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Liberté, Liberté de Feather17



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» Auteur : Feather17 - Voir le profil
» Créé le 31/10/2021 à 17:59
» Dernière mise à jour le 31/10/2021 à 17:59

» Mots-clés :   Mythologie   Présence de personnages du jeu vidéo   Sinnoh   Slice of life   Song-fic

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Chapitre 4 : Les chansons de l'espoir
« Qui étaient-ils ? »

Tous ces gens et Pokémons qui déambulent dans les rues, qui vont et qui viennent, qui se croisent, qui tournoient, qui ne se regardent pas, qui n’ont même pas la conscience des autres : qui étaient-ils, avant d’arriver à l’endroit où ils sont à présent. Qui étaient-ils ce matin ? Qui étaient-ils hier ? Et avant-hier ? Et la semaine passée, le mois passée, l’année passée ? Sont-ils toujours ceux qu’ils ont été jadis ? Ce Luxio, qui suit à la trace de magasins en magasins une demoiselle emballée dans un énorme manteau, qui était-il ce matin ? Se doutait-il qu’il passerait sa journée à suivre sa maîtresse dans ses activités d’humaines ? S’en souciait-il seulement ? Appartenait-il à cette-même maîtresse lorsqu’il n’était qu’un bébé Lixy ? Où a-t-il été couvé avant sa naissance ? Ses géniteurs provenaient-ils d’une pension Pokémon spécialisée dans la reproduction de son espèce ? Et leurs propres géniteurs ? Leurs ancêtres ont-ils seulement été sauvages un jour ? En quoi est-il si différent de ses ancêtres ?

Huguette laisse son regard traîner dans les rues bondées d’Unionpolis. La capitale de Sinnoh grouille comme une fourmilière. La journaliste connaît très bien cette métropole, mais cela ne l’empêche pas de s’y sentir aliénée. Elle ne supporte pas la foule, elle déteste être pressée comme un citron, au milieu des passants qui ne la voient pas, qui la confondent avec une des centaines de publicité pour la Ligue Pokémon. Et paradoxalement, elle aime se confondre dans la masse des gens. Elle aime les observer, les étudier. Si elle n’avait pas été journaliste d’investigation, elle aurait été anthropologue. Ou plutôt anthropologue Pokémon, car les interactions entre Pokémons et humains l’intéressent plus que les humains eux-mêmes.

Perdue dans la masse des gens, tous âges confondus, toutes couleurs mélangées, Huguette a un frisson d’angoisse. Ou peut-être est-ce le froid hivernal qui approche à grand pas. Peu importe. Elle replace son écharpe autour de son cou et reprend sa route en direction du quartier économique de la ville. Elle passe devant un gratte-ciel dont la façade à l’ouest est un gigantesque écran qui diffuse une vidéo intrigante. Elle s’arrête un instant et contemple l’écran.

Un enfant lance une grosse Pokéball dans les airs. Un Ceribou apparaît sur la scène dans une pluie d’étoiles. La peau du pauvre Pokémon plante est parsemée d’autocollants de toutes les formes et ses feuilles sont entourées d’un nœud papillon rouge. Une femme, cheveux soyeux et roux, crie quelque chose d’inaudible dans son micro. Un homme âgé, chapeau haut-de-forme, danse derrière un Mime Jr. qui imite sa chorégraphie. Le Mime Jr. porte le même chapeau haut-de-forme. Un jury de personnalités publiques qui lui sont inconnues lève une série de pancartes et distribue des notes variées sur les prestations. Un Phyllali s’envole dans les airs dans un nuage de pétales de rose. Le public s’extasie en silence. De gigantesques lettres apparaissent : « Concours Pokémon ». Un texte informatif annonce la distribution de deux cadeaux extraordinaires en échange d’une inscription : une « Boite Poffins » et une « Boite Sceaux ». Apparemment, pour les candidats qui arrivent à parrainer dix nouveaux inscrits, un « Coffret Mode » leur sera distribué. Le public applaudit. Une petite fille pleure de joie en recevant un ruban. L’écran s’éteint. L’écran se rallume. Un enfant lance une grosse Pokéball dans les airs. Il s’agit d’une publicité en boucle.

