délimite la frontière nord de la ville de Jadielle. Elle était à la poursuite de son frère, Blue, qui refusait de rentrer à la maison. Comme tu as l’odorat très développé et que ton maître était, avant elle, leur grand-père le Professeur Chen, elle a eu l’idée de t’extraire hors de ta Pokéball afin de profiter de ton talent de chasseur et de retrouver la trace de Blue. De plus, la Forêt de Jade est le lieu de naissance de tous les Pikachu. Elle était donc persuadée que tu étais son meilleur atout pour la guider dans cette épaisse forêt.

C’est dans ce contexte que vous êtes tombés nez-à-nez avec lui, celui que nous aimions appeler notre « meilleur ennemi ». J’imagine très bien la scène : comme dans un manga japonais, Green court derrière toi, haletante, incapable de suivre ton rythme de course effréné entre les arbres de la Forêt de Jade. Toi, tu n’as qu’une idée en tête, retrouver la source de l’odeur qui se propage sur tout ton territoire. Puis, vous avez débouché sur un pan de falaise et il vous aura fallu vous stopper net pour ne pas chuter de plusieurs mètres dans le ravin menaçant. C’est alors que vous vous êtes retrouvés face à lui, notre « meilleur ennemi » vêtu de son habituel uniforme d’un noir de jais, et son béret posé sur ses courts cheveux marrons.

Ou alors vous êtes-vous rencontrés banalement au bord d’un ruisseau alors que vous cherchiez à vous désaltérer ? La première version me plaît davantage, elle permet de souligner l’ambiance dramatique et l’aura terrifiante que dégagent ce type.

Dans tous les cas, il vous a observés longuement, toi et Green. Cette-dernière a eu très peur de lui ; elle a tout de suite reconnu son uniforme et les affrontements qu’elle a connus par le passé durant son propre voyage initiatique furent assez traumatisants pour la tenir en alerte. Un silence mortifère s’est ensuivi, durant lequel s’est installée la certitude que celui qui le briserait en premier dominerait l’autre, et la conversation qui a suivie entre Green et lui a dû ressembler à peu près à la suivante :

— Votre Pikachu a l’air d’être bien en forme.

Green n’avait pas répondu, paralysée par l’horreur que lui inspirait son uniforme noir. L’homme lui avait sourit pour essayer de détendre l’atmosphère et avait bu longuement à sa gourde. Un piaillement dans les arbres avait retenti : un Roucoups nourrissait ses petits quelque part dans la forêt. Le regard de l’homme s’était fait plus sombre en scrutant la nature pleine de vie autour d’eux.

— Si je peux vous donner un conseil, avait-il repris, vous devriez quitter cette forêt au plus vite. Elle n’est pas un endroit sûr pour une dresseuse débutante.

Green avait préféré ne pas le contredire. Lui laisser croire qu’elle n’avait aucune expérience en combat de Pokémons était sa meilleure arme en cas d’affrontement. Elle le prendrait donc par surprise.

L’homme ne s’était pas soucié de son mutisme et avait pointé du doigt un chemin bordé de fleurs de jade.

— Argenta est dans cette direction. Ce n’est pas la route la plus courte, mais elle est moins susceptible d’attirer les Pokémons sauvages dangereux qui peuplent cette forêt.

L’homme lui avait adressé un sourire glaçant et s’était remis en route vers la direction opposée à celle qu’il lui avait montrée. C’est alors qu’en changeant de position sur cette falaise, il avait révélé son propre Pokémon qui s’était tenu caché derrière ses jambes : un gros Bulbizarre au regard assuré et défiant. Green s’était paralysée sur place en le reconnaissant. Elle ne connaissait que trop bien les yeux malicieux de ce Bulbizarre, son bulbe dont la taille dépassait la moyenne dans son espèce, et ses pattes surentraînées. Elle se trouvait face au Bulbizarre qui, normalement, aurait dû se trouver dans le laboratoire de son grand-père. Et il ne pouvait y avoir qu’une seule explication à sa présence auprès de « notre meilleur ennemi » : il avait été dérobé.

