Chapitre 6 : Morts pour te défendre
« Qui êtes-vous ? »
C’est la question que lui pose la journaliste qui penche sa tête afin d’approcher sa bouche de son micro.
— Huguette Tubman, bonjour. Vous êtes l’autrice de ce livre qui parait aux éditions « La Dépêche » en cette rentrée littéraire : « Liberté, Liberté ». Vous y racontez six mois d’enquête dans toute la région de Sinnoh afin de retracer l’histoire de ceux que vous appelez « les esclaves Pokémons et humains ». Vous essayez de prouver que la thèse esclavagiste est légitime et vous questionnez l’origine de ces, je cite, « esclaves étrangers arrachés à leur terre natale dans le but d’enrichir des blancs sur un continent lointain. » Vous nous promettez de nous révéler au bout de trois cent quatre-vingt-six pages l’identité de ces gens dont vous vous faites la porte-parole.
La journaliste marque une pause, dépose le livre sur la table et la fixe de son regard bleu et glaçant.
— Et vous, Huguette Tubman, qui êtes-vous ?
Sa gorge se noue. Huguette est pourtant coutumière de l’exercice radiophonique, mais aujourd’hui, la violence des propos de la journaliste au teint pâle et aux cheveux noirs la paralyse de stresse. C’est la première fois depuis le début de la campagne de promotion de son livre qu’elle se sent aussi attaquée. Mais elle compte bien répliquer avec toutes les armes dont elle dispose : sa verve, sa conviction et le courage de ses ancêtres qui vibrent à travers son vieux grigri posé contre sa poitrine.
Un trait rouge se marque sur l’horloge numérique, signe qu’une seconde est passée depuis la fin de la question de la journaliste, et Huguette sait qu’une telle seconde est précieuse en radio. La radio n’aime pas le silence, et le silence est contre-productif quand on ne possède qu’une vingtaine de minutes pour convaincre. Elle se lance alors dans la bataille.
— D’abord, bonjour, hésite-t-elle face à la journaliste qui ne la regarde pas et est déjà plongée dans ses notes afin de trouver sa deuxième question.
Elle n’obtiendra aucune aide de la part de son interlocutrice. Qu’à cela ne tienne, elle est assez intelligente pour s’en sortir seule.
— Je suis journaliste indépendante, je travaille généralement avec des revues locales dans lesquelles je publie des articles d’investigation, et j’ai déjà sorti un premier livre il y a deux ans où j’y exposais les malhonnêtetés financières d’un riche propriétaire, Monsieur Décorum…
— On dirait que vous n’aimez pas beaucoup les riches, n’est-ce pas ?
Elle a posé la question sur un ton humoristique, qui aura trompé la plupart de ses auditeurs, mais Huguette n’est pas assez naïve que pour tomber dans son piège de fausse mansuétude.
— Ce que je n’aime pas, c’est le pouvoir que s’attribuent certaines personnes et qui leur permet de se donner des privilèges qui ne respectent pas le cadre légal, réplique intelligemment Huguette. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon premier livre. Dans mon second, « Liberté, Liberté »…
— Huguette Tubman, qu’est-ce que vous répondez à vos détracteurs qui trouvent que vous êtes dans la dénonciation plutôt que dans l’information ? Qu’est-ce que vous leur dites quand ils vous reprochent de vous rapprocher des courants extrémistes des « Libérateurs de Pokémons » qui ont à peu près le même discours que vous ?
Huguette est déstabilisée par cette question. Non seulement, elle n’a aucune idée de qui sont les « Libérateurs de Pokémons », mais en plus, elle vient de se faire traiter d’extrémistes pour des propos dont elle ignore totalement le contenu.
— Écoutez, je ne sais pas de qui vous me parlez. Je leur répondrai simplement qu’ils me lisent avant de se faire une opinion de moi, mais pour cela, il faudrait d’abord que vous me laissiez les convaincre que mon livre est intéressant. Si je peux en parler quelques instants ?
— Oui, allez-y.
La journaliste lui a fait un signe dédaigneux de la main et s’est replongé dans ses notes sans un regard attentif en sa direction. Le réalisateur derrière la vitre de la régie, un Momartik particulièrement nonchalant, a l’air de ne même pas écouter l’entrevue. Huguette va donc devoir parler seule dans un micro sans voir son audience.