Huguette a mal au crâne. Elle préfère se détourner de la publicité et reprend sa route dans le vent frigorifiant de cette fin d’année. Elle ne s’arrête qu’une fois arrivée à destination : devant elle se présente un bâtiment plus petit dont la façade en béton armé et la structure très parallélépipédique jure avec les buildings modernes tout en verre. La journaliste parcourt du regard la liste des noms des entreprises sur les étiquettes des sonnettes du bâtiment. Enfin, elle le trouve : « Fan Club Pokémon. » Même police d’écriture, même couleur, tout est exactement similaire à l’annonce qu’elle a trouvé par hasard lors de son court séjour à Floraville.

Pour remercier Pierrick de l’avoir fait avancer dans son enquête en visitant Célestia, et afin d’occuper son dernier weekend de repos avant la reprise de ses travaux universitaires, Huguette avait tenu à l’inviter pour un séjour d’une nuit dans un de ses villages préférés de Sinnoh. Loin de l’excitation des grandes cités, assez proche de la côte pour lui rappeler l’apaisant bruit des vagues, niché en pleine nature, Floraville est l’endroit idéal où Huguette rêve de terminer ses vieux jours. Chaque fois qu’elle ressent le besoin de se revigorer, un passage à Floraville la remet de suite d’aplomb. C’est tout naturellement qu’elle avait ressenti l’envie de partager ce paisible coin avec le jeune archéologue.

Ce jour-là, en découvrant la vue splendide sur un champ de fleurs hivernales multicolores, depuis le balcon de leur chambre d’hôte, Pierrick a laissé une larme de plaisir couler sur sa joue. Huguette ne supporte pas cette hyper-émotivité. Et pourtant, son cœur fond à chaque fois qu’elle le voit aussi passionné par la vie. À Floraville, dans l’intimité de la nature surplombée par la chaîne de montagne du Mont Couronné à l’horizon, Huguette avait encore une fois laissé fondre son cœur.

Les souvenirs sont troubles aujourd’hui. Le temps passe si vite qu’il laisse derrière lui des traces obscures du passé. Ne restent en sa mémoire que le sentiment d’apaisement qu’elle avait ressenti lors de leur randonnée dans les champs fleuris aux alentours de Floraville, le sentiment de sérénité totale qui s’était emparée d’elle lors de leur pique-nique à l’orée de la Forêt Vestigion en compagnie de Cheniti sauvages, ou celui de l’exquise extase qui l’avait foudroyée lorsque Pierrick lui avait glissé dans les mains un bouquet de fleurs cueillies sur le tas.

S’il est un souvenir qu’elle s’est efforcée de préserver en mémoire, c’est celui du moment qu’ils avaient partagé en fin de journée, alors qu’ils suivaient une visite abrutissante du parc d’éoliennes à l’est du village. Il leur restait deux heures devant eux avant leur réservation au restaurant, et Pierrick avait trouvé un musée sur le parc d’énergie renouvelable déployé près de Floraville. Cependant, il s’était avéré que le développement économique de la région à travers sa politique énergétique n’était pas spécialement passionnant, et les deux acolytes s’étaient éclipsés par une porte de secours. Courant comme des enfants qui échappent à l’attention de leurs parents, à la poursuite d’une nuée de Baudrive qui flottaient au vent, Huguette et Pierrick s’étaient retrouvés à l’abri des regards derrière une vieille forge abandonnée dont la tranquillité n’était perturbée que par les rares Apitrini qui œuvraient dans le champ.

Huguette ne se souvient plus duquel des deux a fait le premier pas. Est-ce bien important ? Seuls, complices, à l’ombre des bouleaux en fleurs, ils avaient répondu à une force qui les avait dépassés. Ils s’étaient étreints, délicatement. Le cœur d’Huguette avait voulu s’arracher hors de sa poitrine. Jamais elle n’aurait pu penser qu’un si jeune homme puisse être charmé par une femme de son âge. Pierrick avait posé un doux baiser au creux de son cou. Puis, derrière l’oreille. Elle avait glissé ses mains sur son dos, puis de part et d’autre de son bassin. Et ils s’étaient embrassés.

C’est à cet endroit précis qu’elle avait vu l’annonce placardée sur le mur de la vieille forge abandonnée : « Le Fan Club Pokémon d’Unionpolis est ouvert à tous les curieux du monde des Pokémons. »

Huguette se secoue la tête. Pierrick, elle, le champ de fleurs, leur premier baiser. Tout ceci lui paraît si loin, si vaporeux dans son esprit embrumé par le froid. Elle vérifie encore une fois qu’elle est bien vivante, qu’elle n’a pas été remplacée par une illusion d’elle-même, qu’elle a bien vécu cet instant magique, fantasmé, irréel. Sa peau porte toujours l’odeur des lèvres du bel éphèbe qui l’a embrassée.