— Tu viens, Bulbizarre ? avait appelé ce-dernier.

Le Pokémon rejoignit son maître qui s’apprêtait à pénétrer dans l’ombre des arbres de la forêt. Mais l’homme s’était arrêté une seconde. Il avait suivi le regard de son Bulbizarre jusqu’à celui, terrifié, de Green, et avait compris. Green, elle, avait compris qu’il avait compris. Tous s’étaient reconnus.

L’homme avait alors glissé sa main dans sa poche et Green avait reculé d’un pas. Toi, Pikachu, tu t’étais positionné sur tes quatre pattes, prêt à passer à l’offensive. Mais votre adversaire avait simplement dégainé un petit bout de papier sur lequel il mit un certain temps à griffonner quelques caractères à l’encre de son stylo.

— Si vous avez le moindre problème, si vous croisez le moindre dresseur dangereux, lui dit-il en lui tendant le morceau de papier, je viendrai en courant vous prêter main forte.

Et notre « meilleur ennemi » s’en était allé avec le Bulbizarre du Professeur Chen, son Bulbizarre à présent. Sur le morceau de papier, en-dessous d’un numéro de téléphone, l’encre de son nom n’avait pas encore eu le temps de sécher : « Tomaso ».

Enfin seuls sur la falaise, Green t’avait sommé de la suivre, et vous avez quitté les lieux dans la précipitation, soucieux de mettre le plus de distance entre vous et Tomaso qui, bien plus tard, serait l’homme qui assassinerait ta maîtresse.

***
Redwan ne s’était jamais réveillé aussi tôt un samedi matin. Il avait effacé d’un geste de la tête son habituel cauchemar qui mettait en scène un dragon ailé, et avait vérifié d’un coup d’œil que Stuart était toujours dans sa cage. La petite souris jaune dormait paisiblement, enrobé dans la paille. Ni une, ni deux, l’adolescent s’était jeté sous la douche et, quelques minutes plus tard, sans même engloutir le petit-déjeuner que sa mère lui avait laissé sur la table de la cuisine avant de partir travailler, il avait enfourché son vélo et avait pédalé dans les rues de Distort City.

C’est que Redwan avait un rendez-vous important à ne pas manquer. Ce samedi serait le jour où il obtiendrait enfin toutes les réponses à ses questions les plus absurdes. Que s’était-il passé dans le laboratoire miteux du Prof Maboul ? Quelle était la nature du casque qui lui avait brouillé le cerveau de manière aussi étrange ? Pourquoi les personnages du jeu vidéo qui était apparu sur son bureau étaient-il si mystérieusement ressemblants à son entourage ?

Plus le chemin à parcourir diminuait, plus le temps, impétueux farceur, semblait ralentir. C’est pourquoi Redwan ne s’arrêta pas cette fois-ci devant la piscine municipale afin de donner son habituelle pièce à la petite fille sans abri, et décéléra seulement le Café du Coin atteint.

C’était la première fois qu’il voyait sa buvette préférée aussi bondée, peut-être parce qu’il ne s’y était jamais rendu à l’heure du petit-déjeuner où tous les habitués y dégustaient leurs cafés préférés. Il retrouva d’un coup d’œil le petit enfant aux cheveux dorés, caché derrière une grande table des ouvriers de la mine occupés à discuter bruyamment de leur semaine de travail pénible, et s’installa en toute hâte sur la banquette face à lui.

Adam sirotait lentement son lait-fraise, un sourire béat sur son visage d’enfant. Il semblait prendre un plaisir fou à ne pas démarrer la conversation, à faire durer le suspense jusqu’au bout.

— Bon, tu vas me dire… commença Redwan.

Mais il fut tout de suite interrompu par le vieux patron qui lui apportait une tasse de capuccino.

— Avec chantilly, comme tu l’aimes, précisa Adam lorsque le patron s’en était allé.