— Dans « Liberté, Liberté », ma thèse est la suivante : la richesse de la région de Sinnoh et sa position si avantageuse sur le marché économique mondial est un héritage de l’exploitation de milliers de Pokémons rendus esclaves durant plusieurs siècles. Ils étaient acheminés depuis l’étranger, débarquaient à Joliberges avec leurs maîtres humains, eux aussi arrachés à leur terre natale, et transportés jusqu’à Unionpolis pour y être vendus à des autochtones, propriétaires de manufactures où ils allaient y travailler jusqu’à la mort. Autrement dit, c’est l’exploitation de la puissance de ces esclaves Pokémons qui a enrichi de manière exponentielle une classe particulière de blancs de Sinnoh, une classe qui s’est enrichie sans rien faire d’autre que de mener à la ruine ceux qu’elle exploitait. Le résultat, aujourd’hui, c’est que la majorité du peuple de Sinnoh, issu du métissage entre les esclaves et les pauvres de l’époque, sont dans la précarité et la misère du fait de cette exploitation, et que celle-ci continue sous une autre forme : la civilisation actuelle vit de l’énergie produites par les Grodrive aux éoliennes de Floraville, elle vit de l’exploitation des Élekable et Maganon qui s’affrontent sur les terrains de combat de la Ligue Pokémon pour générer des Pokédollars en paquet, elle vit de l’exposition de Papilord dans des concours de beauté à Unionpolis pour engranger de l’audience télévisuelle, et ainsi de suite. Les chaînes qui clouaient les esclaves Pokémons à leurs propriétaires du passé existent toujours sous forme de Pokéballs qui lient, encore aujourd’hui, les Pokémons à leurs maîtres. Et, comme si ce n'était pas assez horrible, on empêche les descendants de ces millions de victimes de panser leurs plaies en effaçant leurs ancêtres de l’Histoire. La culture est encrassée par la réécriture de l'histoire, et encore aujourd’hui vous aurez des personnes qui nient l’existence d’un tel passé.
Huguette n’en revient pas. La journaliste l’a laissée dérouler tout son tissu argumentatif sans l’interrompre une seule fois. Finalement, elle l’a peut-être jugée trop vite. La discussion a des chances d’intéresser les auditeurs.
— Huguette Tubman.
Huguette déteste quand les journalistes l’appellent « Huguette Tubman. »
— Où sont les preuves ?
La journaliste marque une pause, assez brève pour ne pas ennuyer les auditeurs, assez longue pour lui permettre de déstabiliser son invitée. Clairement, elle connait son métier sur le bout des doigts.
— Les preuves… de ?
— Vous dites qu’il y a certaines personnes qui nient l’existence de ce que vous appelez « des esclaves Pokémons ». Où sont les preuves ? Comment comptez-vous les convaincre que c’est vous qui avez raison ?
— Eh bien, je vous demande d’y réfléchir un instant.
Huguette marque une pause. Elle aussi a besoin de réfléchir. Des arguments, ça ne se trouve pas en claquant des doigts.
— Où sont les preuves, Huguette Tubman ? la presse la journaliste.
— C’est ce que j’ai essayé de récolter lors de mon enquête dans tout Sinnoh, répond enfin Huguette qui a l’impression de se trouver à un examen oral en fin de parcours universitaire. Je me suis rendu à Joliberges consulter les archives nationales, j’ai visité tout un tas de musée où sont entreposées des œuvres qui dépeignent cette réalité de notre passé, j’ai discuté avec les plus grands spécialistes, à Unionpolis où se trouve une cathédrale en l’honneur d’une culture étrangère à celle des autochtones de Sinnoh, à Charbourg où j’ai interrogé des spécialistes de la paléontologie Pokémon, au Lac Courage où j’ai pu visiter le cimetière récemment découvert, remplis d’ossements de Pokémons esclaves et de leurs maîtres, à…
— Où sont les preuves, Huguette Tubman ? insiste la journaliste sur un air inquisiteur.
— Mais enfin, madame, je viens de vous les donner ! s’insurge Huguette.
— Parler avec des gens et faire du tourisme, ce ne sont pas des preuves, énonce la journaliste sur un ton faussement expert de la question. Qu’est-ce qui prouve que les ossements découverts sur la rive du Lac Courage sont bel et bien ceux de Pokémons exploités ? Si tout cela a vraiment existé, il devrait y avoir des cimetières officiels, des plaques commémoratives, des villages entiers remplis de ces Pokémons… Où sont les preuves ?
Huguette commence à perdre patience. Mais elle doit se maîtriser. Derrière la provocation ouverte de son interlocutrice se trouve une véritable opportunité de développer le contenu de son livre et de toucher un maximum d’auditeurs. Là se trouve sa chance.
— Dans mon livre, j’expose minutieusement…
— Attendez, l’interrompt sans vergogne la journaliste, nous allons faire une petite pause car il est huit heures trente et c’est l’heure de l’info météo, et on revient juste après.
Elle lève une main en direction de son Momartik qui appuie sur un bouton et la lumière rouge du studio disparaît. Un jingle annonce « Huit heures, neuf heures. "Et patati, et Givrali", avec Gladys Bourdain » et une voix masculine alerte sur les rafales de neige qui menacent les abords de Frimapic en ce matin.
Huguette fulmine de rage. Juste au moment où elle allait avoir l’occasion de marquer un point dans l’échange, elle se fait couper l’herbe sous le pied par l’organisation de l’émission. Elle sait que la journaliste en face d’elle avait prévu le coup. Gladys Bourdain anime cette émission informative sur les ondes de la radio locale de Frimapic depuis trois ans. Elle connait toutes les ficelles du métier et sait déstabiliser ses adversaires, autant qu’elle sait faire durer le suspense et garder ses auditeurs à l’écoute. Malheureusement pour elle, Huguette n’est qu’un pion dans la bonne tenue de son émission. Il faudra qu’elle fasse avec et qu’elle essaie d’avancer ses propres atouts avant la fin.