« Wouarf ! »

Un Luxio a aboyé au loin et l’extirpe de sa mémoire. Huguette est seule face à la porte d’entrée du Fan Club Pokémon d’Unionpolis. La journaliste appuie sur la sonnette.

L’ambiance qu’il règne au Fan Club Pokémon est en totale opposition avec celle du club très privé qu’elle a côtoyé un court instant à Vestigion. Ici, il règne une mixité culturelle incomparable à n’importe quel autre club de la région. À voir les différents styles vestimentaires des enfants, adolescents et jeunes adultes qui se mélangent parmi les plus anciens, le Fan Club Pokémon d’Unionpolis se souscrit parfaitement à sa propre politique d’inclusion : vient qui veut. Huguette se sent à l’aise en cet endroit malgré l’effervescence qui règne parmi les très nombreux convives. Elle se faufile parmi les humains et Pokémons, évite un Prinplouf en pleine démonstration de ses compétences en arts martiaux devant un public d’enfants, passe sous un Étourvol et un Togekiss qui virevoltent près d’un lustre moderne, et rejoint l’homme qui lui a donné rendez-vous.

— Monsieur le Président !

L’homme lui serre la main avec circonspection. Il a, de toute évidence, oublié leur rendez-vous.

— Huguette Tubman, journaliste indépendante, se présente-t-elle.

Le président du Fan Club s’adoucit et lui serre vigoureusement la main en lui accordant un sourire ravi.

— Madame Tubman ! Je vous prie de m’excuser, avec toute cette animation, je dois avouer que je ne pensais plus à notre entrevue.
— Ne vous en faites pas.

Huguette le maudit silencieusement. Il a tout intérêt à lui faire des révélations croustillantes. On n’oublie pas un rendez-vous avec elle, pardi !

— Alors, vous avez déjà eu le plaisir de faire le tour de notre Fan Club ? lui demande le Président, enthousiaste.
— À vrai dire, je viens tout juste d’arriver.
— C’est parfait ! Nous le ferons ensemble, alors ! Venez, par ici.

Huguette ne supporte pas qu’on lui donne des ordres. Mais pour le bien de son enquête, elle le laisse croire qu’il a le pouvoir de lui en intimer et elle le suit comme son ombre. Quelques enfants et leurs amis Pokémons les suivent : il semblerait que l’endroit vers lequel ils se dirigent, derrière une tenture rouge opaque, est un des endroits les plus prisés du Fan Club.

Le Président pouffe de rire en se faisant bousculer par un Lixy pressé derrière son jeune maître, et il invite Huguette à passer derrière la tenture. Huguette étouffe une exclamation de surprise. Elle ne s’attendait pas à cela.

Devant elle s’étale sur une longueur indéfinissable une ribambelle de tableaux artistiques accrochés au mur. Les peintures sont si nombreuses, les œuvres d’arts si multiples que ses yeux ne savent sur laquelle se poser en premier. Comme par réflexe, et surtout afin de maîtriser son environnement, Huguette dégaine son calepin et son crayon de papier.

— Fabuleux, n’est-ce pas ?

Huguette examine le tableau le plus grand qui se trouve directement face à elle. Il a été placé ici, à l’entrée de ce musée, indubitablement pour en mettre plein la vue. Il s’agit d’une peinture à l’huile datant probablement d’une époque antécédente au quinzième siècle. Elle n’est pas très douée en histoire de l’art, mais elle sait que la profondeur de champ dans la peinture n’a été maîtrisée qu’à partir de la Renaissance au quinzième siècle par un artiste étranger à la région de Sinnoh. Cette peinture-ci ne comporte aucune perspective et elle a bien du mal à reconnaître les formes qui y sont représentées. En décortiquant chaque centimètre-carré de la toile, elle finit par reconnaitre ce qui est la représentation difforme de centaines de Keunotor construisant un barrage au beau milieu d’un large fleuve. Loin derrière, mais toujours au premier plan — foutu perspective cavalière ratée ! — des ombres indescriptibles dansent dans l’obscurité.

— Ce sont… ?
— …des esclaves.

Huguette se surprend à tchiper, et se maîtrise tout de suite après. Elle a été surprise par le terme employé par le Président. Il est le seul blanc qu’elle a rencontré depuis le début de son enquête à avoir employé le terme « esclave » sans aucune honte. Quelque chose de chaleureux s’empare de sa poitrine. Du respect, peut-être ?