Et Adam repris la dégustation de son lait-fraise sans ajouter un mot de plus. Redwan avala une petite portion de sa crème fouettée, par politesse, et brisa une deuxième fois le silence.

— Alors, est-ce que tu vas me…

Mais le groupe d’ouvriers derrière eux se fendit d’un rire tonitruant qui l’empêcha de poursuivre sa phrase. Adam s’amusa de la situation, ce qui lui fit perdre son sang-froid. Redwan tapa un poing contre la table et l’enfant sursauta.

— C’est le moment de parler, Adam !

Adam avait levé les yeux au ciel, comme déçu de devoir arrêter de jouer à son jeu préféré.

— Quelle impatience…
— Ça fait deux jours que j’essaie de comprendre ce qui m’est arrivé dans la cave du Prof Maboul, et deux jours que tu me promets que tu vas m’expliquer. Le moment est venu, Adam !
— J’ai bien peur que, quoi que j’essaie de t’expliquer, tu ne me croirais pas.
— Essaie toujours.
— Bon.

Adam repoussa son verre de lait vide et croisa les doigts sur la table, comme prêt à négocier un contrat juteux.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Je veux comprendre pourquoi le jeu vidéo que tu m’as fait découvrir comporte des personnages qui ressemblent à mon entourage. Je veux savoir à quoi servait le casque que tu m’as fait essayer dans le laboratoire du Prof Maboul. Je veux que tu me dises tout ce que tu as derrière la tête.
— Ça risque d’être long…
— J’ai tout mon week-end.

Adam prit alors une longue bouffée d’oxygène et chercha des yeux les meilleurs mots à employer.

— Le jeu vidéo que je t’ai donné est la représentation du monde duquel tu viens.
— Jusque-là, ça me parait logique. Les développeurs d’un jeu vidéo ne peuvent que s’inspirer de notre monde.
— Ça va être plus compliqué que je le pensais.

Adam se gratta le crâne et sembla éprouver de grandes difficultés à commencer une nouvelle phrase. Son regard tomba sur la tasse de café de Redwan et il eut une idée. Il saisit la tasse de Redwan qu’il fit glisser à côté de son verre de lait vide.

— Imagine que ton capuccino, c’est ta vie, d’accord ? Tu t’appelles Red, tu vis à Bourg-Palette, dans la région de Kanto, tu es dresseur Pokémon, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Redwan acquiesça sans comprendre un traître mot employé par l’enfant.

— Puis, il se passe quelque chose d’inexplicable…

Adam renversa le contenu de la tasse dans le long verre vide et le mélange de café et de crème prit une couleur brun clair aux touches rosées du reste de lait fraise.

— …et tu ne vis plus à Kanto, dans ta tasse de café, mais à Distort City, mon verre de lait. Tu es toujours Red, le capuccino, mais tu t’appelles Redwan. Tout est distordu, toute ta réalité est obligée de se réadapter au contenant qui n’était pas le même à l’origine. Tu es toujours un peu toi, mais différent. Tu es toujours Red, mais en version Redwan. Cyano est toujours Blue, ton rival d’enfance, mais dans sa version de Distort City.
— Tu veux dire, comme dans la série Once Upon a Time ?

Ce fut au tour d’Adam d’être perdu par le discours de Redwan.

— Tout ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est que tu n’appartiens pas à cette réalité. Ni toi, ni moi, ni personne ici, ni même cette table.

Sous le coup de l’impulsion, Redwan gifla violemment Adam, avant de lui demander :

— Et cette gifle ? Elle n’appartient pas à cette réalité ?
— Je commence à croire que tu le fais exprès là, maugréa l’enfant en se frottant douloureusement la joue. Cette gifle est bien réelle, comme tu l’es, comme je le suis, comme cette vieille à la table du fond. Sauf que nous sommes tous compressés dans une réalité qui n’est pas la nôtre !

Adam lui montra le café dans le verre de lait.