Un nouveau trait rouge s’ajoute dans l’horloge numérique, le jingle retentit à nouveau, et Momartik rallume la lumière rouge du studio.
— Je suis toujours en compagnie d’Huguette Tubman, journaliste d’investigation que je reçois pour la sortie de son livre « Liberté, Liberté », annonce d’une traite l’animatrice radio. Huguette Tubman, juste avant la pause, vous nous parliez du fait que, selon vous, les Pokémons seraient toujours esclaves de leurs maîtres.
Huguette se raidit sur son siège. Gladys Bourdain vient de passer à un autre sujet ! Elle ne lui laisse pas le temps de répondre à la question précédente sur les preuves ! La quadragénaire serre les poings et a envie de hurler : à présent, tous ses auditeurs doivent être convaincus qu’elle n’a aucune preuve de l’existence d’esclaves Pokémons dans le passé de Sinnoh.
— Vous avez dit qu’aujourd’hui, l’esclavage continue à travers les Pokéballs, c’est bien cela ?
— Oui, mais si je peux me permettre, j’aimerais d’abord répondre à…
— On n’a pas le temps, il faut avancer.
— Oui mais, c’est important de préciser que…
— Écoutez, si on revient tout le temps en arrière, vous n’aurez plus le temps de parler du reste de votre livre. Il nous reste à peine quelques minutes d’interview. Huguette Tubman,…
Huguette déteste vraiment qu’on l’appelle « Huguette Tubman. » Particulièrement que cette Gladys Bourdain qu’elle ne peut plus encadrer l’appelle ainsi lui donne des idées qu’il lui est préférable de ne pas mettre en pratique.
— Huguette Tubman, vous avez dit que nous continuons d’exploitez nos Pokémons. Mais vous-même, vous avez bien un Pokémon avec vous ?
— Euh…
— Huguette Tubman, je le vois, vous avez une Pokéball attachée à votre ceinture !
Gladys Bourdain la regarde enfin pour la première fois dans les yeux et pointe son bassin de son doigt blanc comme la mort.
— Oui, en effet. Je suis, comme tout le monde, le résultat de la culture esclavagiste qui a façonné notre modèle de société à Sinnoh. Et le résultat est qu’aujourd’hui, il n’existe pas un seul citoyen qui ne possède pas de Pokémons. C’est cela, la preuve de notre horrible passé.
Huguette s’est trouvée particulièrement bonne sur cette réponse. Elle était simple, courte, et efficace. L’animatrice radio la laisse poursuivre, déstabilisée à son tour, et Huguette ne lui laisse pas le temps de l’interrompre.
— Tenez, regardez.
— Oui, appuie la journaliste pour se donner une consistance.
— Ici, à Frimapic, à quelques mètres à peine de ce studio de radio, se trouve un temple, voué au culte d’une divinité Pokémon qu’il ne s’agit pas ici de commenter,…
— Oui, répète la journaliste pour participer à la discussion.
— … mais dont l’intérêt est qu’il a été érigé par les habitants de Frimapic il y a de cela environ mille ans avec notre ère.
— Oui, répète inlassablement la journaliste sans aucune conviction.
— Cependant, les recherches historiques récentes prouvent que ce sont des Pokémons esclaves de l’époque du Moyen-Âge qui ont ajouté la partie émergée au-dessus du niveau de la neige perpétuelle, sur les ruines-mêmes de l’ancien temple antique. Et ils l’ont fait à une époque qui correspond à une des nombreuses rébellions d’esclaves Pokémons. Cela peut se vérifier en étudiant les matériaux utilisés, la décomposition de ceux-ci, la forme de certaines pierres qui possèdent les marques de mandibules et de membres que seuls quelques espèces spécifiques de Pokémons ont pu avoir, des Pokémons qui ont aujourd’hui disparu. Vous voyez comment toutes les sciences réunies, l’histoire, l’archéologie, l’étude des matériaux, et j’en passe, peuvent prouver l’existence de cet esclavage.
Huguette est fière d’elle. Elle a réussi à retourner cette situation à son avantage. Elle a même réussi à faire taire cette journaliste de pacotille qui ne sait plus quoi faire d’autre que sourire bêtement.
— Huguette Tubman.
Sincèrement, elle va lui faire avaler toutes ses dents si elle continue de l’appeler ainsi.
— Cet esclavage, il n’est pas seulement du fait des blancs riches et bourgeois, contre-argumente Gladys Bourdain, puisque vous-mêmes possédez un Pokémon, que vous avez avoué être le résultat de cette culture esclavagiste, et que vous n’êtes ni blanche, ni riche, ni bourgeoise.
Huguette reste muette. Gladys Bourdain laisse une seconde s’écouler et profite du silence qu’elle a provoqué, avant de conclure :
— Huguette Tubman, je rappelle le titre de votre livre, « Liberté, Liberté » aux éditions « La Dépêche ». Il est disponible partout dans Sinnoh au prix de dix Pokédollars. Merci d’avoir été notre invitée. À bientôt.