— Vous vous trouvez dans l’aile du musée dédiée à l’Art Esclavagiste.
— L’Art Esclavagiste ?
— Il a bien fallu lui donner un nom.

Huguette note dans son calepin, « Art Esclavagiste », et entoure les termes deux fois.

— Je ne savais pas que cela existait.
— Nous non plus, avant que nous fassions des recherches approfondies ces dix dernières années. Mon épouse avait en sa possession un petit pendentif familial dans lequel se trouvait une minuscule peinture à l’huile qui m’intriguait beaucoup. En l’étudiant, je me suis rendu compte qu’elle représentait quelque chose qu’aucun historien de l’art n’a jamais étudié : l’art des esclaves.

À mesure qu’il lui narre le récit de ses découvertes, le président du Fan Club Pokémon l’entraine dans l’immense galerie artistique. Huguette laisse son regard se perdre parmi le flot de peintures, ne s’arrête que quelques secondes sur les détails les plus étonnants, sur les représentations les plus stupéfiantes.

— Avec notre équipe de bénévoles, poursuit le Président, nous avons fait le tour de toutes les banlieues, de toutes les cités, de toutes les communautés qui auraient pu détenir des œuvres d’art qui représentaient des esclaves. Nous nous sommes rendus compte que certaines peintures avaient été peintes par des esclaves et d’autres par des propriétaires d’esclaves. Mais il existe aussi des objets artistiques confectionnés par les esclaves, et pas seulement humains. Des Pokémons aussi ! Vous les verrez à l’étage.

Il pointe de son gros doigt boudiné la baie vitrée au-dessus de leur tête et Huguette décèle au loin, derrière le vitrage, une espèce de flûte taillée dans l’os. L’œuvre d’un Mélokrik ? Ou peut-être celle d’un Castorno ? Elle a hâte de grimper à l’étage pour observer l’instrument de musique de plus près.

— Celui-ci est mon préféré.

Huguette se tourne vers un minuscule tableau. Malgré la petite taille de l’œuvre, elle reste pétrifiée de stupéfaction devant la précision des traits et les teintes colorées et lumineuses de la peinture. Cette fois-ci, elle n’a aucune difficulté à reconnaître les éléments qui figurent sur la toile malgré le style impressionniste de l’œuvre. Il s’agit d’un grand port marchand duquel s’approchent des galères typiques du voyage naval de longue distance. Des Etourmi tournoient au-dessus des voiles des navires marchands tandis que des Babimanta aux détails précis bondissent sur les vagues calmes qui disparaissent en sfumato. Aucun être humain n’est représenté sur la toile, mais de fins coups de pinceau droits et réguliers laissent deviner leur présence en tout point de la scène.

Huguette lit l’écriteau collé au mur, à côté du cadre en bois : « "Débarquement d’esclaves", artiste anonyme. »

— Vous reconnaissez ce bâtiment ?

Le Président fait glisser son doigt à quelques millimètres de la toile et lui indique un bâtiment moderne à deux étages. Huguette fronce les sourcils.

— Il s’agit de la bibliothèque de Joliberges. On la reconnait au pont-levis en bois juste derrière.

Huguette se souvient que quelques pages plus tôt dans son calepin, elle a déjà noté le nom de cet endroit comme future destination pour son enquête.

— Je ne comprends pas. La bibliothèque ne date pas de l’époque esclavagiste, il me semble.
— En effet. C’est une des particularités de l’Art Esclavagiste : l’anachronisme. Quelle que soit l’époque à laquelle les toiles sont peintes, les artistes de ce courant très particulier aiment ne pas se soucier de la temporalité des évènements. On peut très bien retrouver un objet datant de l’Antiquité dans une toile peinte au Moyen-Âge, tout comme on peut voir sur cette peinture-ci qui date d’un peu moins d’une centaine d’années la présence d’un bâtiment contemporain dans une scène du Moyen-Âge.
— C’est… splendide.

Huguette ne se lasse pas de la contemplation de cette minuscule toile, et le Président ne s’en incommode pas. Lui-même se perd dans ses rêveries. Le cerveau de la journaliste bouillonne de questions, en particulier quant à la présence de navires internationaux dans les eaux de Joliberges.