— Si je trempe mon doigt dans le verre de lait, c’est pas du lait qui va en ressortir, mais du café. Ce café devrait se trouver dans la tasse de café !
— Du coup, il est où le lait qui devrait se trouver dans le verre de lait ?
— Mais on s’en fout du lait ! C’est une métaphore !!

Adam s’était mis à crier malgré lui. Face à un Redwan désemparé, il essaya de reprendre le contrôle de ses émotions. Il ferma les yeux et se força à expirer longuement, avant de reprendre :

— Tu t’appelles Red, tu es un dresseur Pokémon, et tu as été arraché à ton monde qui est en train de se détruire sans toi. Tu dois y retourner pour le sauver.
— De quel monde parles-tu ? C’est quoi un « dresseur Pokémon » ?
— C’est compliqué à expliquer, c’est la raison pour laquelle j’aurais voulu que tu joues au jeu vidéo que je t’ai fait découvrir.
— J’y ai joué, quelques minutes. Tu veux dire que ces monstres fictifs qu’il faut collectionner et combattre dans ton jeu, ce sont eux qui font partie de la réalité et nous de la fiction ?
— En quelque sorte, oui.

Redwan éclata d’un rire franc, presque aussi tonitruant que celui des mineurs derrière lui un peu plus tôt, et Adam resta stoïque.

— Comment tu peux croire qu’un jeu vidéo soit réel et que nous soyons fictifs ?
— N’as-tu pas été convaincu par ce que tu as vu quand je t’ai mis le casque sur la tête ?
— Non, je crois que ce casque m’a grillé le cerveau parce que c’est un fou qui l’a confectionné. Rien n’a de sens dans ce que tu racontes ! J’y ai un peu joué, à ton jeu, et il n’a aucun sens ! A commencer par le fait qu’un scientifique envoie deux gosses collectionner des monstres pour compléter une encyclopédie qu’il a déjà complétée par le passé.
— Oui, en effet, ce jeu vidéo n’a pas de sens. Et tu veux savoir pourquoi ?
— Parce que c’est un jeu vidéo !!
— Exactement.

Redwan resta coi. Adam venait de lui donner raison. Il venait de se contredire. Il venait de prouver qu’il n’était qu’un enfant bourré d’imagination.

— Ce jeu vidéo n’est qu’un jeu vidéo dans cette réalité, repris Adam. Il n’a pas plus de sens que le dessin d’un gamin de quatre ans. Ce jeu vidéo n’est que la représentation matérielle du monde duquel tu viens. As-tu déjà fait un cauchemar ?

Redwan repensa aux images traumatisantes d’un dragon crachant du feu du sans chacun de ses songes nocturnes, et acquiesça sans plus de précision.

— As-tu déjà été conscient pendant ton cauchemar ? Tu sais que c’est un cauchemar, tu essaies de te réveiller mais tu n’y arrives pas. Alors, tu te mets à crier aussi fort que tu peux, et tu finis par te réveiller en criant. Tout ceci, cette réalité, ton monde, Distort City : c’est un songe. Vois-le comme un mauvais rêve. Et dans ce mauvais rêve, tu as réinterprété le monde réel qui prend la forme matérielle de ceci.

Et Adam déposa sur la table la cartouche de jeu.

— Mon but est de te réveiller, de te sortir d’ici pour que tu retrouves ton véritable monde, celui d’où tu viens, celui d’où tu as été enlevé avant d’être enfermé ici. Car tous tes proches sont en danger, et tu es le seul à pouvoir les sauver.

Pour illustrer ses propos, Adam renversa à nouveau le contenu du verre dans sa tasse d’origine et la poussa vers Redwan. L’adolescent mit un certain temps avant de réagir. Perdu dans ses pensées, il se mit à touiller nonchalamment à l’aide de sa cuillère le liquide froid et repoussant.

— Tu te rends compte que, même si tout ce que tu me dis est vrai, même si nous sommes bel et bien dans un rêve, ton histoire est complètement farfelue ?
— Ce dont je me rends compte, c’est que tu es de plus en plus ouvert à l’idée que tu pourrais être dans un rêve.