Gladys Bourdain fait signe au Momartik en régie et la lumière rouge s’éteint en studio. « Huit heures, neuf heures. "Et patati, et Givrali", avec Gladys Bourdain. »
*
« Vois le bon côté des choses », lui écrit Pierrick tout de suite après son interview, « tu auras au moins réussi à faire accepter l’idée qu’il y a eu des esclaves Pokémons dans Sinnoh ».
Huguette préfère ne pas répondre au message. Elle est dégoûtée, dépitée. Elle a envie de vomir. Elle s’est fait insulter en direct à la radio, méprisée et humiliée. Elle ressent le besoin de se précipiter au bord d’une des falaises du Mont Couronné enneigé et de hurler sa rage au-dessus des pistes givrées.
Il est hors de question qu’elle continue sa tournée des médias. Ce soir, après s’être enfilé une série de bouteilles de jus de Baies Tomato fermentées, elle téléphonera à son éditeur et annulera tous ses rendez-vous.
Cela fait plusieurs semaines que la comédie dure. Au début, elle a rencontré des journalistes locaux très sympathiques, intéressés même par le sujet de son livre. Puis, plus elle a réussi à imposer le thème dans la société, plus elle a été invitée dans les sphères médiatiques à plus grande échelle, et plus les entrevues se sont transformées en véritables combats Pokémons. Elle se sent comme un Cheniselle face à un Simiabraz : acculée, traquée, bombardée d’attaques personnelles visant à la détruire, à la délégitimer, à la disqualifier sur le plan intellectuel et social. Les journalistes sont devenus des militants politiques. Si elle passe sur une chaîne locale, ils deviendront de véritables adversaires redoutables.
Comme elle regrette d’avoir publié son livre ! Si Doni connaissait une capacité qui lui permettait de retourner dans le temps, elle reviendrait sur ses propos tenus dans le bureau de son éditeur, le jour où elle a réussi à le convaincre de publier un livre sur son enquête.
Car la première réaction de son éditeur fut de lui refuser ce privilège. Elle se souvient de son entretien comme s’il s’était déroulé la veille. Le jour où elle fut consciente d’être arrivée au terme de son enquête, Huguette s’était jetée dans le premier train pour Bonville. Il faut dire que les derniers moments de son enquête se sont succédé à une vitesse folle, notamment parce que quand Huguette subit une peine de cœur, elle trouve du réconfort en s’abandonnant à son travail.
En effet, suite à la dispute qui avait éclaté à la sortie de la vente aux enchères entre elle et Pierrick, elle n’avait plus eu aucune nouvelle de son jeune amant. Huguette lui avait reproché, en acceptant de ranimer un Kranidos, de répéter l’appropriation culturelle qu’avaient subi les descendants des propriétaires de Kranidos esclaves. Pierrick, lui, n’avait pas accepté d’être traité de la sorte, sans nuance, sans lui laisser le bénéfice du doute, alors qu’il l’avait soutenue depuis le premier jour. Les deux avaient clos leur dispute en décidant de prendre du temps pour réfléchir à leur situation. Du côté de Huguette, la chose était claire : la bulle de bonheur avait éclaté.
C’est la tête remplie de ces tracas amoureux qu’Huguette avait débarqué dans le petit village paisible de Bonville où se situaient les locaux de « La Dépêche Pokémon », un petit journal indépendant d’envergure nationale qui avait toujours accepté de publier ses articles. Huguette s’était toujours demandé pourquoi un journal d’une telle réputation avait choisi un si petit village pour y ériger ses locaux. On lui avait répondu que le journal de la région n’était pas très épais, mais qu’il avait de nombreux fans et qu’il avait toujours été imprimé à Bonville. Huguette avait accepté cette réponse sans discuter.
Le rendez-vous avec le directeur du journal était à onze heures. Une heure plus tard, elle ressortait avec une promesse d’éditer un livre. Mais c’était un article qu’Huguette avait d’abord prévu de publier.
— Un article… sur l’esclavage ? avait répété le directeur de la rédaction, dubitatif.
— Mmmh… avait répondu Huguette comme elle en a l’habitude quand elle veut faire comprendre à son interlocuteur qu’il adopte un comportement déplacé.
— Écoute, Huguette, tu sais bien que j’aime tout ce que tu fais, avait répliqué le directeur en prenant des pincettes. Mais là, le mot est fort.
— Mmmh… ?
— Attention, ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! Je ne nie pas ce qu’il s’est passé ! J’ai juste peur qu’en employant ce terme précis, tu déclenches dans la société quelque chose d’irréversible.
— Tu voudrais que j’emploie quel terme ? « Le travail obligatoire de Pokémons qui n’ont pas donné leur consentement » ? Pour quelqu’un qui me rappelle tout le temps de faire attention à mon nombre limite de caractères pour que ça rentre dans ses fichues colonnes, ça risque d’être un peu long.
Le directeur de la rédaction avait poussé un long soupire en laissant retombé le papier d’Huguette. Il avait fouillé dans le tas de feuilles chaotique de son bureau en désordre et en avait retiré un journal dont les pages étaient encore chaudes : le numéro de « La Dépêche Pokémon » du lendemain.