— Pourquoi avoir choisi Joliberges pour dépeindre le débarquement d’esclaves ? questionne-t-elle en faisant chauffer son crayon à papier.
— Parce que c’est à Joliberges que débarquaient les galères qui approvisionnaient Sinnoh en esclaves, répond simplement le Président.

Le crayon d’Huguette se frise sur son calepin. Elle note avec horreur le mot « approvisionnement ».

— C’est un mot un peu fort, tout de même.
— L’Histoire ne nous permet malheureusement pas de la juger. J’emploie le verbe « approvisionner » car c’est le verbe qu’il faut employer dans le champ lexical du commerce.

À nouveau, Huguette griffonne avec dégoût le mot « commerce ».

— Il ne faut pas avoir peur des faits historiques, réplique le Président qui a détecté son sentiment de répulsion. Il a existé pendant plusieurs siècles à Sinnoh un commerce de Pokémons esclaves que l’on approvisionnait depuis l’étranger. Les grandes manufactures de l’époque employaient ces puissances fraîches et disponibles afin de produire des biens qu’ils envoyaient ensuite à l’étranger pour boucler leurs contrats. C’était un cercle vertueux à l’époque : on recevait des Pokémons depuis l’étranger et on renvoyait une partie de leurs productions en échange.
— Pourquoi avoir eu besoin d’esclaves ? Il n’y avait pas assez de travailleurs ?
— Vous savez, le mot « esclave » est relativement nouveau. Ce n’est qu’à posteriori, et en vérité ce n’est que ces dix dernières années, que nous parlons « d’esclaves ». Avant, nous les nommions des Forçats, pour faire référence à leur force incalculable. C’est grâce à eux que Sinnoh a pu briller sur le plan technologique avant toutes les autres régions de l’archipel, et que nous sommes actuellement la région la plus riche de l’océan.

Huguette prend des notes à la volée. Elle a de plus en plus de mal de rester calme face aux révélations qui lui sont faites.

— Comment s’organisait ce commerce ?
— Oh ! c’était très bien ficelé. Les esclaves débarquaient en galères à Joliberges, étaient acheminés jusqu’ici à Unionpolis où s’organisait un grand marché aux esclaves dans lequel les riches propriétaires de manufactures achetaient les Pokémons qui les intéressaient avant de repartir avec vers leurs propriétés.

Le Président lui indique une nouvelle toile. Il s’agit d’un portrait. Le cœur d’Huguette se sert dans sa poitrine lorsqu’elle reconnait le Pokémon représenté sur la peinture, et sa main se porte naturellement sur la Pokéball de Doni à sa ceinture. Il s’agit d’un Dinoclier tiré par une corde par une main blanche qui sort du cadre. Quelque chose d’autre attire cependant son attention. Autour du cou du Dinoclier esclave, une petite babiole pendouille le long d’un collier tressé : un morceau d’os incurvé. Exactement de la même forme que le vieux grigri suspendu, caché, le long de sa propre poitrine. Le dernier souvenir de sa défunte mère.

— Et les humains dans tout cela ? demande Huguette, le cœur serré.

Le Président reste muet quelques secondes. Il réfléchit, hésite. Huguette a décelé, pour la première fois chez lui, un malaise.

— Et les humains esclaves ? précise Huguette en forçant sur son crayon qui menace de rompre.
— Vous savez, les Pokémons ont toujours été les propriétés des humains.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que si l’on transportait des Pokémons par galère, vous imaginez bien que ce n’étaient pas des Pokémons sauvages que l’on aurait pourchassés dans la nature…

Huguette reclape son calepin avec fermeté.

— Monsieur le Président, est-ce que vous êtes en train de me parler de rafles d’humains et de Pokémons ?

Le Président se mord la langue. Après un long moment, il répond enfin :

— Heureusement, tout cela s’est passé à l’étranger.

Huguette se renfrogne. Elle en a trop entendu. Elle a envie de crier, de hurler, de faire exploser la rage de ses ancêtres qui s’est accumulée tout au long des générations d’exploités. Le président du Fan Club Pokémon lui pose une main sur l’épaule.

— Ne condamnez pas les descendants de ceux qui ont commis ces crimes. Voyez-vous, certaines personnes aimeraient qu’une partie de notre passé n’ait jamais existé. Nous, nous tenons à reconstituer le puzzle de nos origines. Pas par fierté. Par dignité.