Redwan resta perplexe. Il repensa à ses journées absurdes à subir un quotidien si vide de sens, si dénué d’intérêt, et la vacuité de l’existence qu’il menait jusqu’à présent. Si seulement ce petit garçon pouvait avoir raison. Si seulement il était possible en un claquement de doigts de changer une réalité qui ne lui convenait pas. Adam vit dans le regard perdu de Redwan toute sa désolation.

— Imagine, imagine un seul instant que tu es le personnage d’un roman et que j’en suis l’auteur. Imagine que je te dis que tu existes, mais dans une autre réalité. Que je me suis inspiré de quelqu’un d’autre pour te créer et que tu n’appartiens pas à cette réalité. Imagine que je te dise que je suis capable de te faire retourner à cette réalité. Comment réagirais-tu ?
— Je n’arriverais pas à te croire.

Adam retomba mollement sur sa banquette. Redwan ressentit de la pitié pour l’enfant. Il savait qu’intérieurement se jouait une bataille d’idées pour essayer de le convaincre. Il connaissait cette sensation d’être démuni face à quelqu’un qui refuse d’entrer dans votre conception du monde. Si seulement il était capable de le croire, ne serait-ce que pour lui enlever le poids de la conscience.

— Hep ! Patron ! Augmente le volume de la télé !

Un des ouvriers avait fait entendre sa grosse voix dans tout le café et tous les regards se dirigèrent vers le petit écran de télévision, dans un coin au plafond, qui diffusait les images d’une émission d’actualité en continu.

Il s’agissait d’une édition spéciale : la police de Distort City était en alerte, et les caméras des journalistes se baladaient sur les rues de la ville depuis la vue d’un hélicoptère dans le ciel. Un journaliste s’adressait dans un coin de l’écran aux auditeurs, casque sur la tête, micro devant la bouche :

— …pas plus tard que ce matin, que le prisonnier Tom Tereack est en fuite. L’alerte de haute-sécurité, niveau deux, a été déclarée. La mairie a annoncé qu’une déclaration publique sera faite dans l’heure afin de donner les consignes de sécurité à tous les citoyens de Distort City. Nous rappelons que l’individu, impliqué dans un trafic d’animaux exotiques l’an dernier, venait d’être transporté devant la Cour de Justice où lui a été annoncée sa condamnation à cinq ans de prison ferme, et était en transfert pour rejoindre la prison de Distort City lorsqu’il a réussi à échapper à la vigilance de ses gardiens. Toutes les unités de la police sont à présent à sa poursuite…

Comme pour appuyer ses propos, de stridentes sirènes retentirent à l’extérieur du café, et une dizaine de véhicules de police filèrent à toute allure devant la vitrine du commerce.

— J’imagine que ce criminel fait aussi partie de l’autre monde ? ironisa Redwan.
— Tout le monde en fait partie, oui.
— C’est qui ? Mon meilleur ami ?
— Non, plutôt un de tes ennemis. Tu ne te souviens toujours pas du contexte dans lequel il t’a fait cette cicatrice ?

Redwan jeta un coup d’œil à sa main droite. Non seulement il n’avait aucune souvenir des évènements qui avaient provoqué sa blessure, mais il n’avait pas non plus souvenir n’avoir jamais remarqué posséder une telle cicatrice jusqu’au jour où Adam la lui avait montrée lors de leur première rencontre.

— Qui est-il ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas qui est Tom Tereack mais tu sais qui je suis moi ? s’étonna Redwan, de plus en plus convaincu que ce gamin était fou.
— Je me suis mal exprimé. Je te prie de m’excuser, le langage est relativement nouveau pour moi. Je voulais dire que je ne sais pas qui était Tom Tereack avant que votre monde ne soit transformé en Distort City. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’est pas un de tes proches. Mais ceci n’a pas d’importance pour l’instant. Ce qui est urgent, c’est de trouver un moyen de te sortir d’ici.
— Ici ? Ce café ou cette fausse réalité ?