— Les nouvelles ne sont vraiment pas bonnes, lui avait-il annoncé en lui collant une page du journal sous le nez.
Huguette avait scanné en diagonale les colonnes du périodique.
« Nouvel attentat déjoué aux abords de Voilaroc. Un groupe d’individus qui se fait appeler "Team Galaxie" continue encore et toujours d’inquiéter les autorités. […] Le groupe, entièrement constitué d’individus blancs d’une vingtaine d’année, a publié un message dans lequel ils appellent leurs "congénère blancs" à rentrer dans les rangs. […] Leur objectif serait de "faire naître un nouveau monde idéal" dans lequel "les humains auront la liberté d’exploiter les Pokémons à leur guise." […] Les tentatives d’attentat sont de plus en plus rapprochées dans le temps et de plus en plus espacées dans Sinnoh. […] Les autorités craignent que les nouvelles manifestations "pour les libertés", dont la dernière en date a eu lieu devant l’Auberge du Port à Joliberges, soient les déclencheurs de l’offensive terroriste dans Sinnoh. »
Huguette lui rendit alors son journal.
— Comme si c’était la faute de ceux qui militent pour la paix si certains veulent faire la guerre, s’était-elle défendue.
Le directeur avait soupiré à nouveau. Il s’était affalé dans son siège et avait fermé les yeux en se frottant les tempes.
— Allons ! Tu sais très bien que c’est justement en amenant la question de l’esclavage des Pokémons dans l’espace public que nous convaincrons un maximum de personnes à ne pas entrer dans les rangs de cette soi-disant « Team Galaxie » ! Plus les gens vont s’approprier le sujet, plus ils vont se rendre compte de l’erreur qu’ils ont commise dans le passé ! Et donc ne plus reproduire cette erreur dans le futur !
Le directeur avait soufflé longuement, avant d’enfin répondre, les yeux toujours fermés :
— Tu sais que tu me fais bien chier, toi !
Huguette avait souri. Venant de sa part, c’était une marque d’affection.
— J’aime avoir cet effet là sur toi, avait-elle rétorquer.
— On va en faire un livre.
— De quoi ?!
— Ton article, là. Tu vas en faire un livre et on va le publier le mois prochain.
Huguette s’était alors jetée sur le directeur de la rédaction et l’avait enlacé, folle de joie. Si elle avait su à quel point cette décision aurait détruit sa vie aujourd’hui, si elle pouvait revenir en arrière et tout effacer, plutôt que de l’enlacer, elle lui aurait secoué les épaules pour qu’il change d’avis. Comment peut-elle encore se soucier d’un combat idéologique quand celui-ci la fait passer dans la société, à travers les journalistes, pour un monstre. Finalement, n’est-elle pas devenue le catalyseur de la haine comme l’avait craint son éditeur ? N’est-elle pas en train de provoquer le renforcement des troupes qui veulent rejouer le passé esclavagiste ?
Ces considérations tournent en boucle dans la tête de la journaliste depuis le jour où elle a quitté les studios radio de Frimapic. Elle a décidé de prendre une semaine de répit dans la campagne de promotion pour son livre. Elle s’est retirée loin de tout. Elle a ressenti pour la première fois le besoin charnel de se recueillir dans un endroit où elle n’a plus mis les pieds depuis sa plus tendre enfance.
La brume s’est levée au pied de la Tour Perdue. Au loin, elle devrait normalement distinguer les jolies collines en fleurs autour de Bonville. Elle ne possède aucun autre Pokémon que Doni, impossible donc pour elle de dissiper cette brume. Ceci dit, elle n’en a pas envie. La nature est source de beautés uniques qu’il faut préserver. Aujourd’hui, la Tour Perdue est cachée dans la brume, et il en sera ainsi.
Huguette avance lentement parmi les tombes des Pokémons. Ci-et-là sont gravés dans la pierre les noms de ceux qui ont, jadis, été pleurés par des humains esseulés. Elle n’en reconnait aucun. De toute manière, elle ne connait pas grand-monde qui appartient à cette culture. Rares sont les dresseurs qui enterrent leurs Pokémons après leur mort. C’est triste en y pensant, mais la société actuelle est faite ainsi : les dresseurs utilisent leurs Pokémons dans des combats et ne les voient plus comme des amis. Seuls ceux qui partagent leur vie la plus intime avec leurs Pokémons ressentent le besoin de les enterrer.
La première et dernière fois qu’elle est entrée dans ce cimetière, elle n’avait que quatre ans. Elle ne se souvient de rien de cette époque, ni même des évènements de cette triste journée. La seule chose qu’elle sait, c’est que c’est le jour où l’on a enterré sa mère. Son vieux père n’était déjà pas très riche à l’époque et n’avait pu lui offrir une tombe, si bien que sa mère avait été enterrée dans la fosse commune, derrière la Tour Perdue. C’est ce jour-là que son père lui avait légué le vieux grigri qui avait toujours pendouillé autour du cou de sa mère. C’est ce jour-là qu’Huguette avait hérité de Doni, le fidèle Dinoclier partenaire de sa défunte mère.