*

Huguette ne sait plus depuis combien de temps elle est assise sur ce banc. Il fait froid, le soleil commence à disparaître dans un pêle-mêle de couleurs orangées, caché par de gros nuages menaçants, et le parc se vide petit à petit. Elle a eu besoin de respirer. Elle a eu besoin de prendre une bonne bouffée d’air glacial pour se remettre les idées en place.

Elle ressort de son entretien avec le Président du Fan Club Pokémon avec un sentiment mitigé de dégoût et de soulagement. Avoir entendu son vieux père lui raconter pendant son enfance toutes les légendes les plus extravagantes sur les souffrances de leurs ancêtres aura eu au moins l’effet de ne pas la faire tomber de trop haut face à la réalité de ce qui a existé à Sinnoh. Pendant des centaines d’années, des Pokémons et des humains ont été arrachés à leurs familles, à leurs patries, et ont été acheminés sur ce continent afin de déployer toute leur énergie à enrichir des gens qu’ils ne connaissaient pas, avant de mourir oubliés et de disparaître dans l’histoire, cachés par les descendants de leurs tortionnaires. Ne restent plus que des communautés éparses, des humains qui partagent avec elle une couleur de peau halée : ni le noir de l’esclave, ni le blanc de l’esclavagiste. Leur histoire a été effacée, lavée, déteinte, dénuée de sens. Ils n’existent plus.

Huguette a besoin de se palper, de se toucher. Il faut qu’elle se rassure. Si elle n’existe pas, est-elle tout de même bel et bien vivante ? En frottant ses mains sur son corps, elle touche l’objet qui pend sous son manteau. Il lui faut le voir absolument. Simplement pour constater qu’il est toujours là, qu’elle est toujours là. Sa mère lui a légué en héritage le seul objet de valeur qui existait à ses yeux : ce vieux grigri. Ce bout d’os d’un être vivant non-identifié qui symbolise tout ce qu’elle a été, tout ce qui a failli être oublié à jamais.

Dans le creux de ses mains, Huguette détient son passé, son code génétique, ses racines, ses origines. Ce vieux grigri, similaire à celui qui pendouille au cou d’un Dinoclier disparu dans les limbes du passé, est tout ce qu’il reste de ce passé perdu. Il lui revient le devoir de le faire persister.

Huguette essuie une larme qui coule sur sa joue. À quelques bancs du sien, un artiste de rue joue de la mandoline. Son Chimpenfeu fait la roue et attire les applaudissements des derniers promeneurs.

— « Quand tu chantes, je chante avec toi, Liberté
Quand tu pleures, je pleure aussi ta peine
»

Voilà tout ce qu’il reste du marché aux esclaves d’Unionpolis.

Si elle a ressenti le besoin de s’assoir sur ce banc particulier, c’est que le Square Paisible est le lieu exact où se trouvait, jadis, le point central du commerce d’esclaves de Sinnoh. C’était ici, entre ces arbres, que se déroulait chaque samedi une gigantesque vente de Pokémons et de leurs maîtres humains. À la place de ce banc devait se trouver une estrade où pouvaient être palpés les boucliers métalliques des Dinocliers, pour en vérifier la solidité. À la place de la poubelle en plastique devait avoir existé un étalage où étaient alignés les maîtres des Dinocliers esclaves, attendant d’être vendus à des propriétaires de manufacture. À l’endroit exact où se trouvaient le musicien et son Chimpenfeu devait s’être trouvé un autre musicien, troubadour sans doute, avec son propre Chimpenfeu amusant la galerie pour se faire quelques petits sous.

Huguette les voit, les fantômes de ses ancêtres, déambuler, parader, patienter, dépossédés de leur dignité. Que reste-t-il d’eux ? À quoi tout cela a-t-il bien pu servir si, des siècles plus tard, leur descendante se retrouve assise au même endroit, aussi abattue qu’eux, et en possession d’un Dinoclier dont les chaînes ont été remplacées par une Pokéball.

Au loin, un spot lumineux éclaire le plafond nuageux depuis les gratte-ciels. Le centre-ville est en ébullition : il doit s’y dérouler un Concours Pokémon particulièrement haletant. En ce moment-même se reproduit le marché aux esclaves, modernisé certes, mais suivant le même procédé. Des Pokémons paradent, liés à leurs propriétaires par des Pokéballs, et attendent d’obtenir une note assez élevée que pour être remarquée par des professionnels du show-business qui leur promet une grande carrière dans l’évènementiel. Des Pokémons et leurs maîtres sont actuellement utilisés pour enrichir toujours les mêmes personnes, ceux qui n’ont aucun autre talent que celui de posséder de l’argent.