Adam sursauta de surprise sur sa banquette. Redwan commençait à entrouvrir la porte à son discours.

— Pour plus de clarté, disons qu’on peut expliquer ce qu’il t’est arrivé comme si tu avais subi une malédiction. Ce sera plus simple pour tous les termes que nous allons employer pour en parler. Le plus urgent à présent est de « briser » cette « malédiction ».

Redwan fronça les sourcils, encore plus désemparé par le récit du jeune garçon qui ne se laissa pas interrompre.

— Notre meilleur espoir réside dans la puissance extraordinaire de cette malédiction. Toute force aussi vertigineuse telle que cette malédiction, capable de changer la nature même de la réalité, s’expose à de grandes failles. Une de ces failles, c’est moi. Je pense être né de l’espoir de chacun de trouver un jour le moyen de ne plus être sous l’emprise de cette malédiction. Un peu comme si j’étais une étincelle d’espoir. Pour pouvoir briser cette malédiction, il faut arriver à allumer chaque étincelle d’espoir, dans le but d’embraser un grand feu qui détruirait cette malédiction. C’est là que tu interviens.

Redwan préféra ne pas répondre et poursuivre son écoute attentive du délire de l’enfant.

— C’est suite à tes liens étroits avec Blue — je veux dire, Cyano, tel qu’il est connu ici — que les brefs souvenirs de votre ancienne vie vous sont revenus en mémoire lorsque je vous ai posé le casque sur la tête. Il faut donc essayer de réveiller les gens avec lesquels tu as eu le plus de relations étroites, faire renaître leurs souvenirs, pour allumer les quelques étincelles un peu partout dans Distort City et briser cette malédiction.

À ces mots, Redwan se leva et dénicha dans sa poche quelques pièces afin de payer son capuccino non-consommé.

— Tu vas où ? s’inquiéta Adam.

Redwan lui frotta le sommet du crâne, tel un grand frère attendri par l’inventivité débordante de son cadet, et lui tapota l’épaule avec pitié.

— Tu as beaucoup d’imagination, petit. Je suis désolé, mais rien de tout cela ne fait sens. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans le laboratoire du Prof Maboul, je ne sais pas par quelle phénomène électromagnétique ce casque m’a fait vivre des hallucinations visuelles et auditives, mais je comprends que tu mettes autant d’énergie à me convaincre. Moi-même, à ton âge, j’aurais tout fait pour avoir des amis. Rentre chez toi, tes parents doivent s’inquiéter.

Et Redwan quitta le Café du Coin sous les sirènes des voitures de police qui poursuivaient leurs rondes dans les rues de Distort City.

Adam resta un moment assis, la bouche ouverte, stupéfait par ce revirement de situation. Il avait été si proche du but de lui faire voir la réalité en face. Il savait que réveiller les habitants de Distort City serait un exercice très compliqué, mais jamais il n’aurait cru que Red fût si difficilement convaincable. Comment arriver à le persuader de la fausseté du monde à Distort City quand même après lui avoir montré des bribes de son passé à Kanto, il avait été si peu ouvert à en comprendre le sens ?

C’est alors qu’un détail attira l’attention d’Adam. Du coin de l’œil, il vit s’afficher sur l’écran de la télévision le portrait de Tom Tereack, commenté en continu par les journalistes. Redwan avait eu un changement total de comportement depuis l’annonce de la fuite du criminel. Les deux évènements étaient-ils liés ?

— Se pourrait-il qu’il y ait un système de sécurité contre la faille ? marmonna Adam pour lui-même, après quoi il examina attentivement la photo de Tom Tereack. Il devait en avoir le cœur net.

L’enfant attrapa la cartouche du jeu vidéo, quitta sa banquette et sortit dans les rues de Distort City, déterminé à retrouver la trace de Tom Tereack.