Dans la brume, Huguette ferme les yeux, les genoux posés sur un gazon humide et frais. Elle ne sait pas comment on prie. Elle n’y croit pas de toute manière. Alors, elle imite les gestes qu’elle a vu faire chez son père. Une paume tournée vers le ciel, une paume tournée vers la terre. Le visage axé vers l’avenir, les pieds qui pointent vers le passé. Elle ne sait pas ce qu’il se dit dans sa tête, lors de ses prières, mais elle imagine que ce ne doit pas être bien différent de ce à quoi elle a envie de penser en ce moment. Elle pense à sa maman, dont le visage a disparu dans les limbes de l’oubli. Elle pense à son papa, qu’elle espère protégée par l’océan, quelque part au sud de Sinnoh. Elle pense à Doni, à Pierrick, à elle. Elle espère trouver dans cette méditation du courage. Elle espère que sa mère, connectée par la terre à ses ancêtres, réunisse l’énergie nécessaire à l’affrontement qui l’attend contre les journalistes qui vont essayer de l’écraser.
— Arceus.
Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a prononcé son nom. Dieu, Pokémon, ou quoi qu’il soit. S’il peut l’aider à avancer, autant qu’il fasse partie de sa prière.
Huguette rouvre les yeux. La brume s’est légèrement dissipée, de sorte qu’elle distingue une plaque soudée sur la façade de la Tour Perdue. Il s’agit d’une traduction d’une inscription en langage Zarbi qui se trouve à l’intérieur du mausolée :
Amitié
Toute vie rencontre
Une autre vie pour renaître
Et revivre
Le poème la foudroie sur place. Elle se sent transcendée. Elle a compris à quoi sert son combat. Elle n’a pas écrit ce livre pour rendre leur dignité aux peuples effacés de l’histoire ; elle les ressuscite. Elle leur rend la mémoire. Elle fait renaître son peuple et ses Pokémons.
**
Huguette est poussée dans un couloir et on la dirige, sans la lâcher, derrière un écran géant. Un régisseur la tient par le poignet et écoute attentivement dans une oreillette. Derrière l’écran, dans la lumière des spots, le chauffeur de salle intime au public de se taire et de ne surtout jamais applaudir durant l’émission.
Le silence se fait. Huguette entend le crissement des chaises-hautes que l’on tire. Le régisseur la pousse en avant et elle se retrouve dans une espèce de demi-cube dont toutes les parois ont été peintes d’une couleur vert fluo. Une caméra s’allume face à elle et on lui ordonne d’adopter une position standard. Sous la caméra, un petit écran lui renvoie le retour d’elle-même. Elle y voit une femme noire sur fond blanc, encaquée dans un costume décontracté mais sérieux, maquillée, les cheveux raides tirés en arrière.
Quelqu’un crie « Et cinq ! Quatre ! Trois ! Deux ! » puis c’est le silence total.
— A-t-elle changé ?
La voix de la présentatrice résonne dans les studios.
— Se conforte-t-elle dans des thèses que personne d’autre ne défend ? Ceux qui la suivent louent toujours sa culture et son verbe, ceux qui la fuient moquent son idéalisme et sa naïveté. Elle a écrit un pamphlet contre « les riches qui fraudent avec leurs Pokémons » et revient à la charge cette année, encore contre les riches.
Huguette voit dans le retour qu’autour de sa tête ont été incrustés numériquement ses deux livres.
— Elle a fait sa mue culturelle et s’intéresse à présent à l’Histoire de Sinnoh, mais les historiens ne la soutiennent pas. Elle a examiné la question sous l’angle de l’archéologie, mais les archéologues rompent avec son discours. Aujourd’hui, elle va tenter de nous convaincre que sa thèse est la vraie, l’unique vérité. Les esclaves Pokémons ont-ils existé dans Sinnoh ? C’est le thème de notre débat avec la journaliste indépendante Huguette Tubman, dans « Ce soir, à la Féli-Télé » !
Le ton est donné. Huguette se crispe tandis qu’on la pousse pour qu’elle entre enfin sur le plateau où l’attendent, déjà installés à une table en plexiglas, deux journalistes tirés au peigne fin : un homme et une femme dont les yeux indiquent déjà une volonté de l’engloutir vivante. Huguette se force à ne pas laisser sa nervosité transparaître. Elle a beaucoup préparé cette interview — ou plutôt ce débat, comme elle l’apprend —, elle a étudié leurs techniques de déstabilisations et leurs attaques favorites, elle s’est entraînée à l’art subtil de la répartie et a préparé une liste de contrattaques au cas où on viendrait lui chercher des noises. Huguette est prête, et elle l’indique par son calme olympien et un sourire courtois.
— Bonsoir à tous, salue le présentateur. Bonsoir Huguette Tubman, soyez la bienvenue. Et bonsoir à vous, Lula Samalmé.
— Bonsoir Rachid Puchatas, répond faussement celle qui a démarré l’émission. Et bonsoir à vous, Huguette Tubman. Merci d’être avec nous ce soir.