Huguette ressent le besoin d’extérioriser sa désolation. Elle pense à Pierrick. Elle sait qu’elle peut lui faire confiance. Elle pianote sur le clavier de sa Pokémontre quelques mots, puis les efface. Elle ne sait pas comment exprimer sa détresse. Elle préfère passer comme d’habitude par le dessin. Elle sélectionne l’application adéquate et trace le visage triste d’un Pachirisu, puis l’envoie. Presque instantanément, elle reçoit une réponse de Pierrick.

« Bonjour.
Je suis actuellement en voyage à Littorella jusqu’à la mi-décembre. Je répondrai à votre sollicitation dès mon retour.
Pierrick Delforge. »

Huguette n’en revient pas. Pierrick a programmé sa Pokémontre pour ne pas être dérangé. Pourtant, elle pensait être devenue une personne importante dans sa vie. L’avait-il utilisée pour son plaisir personnel ? Non, ça ne pouvait être cela. Il devait être très sérieux dans son travail, voilà tout. Après tout, n’avait-il pas préparé son voyage depuis des semaines ? Ne lui avait-il pas fait comprendre qu’il était très anxieux à l’idée de proposer une collaboration au laboratoire du Professeur Sorbier, à Littorella, et qu’il valait mieux qu’il reste concentré durant toute sa négociation avec les scientifiques ? Non, Pierrick est un brave jeune homme. Il est d’ailleurs très jeune par rapport à elle. Peut-être trop.

Huguette pousse un cri de détresse. Elle ne peut plus supporter cette solitude sur son banc, au milieu des fantômes de ses ancêtres. Ils lui font perdre la tête. Elle se lève sur un coup de tête et quitte le Square Paisible.

**

La pluie tombe drue depuis une bonne heure à présent, mais elle n’en a que faire. Elle a erré sans but dans les rues d’Unionpolis, s’écartant toujours plus du centre-ville répugnant, et a finalement pénétré dans une jolie partie de la métropole. Avec ses maisons anciennes et ses nombreux espaces verts, la banlieue résidentielle d’Unionpolis a un certain charme. Cependant, en voyant défiler sous ses yeux les vieilles bâtisses de plusieurs étages, aucune mitoyennes, elle ne peut s’empêcher de penser qu’à une époque, ce quartier devait être celui des riches commerçants ayant fait leur beurre au marché des esclaves.

La nuit est tombée sur la capitale de Sinnoh, et Huguette n’arrive pas à se remettre en route pour son hôtel. Quelque chose la contraint de rester dans les rues désertes et menaçantes de la banlieue résidentielle. Une présence invisible, comme une force impalpable, conduit ses jambes fatiguées et ses pieds frigorifiés dans une direction qu’elle ne connait pas. Enfin, elle débouche au coin d’une ruelle sombre, sur une large place publique circulaire au centre de laquelle est érigée une magnifique cathédrale à l’architecture radicalement différente de tout ce qu’elle n’a jamais vu dans sa vie. La cathédrale possède des vitraux qui lui donnent un air accueillant, des colonnades soutiennent sa structure qui menace de s’effondrer sur elle, et son toit en pointe semble vouloir grimper toujours plus haut dans le ciel.

Huguette est pétrifiée par la beauté de l’infrastructure religieuse. Quelque chose en elle lui donne envie d’y pénétrer malgré l’heure tardive. Elle se sent comme irrémédiablement attirée par la cathédrale. Elle a envie de fusionner avec elle. C’est comme si le bâtiment lui ouvre les bras. Elle sait qu’en l’embrassant, elle va oublier tous ses problèmes et le poids sur son cœur disparaîtra. Elle ferme les yeux et fait un pas en avant.

Watch out !

Une boule d’obscurité traverse la place publique et s’écrase sur la cathédrale. Un cri de douleur déchire le ciel et la forme d’un gigantesque spectre se dessine au sol, avant de disparaître dans l’ombre des pavés.

Huguette s’est jetée en arrière, morte de trouille. Les combats de Pokémons l’ont toujours terrorisée. Elle met donc un certain temps à se remettre de ses émotions, tandis qu’une très grande et très fine dame s’approche d’elle. Elle est affublée d’une épaisse robe violette assortie à son exubérante coupe de cheveux de la même teinte. Au-dessus de sa tête flotte une espèce de magicien, couleur aubergine, caché sous un énorme chapeau.