— Bonsoir, répond enfin Huguette en inondant ses deux interlocuteurs de politesse.
C’est bon, tous les bonsoirs ont été distribués. Toutes les politesses ont été rendues. Que le combat commence.
— Votre thèse est-elle cohérente ? demande Rachid Puchatas. Votre thèse s’inscrit-elle dans la réalité scientifique ? On va essayer de mieux vous cerner.
« Comme si mes propos n’étaient pas cohérents et vérifiés », pense Huguette qui ne décroche pas de son sourire statique. Elle sait que de l’autre côté des caméras, des centaines de milliers de citoyens la regardent. Si elle peut n’en convaincre que la moitié, ce sera une grande victoire. Il ne faut surtout pas laisser les deux journalistes face à elle gagner des points.
— Nous avons deux heures ensemble. Toute l’équipe est là. Dans un instant, vous répondrez à nos questions sur votre vision de la société passée à Sinnoh et le lien que vous faites avec notre société actuelle. Puis, suspense ! Ce sera le moment de l’invité surprise : il vous posera toutes ses questions qui sont en lien avec les preuves scientifiques que vous avancez sur l’existence de Pokémons esclaves. Viendra alors la conclusion avec notre verdict : on verra ce que les téléspectateurs de Sinnoh auront pensé de vous grâce à une enquête interactive en temps réel. Vous pouvez réagir directement avec votre Pokémontre, grâce à notre partenaire Pokémontre S.A., en répondant à nos questions qui s’afficheront au bas de notre écran.
Tout ce flot de paroles en continu pour présenter ces deux heures de joute argumentative. Si elle arrive à se prendre moins de coups qu’eux vont en recevoir, elle se jure de jouer à la loterie à la sortie des studios ! Ceci dit, quelque chose l’intrigue : qui est donc cet invité surprise qui va venir, sans aucun doute, la démonter en direct sans qu’elle n’ait le droit de répliquer ?
— Et on commence tout de suite avec une question liée à l’actualité, poursuit Lula Samalmé. Vous avez vu, j’imagine, le nouvel incident à l’ordre public qui s’est produit à Voilaroc ce matin. Je rappelle les faits brièvement…
Une photo de presse apparaît dans les écrans géants tout autour d’eux, et sur la table en plexiglas juste sous les yeux d’Huguette. Quatre individus cachés dans un costume gris font face à l’objectif : deux femmes, deux hommes, tous blancs. Autour d’eux, des Rapion et des Drascore sèment la terreur dans les rues ravagées de Voilaroc. Huguette reconnait le plus grand du groupe : il s’agit de l’homme mystérieux qu’elle a rencontré devant la Statue de Vestigion. Elle ne se laisse pas pour autant déstabiliser par cette découverte.
— Quatre criminels sont passés à l’action. Trois d’entre eux ne cachent pas leur identité : ils font partie de la « Team Galaxie » et se surnomment « Jupiter », « Saturne » et « Mars ». Bilan de l’attaque : six morts et quarante-deux blessés, dont seize humains. Est-ce que vous condamnez les manifestations de ceux que vous appelez « les pro-libertés » qui ont provoqué la volonté, chez la « Team Galaxie », de perpétrer ces attaques meurtrières ?
Huguette est bluffée par le déroulement argumentatif de la journaliste. Elle ne s’attendait pas à démarrer aussi violemment sur une pirouette du genre. Malgré tout, elle garde un sourire poli. Elle se force à adopter une grimace peinée car en télévision, il faut que les caméras puissent bien identifier son émotion.
— Vous venez de réaliser la plus grosse escroquerie argumentative du siècle en affirmant de fausses informations, lance-t-elle.
— Ah non, je vous assure que… essaie de se défendre la journaliste.
— Vous permettez que je réponde à votre question ?
La présentatrice lui fait un signe de tête embarrassé.
— Bien. Premièrement, vous partez du principe que ce seraient les manifestations « pro-libertés des Pokémons » qui ont provoqué la volonté dans le chef de la « Team Galaxie » de réaliser une attaque terroriste. Or, je tiens quand même à signaler que la volonté de la « Team Galaxie » appartient à la « Team Galaxie ». Je ne pense pas que ce soit de votre faute à vous, en m’ayant invitée sur votre plateau, que la « Team Galaxie » décidera demain encore de tuer de pauvres Pokémons et humains innocents.
— Vous avez quand même une part de responsabilité en mettant de l’huile sur le feu avec vos propos sur l’esclavage, en mettant toute la responsabilité sur le dos de ceux que vous appelez « blancs », vient le deuxième journaliste à la rescousse.
— C’est faux. J’énonce des vérités historiques. Ce n’est pas moi qui décide de ce qu’en font les gens. Si des illuminés se réveillent le matin en ayant envie de tuer, souffrez que je n’y sois pour rien.
— Est-ce que vous condamnez les manifestations de vos alliés qui ont été, eux aussi, d’une rare violence à l’Auberge du Port de Joliberges ? insiste la journaliste.
— De quelle violence parlez-vous ?
— Je peux vous en faire la liste : deux vitres cassées, un homme blessé, et dix-sept arrestations !
— Ah !
Huguette s’est exclamée en contrôlant l’intensité de son rire.
— Un homme blessé, de quoi parlons-nous ? Il s’agit du commissaire-priseur qui organisait ce soir-là une vente aux enchères et qui a été touché par une retombée de poudre du feu d’artifice qui a eu lieu pour la fin d’année ! Les dix-sept arrestations ont été violentes, en effet, mais à l’encontre des manifestants ! Et puis, les deux vitres cassées, non mais vous rigolez ? Vous noterez qu’il s’agit là tout de même d’un degré d’incident nettement inférieur à l’assassinat de six Pokémons par la « Team Galaxie » !
— Madame Tubman, essaie de raisonner Rachid Puchatas. La question est simple : est-ce que vous condamnez la violence… ?
— Mais qui ne condamne pas la violence, Monsieur Puchatas ? Oui, je condamne la violence qui a eu lieu pendant plusieurs siècles envers les peuples de mes ancêtres ! Oui, je condamne la violence qu’ont subi des milliers de Pokémons et qui ont abouti à l’éradication des espèces des Kranidos et des Dinoclier ! Oui, cette violence-là, je la condamne fermement ! Et vous, la condamnez-vous ?
— Ah mais, c’est nous qui posons les questions…
Huguette a marqué le premier point. Rachid Puchatas affiche un sourire mielleux et fait un petit singe de son stylo-bille à sa comparse. Lula Samalmé vole à sa rescousse.
La suite de la première salve de questions fonctionne sur le même schéma : attaques ad hominem, retournement de la charge de la preuve, inversion de la faute, et somation de condamner tous les maux de la terre, pourvus qu’ils ne soient pas ceux que dénonce Huguette dans son livre. Malgré tout, elle trouve qu’elle se défend à merveille et ne laisse aucun répit à ses agresseurs. Jusqu’ici, après une heure d’émission, elle n’a pas perdu une seule fois le combat argumentatif.
— Nous allons à présent passer à l’invité surprise, annonce Rachid Puchatas, qui nous rejoint en duplex depuis Charbourg.
Le cœur d’Huguette vacille en découvrant le visage lisse et la touffe de cheveux auburn de Pierrick dans les écrans géants. Son Zaïni trône fièrement sur son épaule, si heureux de passer à la télévision.
— Pierrick Delforge, vous êtes mineurs, archéologue et étudiant paléontologue Pokémon. Vous teniez à poser des questions à notre invitée au sujet de la raison pour laquelle elle a écrit son livre et, selon vous, quels en seraient les conséquences ?
Huguette arrête de respirer. Elle craint le pire. Cette fois, les journalistes ont sorti l’arme de destruction massive. Que va lui asséner Pierrick ?
— Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’avoir tenu votre engagement, précise Pierrick. Je voulais parler librement sans la contrainte de vos questions biaisées, et vous avez tenu parole.
— C’est tout naturel, répond malicieusement Lula Samalmé.
Huguette veut lui planter son poing dans les dents, mais se retient.
— Vouloir rétablir la vérité historique sur les esclaves Pokémons est louable, admet Pierrick, mais les conséquences vont, je le pense, être néfastes en tous points de vue. Je ne parle pas des crimes perpétrés par les terroristes de la « Team Galaxie. » J’ai entendu ce qu’en a dit Madame Tubman…
Madame Tubman ! Vraiment ?!
— …et je suis tout à fait d’accord avec elle. Ma crainte se situe au niveau scientifique. Si son projet politique, car c’est de cela dont nous parlons — la sortie de son livre est hautement politique —, si son projet politique vient à se réaliser, si les peuples qu’elle défend réclament qu’on leur restitue leur passé, alors nous courons un double danger. Un danger économique, d’abord, car il faudrait restituer l’entièreté de la richesse produite par ce système d’esclavage, et Sinnoh perdrait sa place de leader économique au plan mondial. Un danger scientifique, ensuite, parce qu’il serait impossible pour la science de poursuivre ses travaux sur des dépouilles qui seraient considérées sacrées. Or, je tiens à préciser que nous avons appris l’existence d’esclaves dans notre passé précisément grâce à la possibilité qu’a eu la science à examiner les dépouilles découvertes sur la rive du Lac Courage. Sans cela, nous n’aurions jamais pu restituer la vérité, rendre leur dignité à ces défunts, et faire évoluer la science comme nous l’espérons la voir évoluer avec, peut-être demain, la naissance du premier Kranidos de l’histoire moderne. Je conclurai mon intervention de la manière suivante : pour connaître toute l’étendue d’un phénomène, on doit se dissocier de la morale que quelques minorités ethniques voudraient imposer sur la majorité du peuple de Sinnoh. Ma question est simple : est-ce que Madame Tubman a l’intention de vouer Sinnoh à sa perte ?
Les deux journalistes remercient Pierrick et se tournent vers elle, un sourire avide de sang sur le visage. Huguette se décompose sur place. C’est officiel : sa relation est terminée avec Pierrick.
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