— Tu n’es pas blessée, madam ?

La dresseuse s’adresse à elle avec un accent qu’elle n’a jamais entendu : ses sons voyelles sont allongés et ses consonnes claquent plus sèchement dans sa bouche.

Huguette dodeline de la tête et préfère se relever sans son aide.

— Tu peux remercier my Magirêve. Sans elle, ce Noctunoir t’aurait complètement aspirée hors de la reality.
— Ce… quoi ?
— Noctunoir, tu ne connais pas ? Dusknoir… c’est bien Noctunoir qui t’as attaquée, n’est-il pas ?

Huguette est perplexe. C’était donc un Pokémon qu’elle a vu disparaître dans les ténèbres.

— Alors… ce sentiment d’apaisement… réfléchit-elle à haute voix.
— Les Noctunoir sont dits d’être les catalyseurs des âmes errantes. S’ils te touchent, tu es complètement vanished.

Huguette ne comprend pas tous les mots que sa sauveteuse emploie, mais elle la remercie d’un signe poli de la tête.

— Tu ne possèdes pas de Pokémon ? s’inquiète la dresseuse élégante dans un accent frigorifiant.

Huguette hésite et préfère mentir, pour le bien de Doni.

— C’est dangerous par ici. Il y a beaucoup de spirits errantes que les Noctunoir aiment beaucoup aspirer.

Les fantômes de ses ancêtres. Cette femme connaitrait-elle l’histoire d’Unionpolis ?

— Ce bâtiment religieux est-il lié au marché d’esclaves qu’a connu Unionpolis par le passé ?

Huguette se sent toujours mieux quand elle adopte sa casquette de journaliste.

— Des esclaves ? Slaves, right ? Je ne sais pas, je ne connais pas ces légendes urbaines.

Huguette préfère ne pas la contredire sur le terme « légende » qu’elle a employé. S’il y a une chose qu’elle a compris dans son métier, c’est qu’il est toujours préférable de ne pas contrarier une personne à qui on veut soutirer des informations. Elle préfère poursuivre son questionnement sur le bâtiment.

— Vous connaissez le rôle de ce bâtiment ?
— C’est le Foreign Building, révèle la dresseuse. Le « Bâtiment Etranger », n’est-ce pas ? Ma famille a beaucoup travaillé pour qu’il soit construite.
— Votre famille ? Vous êtes une célébrité dans le coin ?

La dresseuse a l’air vexée par la question.

— Comment ? Tu ne me connais pas ? C’est amusant, indeed. Je suis la grande Kiméra, championne indétrônable des Concours de Pokémon, et Gym Leader d’Unionpolis !

Elle adopte une posture de conquérante, comme si elle se trouvait sur scène, et son Magirêve répète une chorégraphie qu’il a probablement l’habitude d’adopter lors de leurs représentations.

— Et vous avez fait bâtir cette cathédrale ?
— Oui, c’est cela. Chez nous, dans notre pays, nous avons l’habitude de nous recueillir pour prier notre dieu. Ici, ma famille — je te parle de mes ancêtres, n’est-ce pas ? — a été profondément choquée de la pauvreté religieuse du continent. Nous avons donc bâti ce grand bâtisse en l’honneur de notre divinité.
— Arceus ?
Itself ! Mais à présent, c’est devenu un lieu de recueillement pour tout un tas de personnes qui ne connaissent pas la vraie religion de nos ancêtres.
— Je vois.

Huguette préfère couper court à la conversation. Elle a cerné le personnage. Il ne lui en faut pas plus, surtout après une si rude journée émotionnellement.

— Merci à vous. Bonne soirée.

Sans ajouter un mot, elle laisse la descendante de propriétaire d’esclaves seule devant son dieu Arceus.

La nuit est bien entamée lorsqu’elle se retrouve enfin au creux de son lit. Doni s’est blotti contre elle. La pluie continue à tomber dru contre sa fenêtre. D’habitude, cela l’aide à s’endormir en lui rappelant le bruit des vagues. Cette nuit, il lui est impossible de fermer l’œil. La Mémoire Ball de Doni repose sur sa table de chevet. Demain, il faudra qu’elle l’y renferme à nouveau.

Cela lui fait penser immédiatement à la peinture du Dinoclier esclave, tiré par une corde. Finalement, en quoi est-elle si différente de ses ancêtres ?

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